L’organisation mondiale du commerce a sauvé sa peau à Genève en signant des accords d’ampleur, notamment sur la pêche, la santé et l’alimentaire alors que la famine menace à cause de la guerre en Ukraine

L’OMC en mode survie

d'Lëtzebuerger Land vom 24.06.2022

Compte tenu du nombre d’organisations internationales qui ont leur siège à Genève, les habitants de la ville et ceux qui viennent y travailler ont l’habitude des perturbations occasionnées tout au long de l’année par les assemblées générales et autres grandes conférences. Mais cette fois ils ont eu droit au grand jeu. Entre le 12 et le 16 juin, la tenue de la douzième Conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en présence des 164 ministres des pays membres et de plusieurs centaines de délégués, a été qualifiée de « défi sécuritaire » par la police genevoise. L’ensemble de la population a été invité « à limiter ses déplacements, à privilégier le télétravail, à ne pas utiliser ses véhicules privés, sauf impératifs, et à emprunter les transports publics ». Dans la zone de conférence, l’accès à plusieurs rues a été limité aux participants et aux ayant-droits pendant dix jours (soit trois jours avant et trois jours après), des pistes cyclables ont été détournées et six arrêts de bus et tram supprimés. Une restriction temporaire de l’usage de l’espace aérien a même été décidée, sans incidence sur les vols commerciaux de l’aéroport de Genève-Cointrin, mais avec une extension au ciel de la « France voisine ». La surveillance renforcée de l’espace aérien au-dessus la ville a été confiée à l’armée de l’air, tandis qu’en parallèle, avec un effectif de 700 militaires, l’armée de terre a mis en place pendant onze jours « un service d’appui pour soutenir les autorités civiles dans les mesures de sécurité et de surveillance ».

Pourquoi un tel déploiement, qui va très au-delà de ce qui est mis en place pour les conférences d’autres organisations genevoises ? En marge des ministérielles de l’OMC qui se tiennent en principe tous les deux ans dans différentes villes du monde, se déroulent aussi des manifestations d’opposants à la mondialisation. La première, à Seattle en 1999, avait été particulièrement violente. Depuis, des moyens exceptionnels sont mobilisés pour éviter tout dérapage, mais souvent (et heureusement) sans utilité. Ainsi à Genève la veille de l’ouverture de la conférence, une manifestation à l’appel de plusieurs associations paysannes n’a réuni que 500 à 600 personnes aussi déterminées que pacifiques.

Même si ses décisions impactent potentiellement tous les habitants de la planète, l’OMC reste une organisation peu connue du grand public. Elle est souvent assimilée à une organisation rattachée à l’ONU, comme l’Unesco ou l’Unicef, plus anciennes et plus connues. Son sigle français est même régulièrement confondu avec celui de l’OMS, qui est bien une agence spécialisée de l’ONU et dont le siège se trouve également à Genève, à quelques centaines de mètres de celui de l’OMC. En anglais aussi son sigle (WTO) est très proche de celui de l’Organisation mondiale de la santé (WHO). En réalité l’OMC n’est pas une émanation de l’ONU, même si elle travaille en étroite coordination avec elle. C’est la plus récente des grandes organisations internationales, puisqu’elle est née le 1er janvier 1995. Elle ne venait pas de nulle part, étant l’héritière directe de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, signé en 1947 et dont l’acronyme anglais GATT avait fini par être assez familier, à défaut pour le public de savoir à quoi servait cet organisme.

La GATT puis l’OMC ont reçu pour mission de réguler le commerce international en éliminant les restrictions aux échanges, notamment en obtenant des réductions de droits de douane, un objectif que le GATT a poursuivi en organisant des cycles de négociations internationales successifs comme le Kennedy Round (1964-1967) ou l’Uruguay Round (1986-1994). L’OMC s’est inscrite dans ses traces. En 1995, au moment de sa création, les droits de douane étaient en moyenne quatre à cinq fois plus élevés qu’aujourd’hui. Les négociations aussitôt lancées entre États membres pour les abaisser ont débouché sur des taxes très faibles sur les produits importés : 2,4 pour cent en moyenne en France, 3,4 pour cent aux États-Unis en 2017 alors que la moyenne mondiale était de 15,5 pour cent en 1994. La douzième conférence a eu du mal à voir le jour. Elle devait se tenir en juin 2020 au Kazakhstan, mais elle a dû être reportée en raison de la pandémie de Covid-19. Déplacée à Genève au début décembre 2021, elle n’a pas pu s’y tenir pour la même raison. Et la crise ukrainienne a longtemps fait douter de la possibilité de l’organiser en juin 2022.

De plus, son déroulement n’a rien eu du long fleuve tranquille, puisqu’il a fallu la prolonger de 36 heures (au grand dam des Genevois et des travailleurs frontaliers) pour parvenir à un consensus sur plusieurs points-clés. Apparemment cela valait le coup car, pour la directrice générale de l’OMC, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, c’est un « ensemble sans précédent d’accords commerciaux » qui ont pu être signés, qui vont « changer la vie des gens du monde entier ». L’OMC n’a toutefois pas publié dans l’immédiat les textes finaux des accords conclus, qui étaient surtout attendus dans deux domaines, la santé et la pêche. Pour satisfaire les revendications des pays en développement regroupés autour de l’Inde et de l’Afrique du Sud, un accord a été trouvé pour une levée temporaire des brevets concernant les vaccins anti-covid. Les pays riches qui possèdent les brevets ont limité la mesure aux cinq prochaines années et exclu les traitements et les tests, mais cet accord permettra aux pays en développement de produire des vaccins pour leurs besoins propres mais également pour l’exportation. Parvenir à cette entente a été compliqué car la question était sur le tapis depuis deux ans, avec des lobbies de la santé très actifs et une attitude très ambigüe de la Chine.

L’autre point de friction était la pêche, car le début des négociations remonte à 2001. L’accord qui vient d’être signé, quoique très édulcoré par rapport aux ambitions initiales, marque des avancées inédites en interdisant les subventions publiques, qui favorisent la pêche illégale, non déclarée et non réglementée et la pêche de poissons surexploités. La conclusion de l’accord a été longtemps bloquée par l’Inde qui faisait pression pour le maintien de ces subventions et pour obtenir des exemptions supplémentaires. Fait très significatif, la responsable d’une importante ONG écologiste américaine s’est félicitée « d’un tournant dans la lutte contre l’un des principaux facteurs de la surpêche mondiale ».

La conjoncture étant ce qu’elle est, l’OMC a également jugé bon de s’exprimer sur le risque de crise alimentaire à la suite de la guerre en Ukraine, qui oppose deux des plus importants pays exportateurs de céréales au monde. Bien que le conflit ne soit pas nommément évoqué, le texte comprend un engagement solennel « de ne pas imposer de prohibitions ou de restrictions à l’exportation » dans le but de faciliter le travail du Programme alimentaire mondial et éviter une famine. Malgré cela une vingtaine de pays dont l’Inde (pour le blé) et l’Indonésie (pour l’huile de palme) ont pris des mesures de limitation de leurs exportations !

Alors que l’OMC était considérée depuis quelques années en « état de mort cérébrale » , la réussite de la conférence acte en quelque sorte sa résurrection. Elle doit beaucoup à la ténacité de Ngozi Okonjo-Iweala, qui la présidait pour la première fois. Il s’agit d’un succès personnel pour la directrice générale qui, avant la réunion, avait déclaré qu’elle se satisferait d’un accord sur deux ou trois sujets (finalement il y en a eu six). Pendant la conférence elle n’a cessé de faire le lien entre certains membres, les pays développés occidentaux refusant de parler à la Russie. Elle est aussi parvenue à calmer le très revendicatif ministre du commerce indien Piyush Goyal qui, contre toute attente, a jugé la réunion comme « l’une des plus réussies depuis longtemps ». Il fallait en effet remonter à la conférence de Bali en novembre 2014 pour trouver trace du dernier accord multilatéral majeur.

Selon elle, « les résultats montrent que l’OMC est capable de répondre aux urgences de notre temps. Ils montrent au monde que ses pays membres peuvent se rassembler, au-delà des lignes de fractures géopolitiques, pour résoudre les problèmes relatifs aux biens communs ».

Manière de dire que l’organisation vient, par la même occasion, de « sauver sa peau » en montrant qu’elle a encore une raison d’être. L’OMC est en effet menacée depuis plusieurs années, de nombreux experts considérant que ses règles de fonctionnement, datant de plus de 25 ans, ne sont plus adaptées à la réalité actuelle et doivent être réformées en profondeur. Mais ce n’est toujours pas à l’ordre du jour faute d’un consensus, d’autant plus éloigné que l’opposition entre la Chine et les Etats-Unis interdit toute évolution et bloque même un des piliers majeurs de l’OMC, le règlement des différends.

Les ministres réunis à Genève ont appelé à « améliorer toutes les fonctions » de l’OMC et notamment à rendre pleinement opérationnel en 2024 le dispositif sur les différends, qui ne fonctionne plus depuis 2019, la nomination de deux des trois juges étant bloquée par Washington. Pour les Américains il s’agit d’une mesure de représailles vis-à-vis d’une organisation qui, selon eux, favorise trop les pays en développement et en particulier la Chine : cette dernière a, il est vrai, bien profité de son adhésion en décembre 2001, passant du septième rang mondial à la deuxième place en termes de PIB et pesant d’un poids toujours plus élevé dans le commerce international au moyen de pratiques jugées discutables, voire de tricheries pures et simples.

Comme le bras de fer qui oppose la Chine et les États-Unis ne pourra se régler qu’entre eux et à une échéance inconnue, le fonctionnement de l’OMC en sera durablement affecté avec le risque que d’autres pays membres ne ressuscitent les accords bilatéraux.

Georges Canto
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