Un jour, en rentrant de l’école pour aller chez sa mère qui vient de divorcer, chose assez rare dans la France du début des années 1980 où se déroule la scène, Cédric Eeckhout découvre un tableau inattendu. D’humeur guillerette, car c’est son anniversaire, jour synonyme de cadeaux et de célébrations de sa (jeune) personne, il se rue dans la maison pour y trouver sa mère en pleurs, que ses frères aînés consolent. Abasourdi par cette image, certain que sa mère, confinée dans son chagrin, n’a pas vu son quatrième enfant faire irruption et qu’elle aurait été morte de honte qu’il la découvre dans un tel état, il quitte les lieux et, tel le comédien qu’il finira par devenir, rejoue son retour à la maison, cette fois-ci avec force irruption et salutations, donnant ainsi à sa mère le temps d’essuyer ses larmes, de se donner une contenance.
Et ce sera un tout autre tableau qui se lui présentera, sa mère ayant eu le temps de ravaler ses larmes et de jouer elle aussi la comédie, incarnant spontanément la mère heureuse de gâter son fils le temps d’une fête d’anniversaire, dissimulant les larmes pour encourager la joie, car c’est ce qu’elles font, ces combattantes au rang desquelles Cédric compte sa mère, qui vivait, après son divorce, dans une bicoque en plastique, véritable maison Playmobil froide et impersonnelle tandis que le paternel continuait d’occuper la maison d’architecte qui avait la préférence des enfants.
Ce souvenir est le point de départ du monologue final émouvant et lucide, qui condense en une vingtaine de minutes une certaine littérature française à connotation bourdieusienne. Il est la véritable charpente dramaturgique de la pièce, autour de laquelle Héritage se construit à rebours, à commencer par cette ingénieuse et touchante idée qui en découle comme logiquement. Ne voulant pas attendre que sa mère meure avant de lui consacrer une pièce, Cédric Eeckhout eut la certitude qu’il fallait lui rendre un hommage avant qu’elle ne trépasse, un hommage anthume pour ainsi dire. Afin de ne pas la priver de cette commémoration assez particulière dont un des agréables effets secondaires est d’évacuer l’idée même de la mortalité inhérente à ce genre de rituel, il crée la pièce non pas autour d’elle, mais avec elle.
C’est donc après l’avoir priée de prendre place parmi les spectateurs qu’il déploie ce monologue, comme s’il fallait à ce moment l’évacuer quand même de cette scène sur laquelle elle vient de raconter sa vie, comme s’il voulait, peut-être aussi, rappeler les temps premiers où le fils, comédien débutant, cherchait à impressionner sa mère du haut de la scène qu’il occupait.
Un parcours de combattante
Avant donc, la vie de Jo Libertiaux nous a été racontée par et à travers Jo Libertiaux elle-même. Un des premiers gestes émancipatoires de sa future existence de combattante fut d’exorciser la laideur du prénom dont on l’avait affublée en le réduisant à sa syllabe initiale dans un geste qui sera programmatique pour toute sa vie : à partir du moment où Georgette devient Jo, toute une gamme de petits gestes de résistance contre la répression des femmes s’esquisse. Subversion infime quand elle choisit une existence de coiffeuse parce qu’à l’époque, le choix de métier, pour une femme, était binaire – c’était sténodactylo ou coiffeuse – et que son père aurait voulu qu’elle devînt sténodactylo. Rébellion discrète encore quand elle dit aux parents finir son boulot à 18h30 au lieu des 17h30 véritables afin de gagner une petite heure pour prendre l’apéro en terrasse et batifoler avec les garçons du coin.
Pas de grands gestes héroïques à la Malraux donc, pour cette vie balisée, mais de menues façons de tenir tête où se lisaient déjà son parcours de combattante assoiffée de liberté, comme le suggère Cédric Eeckhout qui sur scène démultiplie la figure maternelle, jouée donc par Jo Libertiaux elle-même, mais aussi par son fils Cédric qui tour à tour revêt des tenues ayant appartenu à Jo. Sa vie se reconstitue aussi à travers les différents clichés capturés par une caméra et reproduits sur une toile et les innombrables boîtes qui jonchent la scène et dont on extrait tour à tour la garde-robe de Jo, cette démultiplication agissant comme en contre-point de la simplicité de cette existence, vie commune comme il y en eut tant.
Dans sa manière de systématiquement faire une lecture sociologique du monde, on pense à Édouard Louis : inscrit au collège de Jésuites, Cédric affirme ne jamais s’y être senti à sa place parmi tous ces futurs directeurs de société tout comme il voyait sa combattante de mère détonner du lot des mères en chemise à col relevé, elle qui venait le chercher avec son Alfa Roméo dont le klaxon imitait La Cucaracha, en sortant avec ses tenues colorées et ses longs talons aiguille. Contrairement à d’autres auteurs, dit alors Cédric, il n’a jamais eu honte de sa mère et, surtout, il n’a jamais écrit sur cette honte qu’on peut éprouver pour ses parents et qui est souvent caractéristique des transfuges de classe comme Louis.
Jo Liberté
Ah, les relations mère-fils, soupire Pauline Sikirdji (qui incarne ici différents personnages secondaires et signe l’accompagnement musical), comme pour ironiquement suggérer que sur ce sujet pérenne, surexploité en littérature, pour l’instant, il n’y a rien de nouveau sous le soleil des projecteurs scéniques, comme pour suggérer que Cédric Eeckhout sait très bien qu’il y a eu Cohen et Almodovar (et bien d’autres) avant lui, comme pour atténuer un peu le fait que toute cette autoentreprise de commémoration anthume, c’est quand même et aussi touchante qu’elle fût, par moments d’un sacré nombrilisme. Si ces petits clins d’œil ironiques n’ont pas toujours l’effet d’atténuation voulu, c’est aussi parce qu’il y a des moments où la pièce est trop programmatique dans sa volonté de montrer l’héroïsme des vies simples et de dénoncer le conditionnement sociologique à travers le cas d’étude d’un parent, l’artificialité du dispositif empêchant alors l’émotion de poindre.
À travers cette vie commune dont on pourrait questionner, Eeckhout le dit lui-même, la légitimité de sa mise en narration, sont traitées avec habileté autant de sujets éminemment contemporains : la toxicité masculine, les boomers et leur consumérisme à tout-va, consumérisme moins de nouveaux-riches que de survivants d’une guerre dont ils n’ont connu que les répercussions – les traumatismes, la peur du manque – et qui est exposé au cours d’une scène hilarante au cours de laquelle on empile sur la scène déjà tout en bric-à-brac le presse-agrumes électrique, les bigoudis autochauffants, la machine à croque-monsieur et mille autres ustensiles à la nécessité douteuse, que le fils raille tout comme il la reprend sur certains conditionnements sociaux d’antan, réflexes de boomeuse et d’enfant du patriarcat dont elle n’a jamais réussi de se dépouiller.
Cette pièce est ainsi le contrepoint lumineux d’un long-métrage sorti en salle il y a une semaine et qui raconte lui aussi l’héritage parental dont on ne peut se débarrasser, quoique et aussi désespérément qu’on le veuille : dans Le successeur, Ellias, un quadragénaire qui a conquis le monde de la haute couture, apprend que Jean-Jacques, son père tant haï qu’il a tout fait pour se construire contre lui, est mort. Retournant au Québec natal, où il retrouve son accent québécois tout comme son prénom d’avant sa métamorphose en directeur artistique, il y découvre un secret familial indicible, qu’il ne pourra qu’essayer de maintenir caché tant la découverte de l’horreur des actes paternels risquera d’annuler sa carrière à lui, Ellias devenant alors le complice involontaire et véritable successeur de Jean-Jacques.
Quand Cédric dit, vers la fin de son long monologue final, qu’il y a au fond de lui une femme qui lui permet d’être un peu moins homme, cela résonne comme une réponse pleine d’espoir au long-métrage de Xavier Legrand, aussi sombre et insoutenable qu’Héritage est touchant et lumineux, ces deux œuvres montrant que l’héritage qu’on nous lègue est toujours à double tranchant – et que notre liberté à nous est toujours limitée par l’étau que constituent nos géniteurs. C’est aussi cela que Cioran voulait dire quand il parlait de l’inconvénient d’être né.