« Le Py est derrière nous », a dû se dire Tiago Rodriguez qui remplacera Olivier Py dès la saison prochaine à la direction du Festival d’Avignon. C’est donc fort à propos, qu’il a choisi
La Cerisaie de Tchekhov pour faire table rase d’un passé qui a fait peau neuve cette année en changeant jusqu’aux sièges de la Cour d’Honneur. Le nouveau patron a recyclé les anciens bancs en bois mort des cerisiers qui ont cessé d’être en fleurs pour être empilés, désempilés, abattus et sciés telles les branches sur lesquelles est assis l’ancien monde. On l’aura compris, nulle mélancolie ni nostalgie dans ce Tchékhov qui n’a séduit ni le public, ni la critique, mais dans lequel nous avons vu une prise de pouvoir qui passe par le meurtre du père. Les teintes du crépuscule prennent les couleurs criardes du kitsch, et la langue chuchotée chère au maître russe accentue les accents verlans des parvenus. Le monde d’hier hésite entre ceux d’avant hier et de demain, en roulant à sens et à contre-sens sur les rails du temps posés sur la scène, avant de s’immobiliser sur le heurtoir de l’histoire. Isabelle Huppert, dans le rôle de
Lioubov, fait du Huppert, donc du névrosé, du faussement naïf et désabusé, promenant son spleen entre déni et renoncement, fatalisme et acceptation. Adama Diop campe un Lopakhine bipolaire, comme on dirait aujourd’hui, au ton tantôt conquérant et vantard, tantôt empathique, voire culpabilisé. Le couple est secondé par une troupe pas seulement multiculturelle, mais aussi inégale.
Nous avions commencé notre périple avignonnais par Kingdom, une création d’Anne-Cécile Vandalem, nouvelle égérie de la scène belge, coproduite par les Théâtres de la Ville de
Luxembourg. Retardés par une pluie diluvienne, spectateurs et actrices se sont retrouvés dans le froid humide de la taïga russe. La météo a donc accentué le naturalisme d’une pièce comme on n’en fait plus, une pièce dont le décor emprunte au réel comme au romantique et qui raconte l’histoire, plus près de Rousseau que de Tchékhov, d’un clan qui fuit la civilisation pour rebâtir un autre monde qui ne tarde pas à se transformer en cauchemar, où le délire paranoïaque le dispute à la réalité apocalyptique. Le jeu des acteurs est solide : les adultes ont du métier, les enfants de la fraîcheur et de la candeur pas si naïve que ça. À une époque où fiction signifie friction entre anciens et modernes, il est rassurant d’assister à une pièce où histoire ne rime pas avec ringard, et où le mot fiction n’est pas une injure.
Car c’est bien de cette problématique-là que nombre de productions se sont nourries en cette année post-pause-covid. Comme si l’entracte involontaire d’une année avait poussé la société entière à se demander comment se raconter des histoires, sachant que les contes de fées aujourd’hui se muent vite en comptes d’apothicaires. La trilogie Des Territoires, écrite et montée par Baptiste Amman et sa troupe, n’a que très imparfaitement répondu à ce défi. Divertissement plus que ravissement, café théâtre plus que drame épique, comique plus qu’humour : on ne s’ennuie certes pas tout au long des sept heures de ce spectacle fleuve, mais n’est pas Sophocle qui veut. Amman incarnait pourtant Oreste ici même, il y a quelques années, dans l’Orestie d’Eschyle, merveilleusement mise en scène à l’époque par le regretté Jean-Pierre Vincent. Des Territoires tisse certes un habile enchevêtrement entre les petites histoires d’héritage d’une famille de la classe moyenne et l’Histoire avec grande Hache où s’invitent Robespierre, Louise Michel et De Gaulle, c’est-à-dire Révolution Française, Commune de Paris et Guerre d’Algérie. Mais les Atrides chez Amman s’appellent Bidochon, et les frontières qui séparent les territoires sont ici des tristes périphériques qui délimitent des faubourgs, loin des murailles de Mycènes qui excitaient l’envie et la haine des Achéens. D’accord pour un théâtre de divertissement, mais à condition qu’il ne prétende pas revêtir les habits de l’analyse et de la révolte.
La démarche de Christiane Jahaty dans Entre chien et loup nous a beaucoup plus séduit. Sa troupe se propose de donner une nouvelle interprétation du film Dogville de Lars von Trier. C’est du théâtre dans le théâtre, de l’interaction dans l’action, de la vidéo (intelligente) dans la tragédie, de la comédie dans le drame. Nous nous sommes tous retrouvés dans la peau de ces personnages de bonne volonté qui accueillent avec la bonne conscience de ceux qui ont des privilèges celle qui a des malheurs, ici une réfugiée brésilienne qui semble sortir des rangs du public. Comme dans Der Besuch der alten Dame de Dürrenmatt, la vertueuse indignation initiale finit par se dissoudre dans la lâcheté égoïste et cruelle qui consent à ne partager que sa compassion. Tôt ou tard, sous le vernis de la civilisation, l’immoralité, mais surtout l’amoralité naturelle resurgit. « L’homme est un loup pour l’homme », écrit Hobbes dans le
Léviathan. À part quelques bémols, comme le long monologue bavard et moralisateur vers la fin, la mise en scène est virtuose, le jeu des acteurs jubilatoire, la jouissance du spectateur immense. Mais le miroir que Jahaty nous tend fera-t-il catharsis ? L’art engagé ne finira-il pas en dernier lieu, tel l’obstacle épistémologique de Bachelard, à retarder, voire à empêcher la révolution ? „Noch das äußerste Bewusstsein vom Verhängnis droht zum Geschwätz zu entarten“, écrit Adorno dans l’après-coup d’Auschwitz.
Faut-il alors reconnaître aux seules victimes et à leurs descendants le droit de parler des injustices qu’elles ont subies, d’en rire et d’en pleurer, d’en faire des tragédies et des comédies, des danses et des poèmes ? À l’image d’un Brett Bailey, acteur, danseur, metteur en scène et, pourquoi pas, chamane, originaire d’Afrique du Sud, dont le spectacle Samson raconte, que dis-je, chante, danse, peint et recrée le personnage biblique pour faire le procès du colonialisme, de l’esclavage, du racisme, bref de toutes les formes d’oppression et d’extermination. Il y a du Nitsch et du Nietzsche dans ce spectacle, et le miel qui sort du lion n’est pas de lavande, mais de fiel. C’est une messe, une fête, un rituel d’un extraordinaire syncrétisme où Kentridge, bien connu au Luxembourg, n’est jamais loin. À ces bacchanales africaines le public se sent convié et exclu à la fois, voyeur et voyou devant des cris de douleur et de colère, d’amour et de haine, de trahison et de solidarité. Fanon et sa célébration de la violence, applaudie par Sartre, pourrait avoir parrainé ce rite, véritable miroir posé entre opprimés et oppresseurs, maintes fois traversé, brouillant ainsi les cartes et prouvant par là que si l’histoire est écrite par les anciens vainqueurs, elle est dansée et chantée par ceux qui vont (provisoirement) vaincre, car l’éternel retour dionysiaque de Nietzsche triomphera fatalement de la marche apollinienne de l’histoire hegelienne.
Une autre façon d’aborder l’aporie est celle de la fable, procédé utilisé par l’ensemble
FC Bergman. Non, ce ne sont pas des footballeurs suédois, mais des acteurs et auteurs belges qui viennent renforcer la mythique équipe anversoise des Cassiers, Fabre et consorts. Dans Sheep Song, ils mettent en scène un mouton qui veut se faire homme et erre de troupeau en troupeau. Il se fait bipède, apprend l’écriture, rencontre un marionnettiste, le seul à parler ou plutôt à baragouiner. Celui-ci lui apprend des choses sur le sexe, et le moins qu’on puisse dire c’est que cet OTNI (objet théâtral non identifié) n’est pas de la masturbation intellectuelle. En essayant de se reproduire, la pauvre brebis ne fait qu’accoucher d’une chimère mort-née. On pense à Ovide et Kafka, mais la métamorphose ovine ne prend pas. La chirurgie non plus, et notre toujours animal finira par être goudronné et emplumé. La musique viendra cependant apporter une ultime consolation toute schopenhauerienne à cette fable aussi noire que le troupeau qui, à la fin, ne voudra plus de son ancien membre. Vaut-il donc mieux rester un mouton ? Zarathoustra ne sera-t-il donc jamais entendu, et le sage ne devrait-il jamais sortir de sa caverne imaginée par Platon ? C’est beau, c’est consensuel, mais aussi (un peu) Cheap Song.
On peut revenir aussi, en Avignon plus qu’ailleurs, à la leçon de Jean Vilar et recréer un véritable théâtre populaire. Faisant fi d’intellectualisme, c’est en observant et jouant qu’on se persuade alors de refaire le monde. Dans cet esprit est né en 2009, dans le Maine-et-Loire, le Nouveau Théâtre Populaire. En 6 heures et 30 minutes, qui paraissent 6 minutes et 30 secondes, il enfile Le Tartuffe, Dom Juan et Psyché de Molière, dans un spectacle où le seul titre est programme : Le Ciel, la nuit et la fête. Une vingtaine d’acteurs passionnés et candides alternant les rôles, trois metteurs en scène ne se poussant pas du col, des intermèdes parodiant les émissions people d’aujourd’hui avec des personnages d’hier, voilà la recette d’un retour aux sources de la farce et de la force molièriennes. Mais on peut aussi faire le pari inverse et abandonner le théâtre pour l’intellect et la discussion, en convoquant par exemple le toujours alerte centenaire Edgar Morin dans la Cour d’Honneur, via le virtuel. Mais qui venons nous admirer : l’intellectuel toujours brillant ou le sportif qui termine avec bravoure et panache le marathon de sa vie ?
Et puis, il y a l’humain pur, jamais dur. Emma Dante, habituée des lieux, propose deux pièces d’une heure. Dans Misericordia, trois prostituées vieillissantes s’occupent d’Arturo, retardé mental, autiste, qui n’aurait pas dû naître mais qui vit, heureux, espiègle, moqueur. C’est la misère de la pauvreté et de la maladie, posée quelque part entre le misérabilisme du réalisme italien et la poésie de Chaplin. Du pur Emma Dante avec trois femmes vêtues de noir comme leur humour, vociférant les mélopées du Sud, pleurant toutes les larmes de leur corps avant de rire aux éclats, empruntant à leur Sicile natale l’acidité des citrons et la douceur des amandes. Chapeau bas au formidable Simone Zambelli en Arturo ! Cette pièce sur la maladie est un hymne à la santé, comme la pièce suivante, sur la mort, est un hymne à la vie. Si dans nos contrées septentrionales, on commémore le jour des morts, en Italie du Sud on célèbre la fête des morts. La différence est de taille, car c’est le culte des morts qui définit au mieux la mentalité d’une société. Dans Pupo di Zucchero, un vieil homme solitaire s’essaie à confectionner la poupée de sucre qui sera avalée par les défunts : les trois sœurs belles comme une journée à la plage, la vieille tante qui se fait battre par l’oncle, la mère, seule Française dans ce quartier pauvre de Sicile, le père mort, jeune et beau, en mer. Pour notre plus grand plaisir, Emma Dante évoque et convoque une fois encore ses démons qui sont d’abord des anges.
Avec Le musée on finit sur l’horreur, c’est-à-dire en pleine actualité. Un terroriste, qu’on devine islamiste, passe la dernière nuit avant sa mise à mort en compagnie du détective qui l’a fait arrêter. Le Schlachthaustheater (sic) de Berne a coproduit ce spectacle d’une violence crue et retenue, où s’affrontent Henry Andrawes et Ramzi Maqdisi, deux monstres (de scène), dans un spectacle signé Bashar Murkus, auteur palestinien qui vit et travaille à Haïfa. Comme quoi, le théâtre aura toujours le mot de la fin. Une faim de paix où la « banalité du mal » est magistralement mise en scène par un Palestinien vivant en Israël.