Le conflit en Ukraine ne crée pas seulement des hausses de prix, mais aussi des situations de pénurie. Au-delà du drame humain, l’OCDE donne la mesure des conséquences de la guerre

Le prix économique de la guerre

d'Lëtzebuerger Land vom 17.06.2022

Le début de l’été marquera le début du cinquième mois de guerre en Ukraine. Le bilan humanitaire est déjà très lourd, avec des milliers de morts dont une majorité de civils et, selon une estimation publiée le 9 juin par l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), 4,8 millions d’Ukrainiens vivant actuellement en exil dans d’autres pays d’Europe. L’agression russe, inattendue par sa durée et son ampleur (avant le 24 février on s’attendait plutôt à une offensive limitée à l’est du pays, composé de provinces russophones séparatistes) a provoqué, par les destructions occasionnées et les sanctions décidées contre la Russie, une désorganisation totale de l’économie de la région avec un impact au niveau mondial.

Dans la dernière livraison de ses Perspectives économiques, parue le 8 juin et intitulée Le prix de la guerre, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évoque les conséquences sur les économies du conflit au travers de trois messages. Le premier est que la guerre va ralentir la reprise économique qui était pourtant bien engagée après presque deux ans de pandémie de Covid-19. En février 2022, l’économie mondiale était sur la voie d’une reprise solide, quoique inégale selon les régions, après la pandémie de Covid-19. Le conflit en Ukraine et les perturbations des chaînes d’approvisionnement, que les récentes mesures de confinement en Chine, dictées par la politique « zéro COVID » menée par ce pays, n’ont fait qu’exacerber, portent un coup sérieux à ce rebond. Selon les projections de l’OCDE, la croissance du PIB mondial devrait en conséquence ralentir fortement cette année pour s’établir autour de trois pour cent, un rythme maintenu en 2023. Ce taux est bien en-deçà de la réalisation 2021 (5,9 pour cent) et des prévisions faites en décembre 2021 (4,5 pour cent).

La plupart des pays membres de l’OCDE seront affectés, mais certains des plus durement touchés se situent en Europe, très exposée à la guerre en raison de sa dépendance énergétique et de l’afflux de réfugiés. Ces chiffres ont été confirmés par une publication de la Banque Mondiale le 7 juin. Pour les ménages, le ralentissement aura comme conséquence une réduction des perspectives d’emploi, alors que le chômage avait été considérablement réduit en sortie de crise sanitaire. Leurs revenus seront d’autant plus affectés qu’on observe depuis déjà plusieurs mois une baisse de leur pouvoir d’achat, grignoté par le rebond de l’inflation. Précisément, le « deuxième message » de l’OCDE concerne l’intensification des tensions inflationnistes.

Avant même le début du conflit, un mouvement de hausse des prix avait été enclenché par les difficultés d’approvisionnement de divers produits, observées dans l’économie mondiale au second semestre 2021 et au début de 2022, comme conséquence de la forte reprise post-Covid. Mais il était alors admis que le phénomène aurait un caractère temporaire. La guerre à l’est de l’Europe a anéanti cet espoir. Compte tenu du poids de la Russie et de l’Ukraine dans certaines productions agricoles et alimentaires, ainsi que dans l’énergie, d’importantes hausses de prix ont été enregistrées, aggravées par la dégradation continue du fonctionnement des chaînes d’approvisionnement. À eux deux, ces pays représentaient trente pour cent environ des exportations mondiales de blé, une proportion qui était de vingt pour cent pour le maïs, les engrais minéraux et le gaz naturel, et de onze pour cent pour le pétrole.

Les nouvelles projections de l’OCDE montrent l’ampleur et la dimension mondiale de l’impact de la guerre sur l’inflation, qui a d’ores et déjà atteint des niveaux inédits depuis quarante ans en France, au Luxembourg et aux États-Unis et depuis 70 ans en Allemagne ! Pour les pays de l’OCDE, la prévision de hausse est de près de neuf pour cent en 2022, soit exactement le double du taux observé entre septembre 2020 et septembre 2021 au moment de la sortie de la crise sanitaire. L’allègement progressif de certaines tensions sur les chaînes d’approvisionnement et sur les prix des matières premières devrait commencer à faire sentir ses effets courant 2023, mais l’inflation sous-jacente (après déduction de l’incidence des prix de l’énergie et de l’alimentation) devrait néanmoins rester élevée par rapport aux objectifs des banques centrales de plusieurs grandes économies avancées à la fin de 2022 et les inciter à augmenter leurs taux.

L’inflation, quand elle est trop vive, dissuade les ménages ou les entreprises d’acquérir certains produits qui restent néanmoins disponibles. Le problème aujourd’hui est que la guerre ne crée pas seulement des hausses de prix mais aussi des situations de pénurie. C’est là le troisième message de l’OCDE. « En l’absence de toute intervention, le risque d’une crise alimentaire est grand » peut-on lire dans le document publié le 8 juin. Tandis que vingt millions de tonnes de céréales pourrissent dans des silos ou des cargos bloqués dans le port d’Odessa, la famine menace, en particulier les habitants des pays à faible revenu qui sont très dépendants de la Russie et de l’Ukraine pour leurs produits alimentaires de base. Des pays comme le Soudan, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie importent plus de 90 pour cent de leur blé de Russie. La Libye, la Tunisie et le Liban dépendent surtout du blé ukrainien (45 à 65 pour cent). Des troubles sociaux pourraient survenir dans des pays déjà pauvres et instables. L’Égypte, avec plus de cent millions d’habitants et qui importe un quart de son blé d’Ukraine, suscite des inquiétudes.

L’OCDE admet que ses perspectives sont entourées d’une grande incertitude. Ce qui signifie en réalité qu’elles pourraient être pires ! Un ralentissement plus marqué de la croissance voire une récession pourraient survenir si la guerre se poursuivait et dégénérait en crise énergétique grave à l’automne. Si actuellement le grand public voit surtout les conséquences énergétiques du conflit dans la hausse des prix des carburants et du gaz, rien ne dit que des pénuries ne se produiront pas à mesure que les sanctions contre la Russie vont se durcir. De brusques relèvements de taux par les banques centrales - un mouvement largement entamé aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Asie – iraient aussi dans le sens d’un ralentissement accru, sans compter un autre facteur susceptible de freiner l’activité, que l’on a eu un peu tendance à oublier : le Covid-19 avec d’éventuels nouveaux variants « plus agressifs ou contagieux ».

Forte décélération au Luxembourg

Selon l’OCDE, le rythme de la croissance au Luxembourg devrait être divisé par deux et demi en une seule année ! En effet après avoir atteint environ 7 pour cent en 2021, année de rattrapage il est vrai, il devrait s’établir aux alentours de 2,9 pour cent en 2022 et 2,1 pour cent en 2023. L’activité resterait quand même soutenue grâce à l’investissement, notamment la construction résidentielle, et à la dépense publique.

La confiance des entreprises est solide et 70 pour cent des firmes industrielles font état de carnets de commandes remplis. La construction de logements progresse, même si le marché ralentit en raison du relèvement attendu des taux d’intérêt.  La croissance de l’emploi et des salaires « restera robuste » : en effet le redressement du marché du travail est net, avec un taux de chômage de 4,7 pour cent et une hausse du pourcentage d’emplois vacants. En revanche, la prolongation de la guerre en Ukraine pèsera sur la confiance des ménages, qui a atteint son point le plus bas depuis avril 2020, et sur leur consommation. Celle-ci avait résisté au premier trimestre 2022 malgré les restrictions liées au Covid-19 dans le commerce de détail jusqu’en mars. Mais elle sera inévitablement affectée par la forte inflation, l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) ayant atteint 9,1 pour cent en mai, en glissement annuel ! Un taux inconnu depuis 40 ans et inhabituel dans un pays où la moyenne de hausse des prix entre 1960 et 2021 a été de 3,3 pour cent par an. L’augmentation n’avait pas dépassé 2,5 pour cent en 2021, même en tenant compte de l’accélération en fin d’année. Elle pourrait rester à un niveau élevé, compte tenu de l’inflation sous-jacente. Les salaires et les prestations sociales ont été revalorisés de 2,5 pour cent le 1er avril dans le cadre de leur indexation automatique sur les prix. Mais l’OCDE recommande de prendre également des mesures ciblées de soutien aux ménages modestes affectés par les prix de l’énergie.

Les prévisions de la Banque Mondiale

Dans ses Perspectives économiques mondiales, la Banque Mondiale prévoit qu’au niveau planétaire la croissance devrait chuter de 5,7 pour cent en 2021 à 2,9 pour cent en 2022, soit une division par deux et un rythme nettement inférieur aux 4,1 pour cent prévus en janvier dernier. Cette situation devrait perdurer jusqu’en 2023-2024. La croissance des économies avancées ne sera plus que de 2,6 pour cent en 2022 contre 5,1 pour cent en 2021. En janvier dernier, avant le déclenchement de la guerre, la prévision était de 3,8 pour cent. La croissance devrait continuer à se tasser pour s’établir à 2,2 pour cent en 2023, en grande partie du fait de la poursuite de la suppression des mesures de soutien budgétaire et monétaire prises pendant la pandémie et même avant.

Dans les économies de marché émergentes et en développement, la croissance devrait également chuter, passant de 6,6 pour cent en 2021 à 3,4 pour cent en 2022, soit bien en dessous de la moyenne annuelle de 4,8 pour cent sur la période 2011-2019. Les conséquences négatives de la guerre en Ukraine éclipseront l’effet positif éventuel à court terme de la hausse des prix de l’énergie pour certains exportateurs de matières premières. À noter que les prévisions de croissance pour 2022 ont été revues à la baisse dans près de 70 pour cent des économies émergentes et en développement, notamment dans la plupart des pays importateurs de produits de base, ainsi que dans 80 pour cent des pays à faible revenu.

Georges Canto
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