Dans l’accord de coalition 2023-2028, le chapitre sur l’égalité des chances remplit deux pages et demie. « Après ces cent premiers jours du gouvernement, on ne peut pas dire qu’on ait vu le début d’une action », regrette Gabrielle Antar, directrice politique du Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL) face au Land. Elle fait partie de la Jif, acronyme pour Journée internationale des femmes, la plateforme qui organise la marche du 8 mars. Jessica Lopes de l’Asti, également membre de la Jif, fustige notamment le premier paragraphe du texte qui lie l’égalité entre les femmes et les hommes à « des effets positifs sur le PIB, le niveau d’emploi et la productivité ». « Quand on lit ‘une société plus égalitaire permettra de répondre aux défis liés au manque de main-d’œuvre qualifiée’, on comprend que les femmes sont là pour remplir les lacunes du marché du travail ». Maxime Miltgen, présidente des Femmes socialistes et membre du comité de la Jif, ajoute que les quatre heures de « temps partiel familial » non rémunérées risquent d’être imputées principalement aux femmes : « Une campagne du CSV était claire en annonçant 4 Stonne méi Mamma ! »
Plus globalement, la Jif pointe un grand nombre d’inégalités qui subsistent. Les femmes sont six fois plus nombreuses à travailler à temps partiel que les hommes et sont surreprésentées dans les secteurs sous-payés (dont certains, comme le nettoyage, imposent souvent des temps partiels). Elles continuent à avoir moins d’argent que les hommes, que ce soit en termes de revenu ou de patrimoine. L’écart est surtout frappant au niveau des retraites où les femmes touchent 43 pour cent de moins que les hommes. La Jif dénonce aussi des politiques familiales qui favorisent la présence de la mère au détriment de celle du père, comme les congés de maternité et de paternité inégaux.
Jessica Lopes élargit la problématique : « La question de l’égalité est traitée comme un chapitre à part, un ministère à part alors que cela devrait infuser toutes les facettes de la politique. Cela prouve qu’il n’y a pas eu de gender mainstreaming dans l’élaboration de l’accord de coalition. » Voilà le mot-clé lâché que l’on peut traduire par « approche intégrée de l’égalité » ou « intégration d’une perspective de genre ». Le terme n’est pas nouveau. Le Luxembourg semble le découvrir. Ce concept est apparu pour la première fois lors de la Conférence mondiale sur les femmes organisée en 1985 à Nairobi. Dix ans plus tard, le gender mainstreaming faisait partie des recommandations stratégiques pour les politiques internationales lors de la Quatrième Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes tenue en 1995 à Beijing. L’idée est d’examiner de manière comparative l’impact des politiques publiques sur les femmes et les hommes dans tous les domaines. Il s’agit ensuite de trouver des solutions pour réduire ou éliminer les inégalités potentiellement engendrées par les lois ou règlements.
Les politiques publiques ont longtemps été basées sur les besoins du groupe social dominant ou sur les besoins des personnes qui prennent les décisions, c’est-à-dire les hommes. Jessica Lopes cite un exemple. « C’est très bien d’avoir des transports publics gratuits, mais si c’est difficile d’y accéder, si les gares et leurs abords sont mal éclairés ou s’il n’y a pas assez de place pour les poussettes, les femmes risquent de s’en détourner ou de vivre une expérience difficile quand elles n’ont pas d’autre choix. Une mesure qui s’applique à tout le monde sans avoir pensé les particularités de différents groupes ne suffit donc pas. ». Maxime Miltgen parle aussi des médicaments et vaccins qui sont généralement testés et dosés pour des hommes ou plus généralement de la conception de l’espace public (éclairage, hauteur des trottoir, places réservées, terrains de loisir, bancs, toilettes…). Ainsi, la ville de Vienne est considérée comme un modèle pour avoir adapté, dès 1990, son urbanisme en prenant en considération les besoins de toutes les populations différentes que ce soit en termes de genre, de génération ou de handicap.
« Tous les ministères ont la responsabilité de prendre le genre en considération », martèle la Gabrielle Antar du CNFL. Keren Rajohanesa, juriste à l’association Passerell, lui emboîte le pas : « Les lois qui se veulent neutre discriminent inévitablement le groupe déjà défavorisé. » Elle parle de la loi de 2003 sur les violences domestiques qui utilise le terme de « personnes » de manière indifférenciée. Pourtant une écrasante majorité des victimes de violence domestique pour lequel une expulsion a été ordonnée par le parquet, sont des femmes. Selon le rapport 2022 du ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes : Sur 261 victimes, 230 étaient des femmes. C’est du reste ce que le rapport du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du Conseil de l’Europe (Grevio) a souligné il y a quelques mois, constatant « une prise en compte insuffisante de la dimension de genre dans les politiques et mesures de lutte contre la violence et la violence domestique. »
Alors que les années précédentes, la Jif affichait une série de revendications précises – autour du logement, de la rémunération ou des violences – son discours est cette fois plus large. « Face à un nouveau gouvernement et une nouvelle Chambre, on a voulu revenir à la base et expliquer que tout dépend du gender mainstreaming », annonce Jessica Lopes de l’Asti. Dans son texte de doléances, la Jif « exhorte la Chambre des députés, le gouvernement et le Conseil d’État à inclure une perspective d’égalité des genres dans la conception, l’émission d’avis et l’approbation des textes législatifs ». L’application transversale d’une perspective de genre permet aussi de récolter des données éclairantes. Comme l’explique Gabrielle Antar : « Si nous demandons d’inscrire le féminicide dans le code pénal, c’est pour avoir des informations fiables et comparables. C’est la même chose pour d’autres sujets où l’on manque de données comme la discrimination au travail. »
Les organisatrices rencontrées ajoutent que la représentation politique des femmes stagne et que le Luxembourg est loin d’atteindre la parité. 19 bourgmestres sur cent sont des femmes, vingt députées sur soixante et cinq sur quinze ministres. « La place des femmes a même reculé parmi les postes de haut-fonctionnaires comme les premiers conseillers de gouvernement. C’est flagrant quand on regarde les photos de réunions : on ne voit que des hommes blancs ! », assène Maxime Miltgen.
Pas question de baisser la garde. Le Global Gap Gender Report publié par la Forum économique mondial calcule : Au rythme actuel pour réduire l’écart de situation des hommes et des femmes, il faudra 131 ans pour atteindre la parité totale ! La Jif et ses membres considèrent donc qu’il n’est pas vain de continuer à manifester. « Il est important de ne pas arrêter de se battre pour nos droits, même si les choses avancent lentement », invoque la socialiste. « La Marche s’inscrit aussi dans une tradition politique. C’est une journée de lutte, mais aussi de commémoration pour toutes les femmes qui se sont battues avant nous », complète Jessica Lopes. La Marche féministe du 8 mars sera aussi pour les associations membres de la Jif de faire passer des messages plus spécifiques par rapport aux intérêts qu’elles défendent. Ainsi Passerell et Keren Rajohanesa espèrent « mettre en lumière les femmes les plus vulnérables : les familles monoparentales, les femmes qui ont vécu des violences, les réfugiées, les femmes racisées. »
Toutes observeront quelles personnalités politiques, notamment du nouveau gouvernement, participeront à la manifestation où un bon millier de personnes sont attendues.