La main gauche sur le clavier et la droite en retrait, Zala Kravos s’engage, et ne le fait pas qu’à moitié. Elle joue le diptyque Prélude et Nocturne op.9 signé Alexandre Scriabine. La particularité de cette œuvre, qui émeut et qui nous hante après (re)découverte, est qu’elle a été écrite pour la seule main gauche. Ces œuvres, marginales dans les répertoires des compositeurs qui se sont frottés à l’exercice, restent étonnantes et sacrément ludiques. Cinq doigts sur des touches noires et blanches qui confinent à l’émotion. La jeune pianiste slovéno-luxembourgeoise ne flanche pas. À 18 ans, Zala Kravos lance ainsi la nouvelle édition du Festival de piano organisé par le Centre des Arts Pluriels d’Ettelbruck (CAPE). Cette année, l’événement a été pensé autour du pianiste et compositeur russe Alexandre Scriabine (1872-1925). Pas le plus familier du grand public ; l’initiative est d’autant plus respectable. Surtout que lorsqu’on se penche sur le personnage, excentrique, et ses compositions, on se dit que quatre soirées dédiées ne seront pas de trop.
Pour le premier concert de la soirée de lancement donc, Zala Kravos enchaîne des œuvres de Scriabine et Chopin, puis excelle sur le Carnaval de Robert Schumann. Les clauses du contrat implicite avec l’auditoire sont remplies et même les plus récalcitrants auront du mal à trouver un bémol à son jeu. À l’entracte, quelques spectres errent sans but dans les couloirs du centre culturel. La buvette est fermée et forcément, on repense au bon vieux temps de la convivialité. Reste la musique live, qui se suffit à elle-même lorsqu’elle réveille quelque chose en nous.
Le pianiste allemand Severin Von Eckardstein prolonge la soirée. Il enchaine les cinq préludes op.16 de Scriabine, la tête dans le guidon. Une tentative d’applaudissement, entre deux préludes, provoque un regard noir du pianiste qui fait signe aux quelques spectateurs enthousiastes de tempérer leurs ardeurs. Son jeu, parfois peu commode, prend une toute autre tournure avec la sonate n°5 op.53. Un miracle, pour reprendre le mot utilisé par Scriabine lui-même pour décrire sa composition. Autre beau moment, un arrangement pour piano du merveilleux prélude de Tristan und Isolde de Richard Wagner, qui pourrait faire fondre un charbon ardent. Severin Von Eckardstein est chaudement applaudit.
Le lendemain, Pascal Meyer, membre de l’ensemble Lucilin mais avant tout, co-organisateur du festival, se prête lui aussi à l’exercice. Le style est maîtrisé, mais le choix des œuvres au programme, pas des plus judicieux. On remarque quelques têtes qui dodelinent puis sursautent. Signe d’assoupissement de l’audience face à des pièces musicales moins flamboyantes que celles entendues la veille. On en profite pour découvrir le livret conçu pour le festival, suffisamment éclairé et pédagogique pour être salué. Il y a en tout cas, toujours autant de monde, toute proportion gardée. Curieuse époque où une salle remplie au quart semble dorénavant être pleine.
Et voici venu le moment très attendu de la soirée. Le CAPE propose un ciné-concert interprété par la pianiste russe Helena Basilova sur les images de Aelita (1924) de Yakov Protazanov. Un film de science-fiction soviétique basé sur un roman d’Alekseï Tolstoï. On y suit les pérégrinations de Los, un ingénieur aéronautique jaloux et impulsif, qui rêve de s’envoler sur Mars et de s’unir avec la reine de la planète, Aelita. On retient des images fortes. La Terre qui rétrécit vue par le hublot d’un vaisseau spatial, des escarpins fourrés dans des bottes d’hiver ou encore un marteau et une faucille dans une environnement constructiviste. Helena Basilova illustre à merveille les images avec une bande son éclectique bien que signée à cent pour cent Scriabine. On aimerait prolonger l’expérience et suivre Los dans ses rêves martiens. Une proposition haut de gamme de la part du CAPE. La musicienne est ovationnée dans la précipitation. Elle a du mal à glisser quelques mots. Les spectateurs sont libérés et se pressent vers la sortie car ils sont bel et bien de retour sur terre, avec un couvre-feu à respecter.