La capitale de Bosnie-Herzégovine commémore les trente ans d’un siège militaire impitoyable qui a séparé ses communautés

Sarajevo veut redevenir Sarajevo

d'Lëtzebuerger Land vom 15.04.2022

« Dans mes pires cauchemars, je n’aurais pas imaginé qu’il pût y avoir une guerre en Yougoslavie, et surtout pas un siège de Sarajevo. D’ailleurs, moi qui avais été membre des pionniers sous Tito, je ne comprends toujours pas comment cela a pu arriver. » Haris Bjelak avait 28 ans le 6 avril 1992, lorsque débutait le siège de la capitale de Bosnie-Herzégovine, une des six entités de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. Il était chauffeur de taxi. « Quelques jours avant que le pire ne se déclenche, un journaliste de la télévision indépendante Yutel avait demandé aux soldats de l’armée populaire yougoslave (JNA) pourquoi ils creusaient des tranchées sur les collines ceinturant la ville. ‘C’est une défense contre l’ennemi extérieur’, avaient-ils répondu. On n’a pas tout de suite réalisé que les canons étaient pointés vers la ville », souffle Haris sur un ton las, le visage raviné.

En ce début de printemps, il y a trente ans, la Slovénie et la Croatie étaient reconnues comme des États indépendants par la Communauté européenne (CE). Elles avaient déjà, de fait, quitté la Yougoslavie un an auparavant. Un cessez-le-feu venait de mettre fin à plusieurs mois de combats. Ils s’étaient soldés par de lourds dommages et des centaines de milliers de réfugiés, notamment en Croatie. Car, pour le gouvernement de Belgrade, dirigé par Slobodan Milosevic, il s’agissait de «sécessions illégitimes »,qu’il fallait empêcher militairement. Le gouvernement de Bosnie-Herzégovine avait lui aussi déclaré son indépendance le 15 octobre 1991. Ce à quoi les Serbes de Bosnie avaient réagi en proclamant la Republika Srpska (RS) et les Croates la République d’Herceg Bosna. Les violences entre membres des communautés serbe, croate et musulmane se multipliaient. Le 1er mars, jour du référendum d’indépendance, on a tiré sur un cortège de mariés serbes dans la Bascarsija, le vieux quartier ottoman de Sarajevo, tuant le père du marié.

Voulant croire que le pire pouvait encore être évité, le 5 avril, des milliers de citoyens pacifistes de toutes les communautés, et tous ceux qui ne s’identifiaient pas à ces catégories nationales, s’étaient rassemblés devant le Parlement. C’est alors que les premiers « snipers » (tireurs d’élite) ont ouvert le feu sur la foule. Sarajevo basculait dans l’enfer. Il allait durer près de quatre ans. La capitale, alors prétendu modèle de multiethnicité, était assiégée d’abord par la JNA, puis par l’armée de la RS, dirigée par Ratko Mladic. Le siège ne fut définitivement levé qu’en février 1996, deux mois après la signature des accords de paix de Dayton. Il y eut 11 510 victimes civiles, dont plus de 1 500 enfants. « Dès les premiers tirs, on s’est rassemblés dans notre mahala (quartier, ndlr) de Bistrik et on a rejoint les unités de volontaires pour défendre notre ville. Nous étions en jeans et baskets, réduits à fabriquer des pistolets avec des tuyaux de plomberie », raconte Haris. Sa mère a été tuée durant le siège par la chute d’un obus alors qu’elle faisait la queue devant une pharmacie.

« D’un coup, à 19 ans, moi qui avais un groupe de musique, une belle bande de copains, je me suis retrouvé sous une pluie quotidienne de bombes, cible mouvante des snipers », témoigne Almir Kurt Kugla, acteur illustre et designer excentrique, attablé au bar de l’emblématique Becka kafana, le café viennois logé dans l’Hôtel Europe (établissement né à la fin du XIXe siècle quand le pays vivait sous l’Empire austro-hongrois). Almir a rejoint l’Armée de Bosnie qui s’est créée dans la foulée. « Je voulais défendre ma ville contre le nationalisme », explique-t-il. Durant les premières semaines, on a consommé les stocks de vivres. Puis sont venues la soif et la faim. « Quand il y avait de la farine, on mangeait un pain aux orties. Sinon, on avait des bons, ou des conserves de l’aide humanitaire, infâmes, datant souvent de la guerre du Vietnam. Le plus important, c’était les cigarettes, monnaie d’échange pour du pain ou un paquet de café. Heureusement, on avait notre fabrique de tabac qui produisait les populaires Drina », se souvient Almir.

Pour faire marcher une ampoule, on raccordait un moteur de voiture au gaz de ville. Pour l’eau, on faisait la queue la nuit devant les camion-citerne. Le bois de chauffage était une denrée rare. Alors tout devenait combustible : baskets, pneus, livres, arbres des parcs… « Je rêvais du jour où j’allais à nouveau pouvoir marcher droit dans ma ville, sans baisser la tête pour essayer d’échapper aux tirs », témoigne Strajo Krsmanovic, un Serbe qui travaillait alors à la télévision et dirige aujourd’hui la Galerie nationale.

« Nous avons vécu un calvaire. Il y a eu des massacres de masse lorsque des obus de mortier sont tombés sur le marché de Markale, dans la queue devant une boulangerie, ou une citerne d’eau », se remémore Vildana Selimbegovic, reporter du siège, aujourd’hui rédactrice en chef d’Oslobodjenje (libération en bosnien), qui a réussi à paraître durant toute la guerre. Son fils avait cinq ans lorsque son mari a péri. Dans son petit bureau du quartier de Bistrik, sis dans un immeuble flambant neuf construit sur les cendres de l’ancienne bâtisse qui abritait le journal, elle poursuit : « Pratiquement tous les bâtiments ont subi des dommages. Les chars ont visé les hôpitaux, le Parlement, la Bibliothèque nationale… Mais pendant ce temps, il y avait des fêtes surréalistes improvisées dans les caves célébrant la rage de vivre, et un spectacle presque tous les soirs : 3 102 œuvres artistiques ont été produites, 48 concerts proposés dans des décors en ruine, plus de 180 expositions organisées ». La plupart des édifices emblématiques dévastés ont été reconstruits. Le mélange d’Orient, d’architecture austro-hongroise et de modernisme socialiste demeure. Les traces physiques du siège sont à peine visibles, même si de nombreuses façades portent encore les stigmates des impacts de balles, et les plaques commémoratives aux victimes du siège jalonnent le paysage. Les mêmes tramways brinquebalants d’avant-guerre circulent. Seules les tours de verre et les centres commerciaux indiquent qu’on a changé d’époque. Ou encore les multiples bars à chicha.

Mais que reste-t-il de l’esprit si particulier de Sarajevo ? Celui qui a toujours distingué les citadins (raja) des montagnards nationalistes et frustes (papci). Sachant que sur les 150 000 Serbes que comptait Sarajevo sur ses 500.000 habitants avant la guerre, la plupart sont partis, tout comme les Croates. La ville compte désormais moins de 400 000 habitants, à près de 90 pour cent Bosniaques musulmans. Les enfants des vieilles familles de Sarajevo, porteuses d’une culture citadine, sont partis à l’étranger, tandis que les villageois bosniaques chassés des zones contrôlées par les Serbes s’y sont installés en masse. « Il ne reste plus que des traces de l’espèce endémique traditionnelle, mais pas nationaliste, du vieux Sarajevo à laquelle j’appartiens », estime Haris, amer, dénonçant la manière dont les nationalistes se sont emparés du pouvoir, surtout les « siens », les Bosniaques musulmans : « On n’a même plus notre emblématique fabrique de tabac, fermée il y a quelques jours, victime de la transition économique et de la corruption ».

« Sarajevo n’est plus la même, elle est divisée, non pas entre les différentes ethnies mais entre conservateurs et cosmopolites, mais elle est la plus plurielle de Bosnie et elle a su garder le multiculturalisme inscrit dans sa mémoire, tout comme l’antifascisme », estime le politologue Adnan Huskic. « L’église orthodoxe, la cathédrale catholique, la synagogue et la mosquée d’Ali Pasha, blotties dans le centre-ville, sont restées les symboles de la cité, et le Parti d’action démocratique (SDA) du nationaliste Bakir Izetbegovic n’a pas réussi à changer le nom de l’artère principale, Maréchal-Tito », rappelle-t-il. Lui-même, qui avait 19 ans en 1992 et s’est engagé dans l’Armée de Bosnie, a gardé le même cercle mixte d’amis. Le fait que son père ait été tué par un éclat d’obus n’y a rien changé.

« La ville n’est pas encore morte, même si les discours rétrogrades dominent partout : la maire de la ville est une jeune femme de 32 ans, aux origines mixtes, et le maire de l’arrondissement du centre est Serbe », souligne Strajo Krsmanovic. Srdjan Mandic, ce maire serbe cinquantenaire qui a obtenu 66 pour cent des voix au suffrage direct, est lui aussi vétéran de l’Armée de Bosnie. Si un de ses premiers gestes a été de rallumer la flamme éternelle érigée sur la colline de Vrace, symbole de la lutte antifasciste, pour lui la priorité est de se consacrer aux enjeux d’infrastructures, de lutte contre la pollution et contre la corruption omniprésente des classes politiques de tous bords. « Ma plus grande humiliation pendant la guerre, c’était dans le tunnel construit sous l’aéroport, qui a permis de ravitailler la ville en vivres et matériel de guerre, ainsi qu’en aide humanitaire. En tant que soldat, je devais assurer la sécurité du trafic de nourriture d’un criminel de Sarajevo. Je voudrais enfin sortir de ce tunnel investi par les profiteurs de guerre », assure-t-il.

Vucic, vainqueur, mais un Parlement sans coalition en Serbie

Le 3 avril dernier, les électeurs serbes ont voté lors d’élections législatives anticipées, présidentielle et municipales partielles. Cette fois l’opposition n’a pas boycotté les élections, malgré le contrôle des médias par le parti progressiste serbe (SNS) du président Aleksandar Vucic, les pressions sur les électeurs et l’achat de voix. Fraudes et violences ont marqué la journée, des listes doubles et une grande affluence aux urnes. Au final, Aleksandar Vucic, candidat de « Ensemble, nous pouvons tout faire », l’emporte haut la main avec 58 pour cent des voix, contre 18 pour cent obtenues par Zdravko Ponos, le candidat de la coalition centre-droit d’opposition « Unis pour la victoire de la Serbie ». Mais la liste SNS n’a plus la majorité absolue au Parlement, remportant 44 pour cent des voix. Il lui faudra faire une coalition avec le Parti socialiste de Serbie qui a 11,4 pour cent des voix ou les Magyars de Voivodine. L’opposition prend position pour contester l’absolutisme du pouvoir avec 13,6 pour cent pour Unis pour la Serbie, et 4,7 pour cent pour la nouvelle coalition écologiste et solidaire crée fin janvier « Moramo », après plusieurs mois de manifestations dans les rues contre la pollution de l’air et l’extraction de lithium. Reste à résoudre l’inconnue de l’élection municipale de Belgrade. Là, le président Vucic garde le silence. La commission électorale ne s’est toujours pas prononcée, faisant face à de nombreuses demandes de répétition de l’élection à cause des irrégularités. Selon le Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (Crta), le rouleau compresseur emmené par le président a raflé 38,1 pour cent des voix, suivi par Unis pour la victoire à Belgrade (21,3 pour cent), et par l’alliance rouge-verte Moramo (10,8 pour cent).

* Les clichés de guerre de Milomir Kovacevic, photographe de Sarajevo, ont illustré le quotidien des habitants assiégés et lui ont de fait valu une grande notoriété. L’artiste a ensuite continué sa carrière à Paris où il vit aujourd’hui encore

Milica Čubrilo Filipović
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