Le monologue Ce que j’appelle oubli (2011), incarné sur scène avec engagement par le comédien Luc Schiltz et mis en scène par Sophie Langevin, part d’un fait divers inhumain de 2009 à Lyon et parle de l’indifférence des gens à l’égard de la victime.
Un jeune homme entre dans un supermarché, il a soif et au rayon des boissons prend une canette de bière, l’ouvre et la boit d’un trait. Quatre vigiles surgissent, emmènent l’homme dans la réserve et là, s’emparent de lui et le battent à mort.
L’auteur Laurent Mauvignier, connu et récompensé par de nombreux prix, est bouleversé par ce drame. Il veut le réinventer, « en faire une fiction pour la faire vivre », et pour lutter contre l’oubli. Il veut aussi la rapprocher d’un autre monologue comprenant une seule phrase de Bernard-Marie Koltès La nuit juste avant les forêts (une œuvre que Sophie Langevin a aussi mise en scène au Théâtre du Centaure). Le récit de Mauvignier, non-linéaire, muni de signes de ponctuation, est conçu comme un monologue intérieur d’un narrateur à l’identité mystérieuse, qui semble s’adresser au frère de la victime mais aussi au lecteur/spectateur.
Pour la metteure en scène, ce texte a « la puissance d’un chant pour tous ceux et celles qu’on oublie, contre ce monde brutal qui donne à la pauvreté et à la marginalité la couleur du rejet. » Il évoque entre autres les pensées et les réactions de la victime au moment des coups reçus, des bribes concernant sa vie, des souvenirs avec son frère, mais aussi le discours du procureur, des policiers, des journalistes, des voisins, puis les espoirs de la victime et surtout cette question lancinante : pourquoi moi, il s’interroge sur la raison du mépris de ses agresseurs.
Pendant l’attaque sauvage, la victime ne dit presque rien, les quatre se motivent l’un l’autre, ils se défoulent sur lui, agissent hors contexte, comme s’ils ne savent plus ce qu’ils font. « Ils se sont fait plaisir, voilà le fond de l’affaire... C’était leur jouissance à eux qu’ils étaient coupables… Il sait qu’ils vont lui casser la gueule, parce qu’il le voit à la façon qu’ils ont de s’envoyer des coups d’œil entre eux pour se motiver, ils s’amusent. »
Mettre en scène un tel texte, un monologue, un soliloque, sans actions en direct, demande à toute l’équipe, particulièrement au metteur en scène et au comédien engagement et inventivité pour accrocher l’attention du spectateur. Sur le plateau se détachent quatre panneaux en plastique transparent, disposés suivant le modèle d’une croix – la scénographie est signée Sophie Van Den Keybus. Ces panneaux, dont un seul tombe brusquement à un moment décisif, s’exposent ou s’estompent suivant le très beau jeu de lumières de Jef Metten et permettent au comédien divers déplacements sur scène, apparaissant en pleine lumière ou s’éloignant, parfois du côté du musicien poly-instrumentiste Jorge de Moura, dont la musique tantôt prolonge l’effet des paroles, tantôt permet de prendre quelque distance.
Sophie Langevin, dans un travail très sobre et efficace, met en valeur le texte qui donne au comédien Luc Schiltz l’occasion de montrer, de façon assez posée (il est le narrateur, non la victime) avec quelques gestes brusques, l’émotion contenue qui l’habite en disant et en revivant la torture de ce jeune homme dont il retrace la souffrance et le rejet. Être presque seul sur scène, avec un texte exigeant et face à un public dont il ne connaît pas les réactions, est une expérience qui inhibe quelque peu ; rejouer, ce qui est le cas, donne plus de confiance et libère certaines tensions. La performance de Luc Schiltz réussit à maintenir lors de la première la tension et à accrocher le public dans son rôle de narrateur sensible.
Ce que j’appelle oubli est un long poème poignant qui en dit long sur les violences de nos sociétés et sur nos amnésies par le truchement du calvaire d’un jeune marginal.