Dans son célébrissime poème If, Rudyard Kipling, dresse une liste de conditions à remplir pour être un homme : Voir ce qu’on a accompli anéanti et repartir de zéro avec une énergie intacte, endurer la calomnie sans un soupir, garder confiance quand tout le monde doute, rêver, mais pas trop, penser, sans être sceptique, « and never breathe a word about your loss ». Une liste exigeante, impossible à remplir qui dit, déjà en 1895, la difficulté à « être un homme ». Plus de cent ans plus tard, les affaires DSK et
Weinstein révélées, les # et pages Instagram dénonçant abus et violences se succédant, la parole des femmes se libérant, la « domination masculine », comme disait Pierre Bourdieu (en 1998) est toujours d’actualité et les rapports hommes-femmes sont toujours complexes. Les vagues successives de féminismes ont permis une déconstruction de mythes virils. Au fil du temps, la figure du guerrier fort et victorieux s’est effondrée. Celle du travailleur costaud (à l’usine par exemple) a suivi. Aujourd’hui, les injonctions virilistes se heurtent à l’idéal égalitaire et… les hommes sont paumés. « La virilité est devenue un problème parce que la féminité est devenue une affirmation », dit un des témoins du film documentaire La virilité de Cécile Denjean (datant de 2019 et diffusé sur France2 en juin dernier).
La Orange Week contre les violences faites aux femmes s’insère dans des dates symbolique. Elle a démarré samedi le 20 novembre, juste après la Journée internationale des Hommes (qui veut « remettre en cause la vision traditionnelle de l’homme en proposant des modèles de masculinité positifs, et de réinventer les relations entre les genres dans un souci d’égalité », selon ses promoteurs). La semaine de mobilisation a pour point d’orgue le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et se terminera le 10 décembre avec la Journée internationale des droits humains. Dans ce cadre, pour la première fois, une rencontre entre hommes (en non-mixité) a été organisée ce mardi par les Hommes solidaires de la plateforme JIF (Journée internationale des femmes) autour du sujet « Les hommes parlent de culture patriarcale et de violence ». Le but était d’aborder « la façon dont la culture patriarcale transforme, très tôt, les modes de communication des garçons », détaille Charles Vincent, 27 ans, un des organisateurs qui estime qu’il est « nécessaire que le point de vue des hommes soit intégré aux luttes féministes ». Il constate que les gender studies, les recherches, les films et écrits, les podcasts et prises de parole autour de la masculinité proviennent essentiellement de femmes. « Il est temps que les hommes prennent leurs responsabilités », clame-t-il. Une petite quinzaine d’hommes, de tous âges et « de toutes les masculinités », ont répondu à l’appel, « un bon début ».
Sans minimiser les violences faites aux femmes et aux filles, sans donner des excuses à leurs auteurs, ces Hommes solidaires, veulent être actifs dans la lutte contre ces violences physiques, psychiques, économiques. « Les violences physiques et les féminicides sont la pointe émergée de l’iceberg, pour laquelle on a des chiffres (de la police, de la Justice). Notre discussion a permis de mieux cerner toutes les autres formes de violence, que ce soit la blague salace, le harcèlement de rue, le mansplaining (qui désigne une situation dans laquelle un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, ndlr), les menaces… qui sont moins mesurées, mais qui nous concernent tous et que toutes les femmes ont un jour subies. » Des violences dont les hommes ne parlent pas entre eux : « La manière de communiquer entre hommes a été au cœur de nos discussion », rapporte Charles Vincent. « Pour moi, il est plus facile de parler à des femmes que de me confronter à un groupe masculin. On s’en exclut, on rompt avec cette culture virile ». Aussi, ces Hommes solidaires entendent déconstuire ou réinventer le modèle de masculinité, mesuré en pouvoir, en force, en qui crie le plus fort, en qui n’est pas vulnérable. « Autour de moi, beaucoup d’hommes se posent des questions. Mais, ils n’ont pas le vocabulaire approprié, ils ne savent pas exprimer leurs émotions et s’enferment dans la prison dorée du patriarcat », poursuit celui qui travaille comme barman et artiste. Il décrit le patriarcat comme « un poison qu’on accepte » parce que les hommes (blancs, hétérosexuels) restent privilégiés, mieux représentés, avec plus de bénéfices et plus de confort. Mais cette supériorité devient un poids à porter, un piège, une pression de devoir sans cesse prouver et confirmer qu’ils sont bien « des bonhommes », dont les hommes souffrent également.
On inculque aux garçons, dès l’école, de manière plus ou moins consciente, que la masculinité se définit par opposition à la féminité. Comme le détaille Carol Gilligan dans When boys become « boys », cité par Charles Vincent, les filles étant considérées comme gentilles, les garçons se doivent d’être méchants pour prouver qu’ils ne sont « pas des filles et pas des gays ». Le fait d’être émotionnellement intelligent et sensible étant associé au fait d’être une fille, les garçons doivent cacher leurs sentiments, leur empathie, leurs émotions. Même chose avec l’amitié et la confiance. Au cours de l’adolescence, les jeunes hommes perdent les amitiés profondes qui permettent de partager des secrets – ce « meilleur ami » avec qui parler de violence, par exemple – pour gagner des galons dans la hiérarchie masculine individualiste où l’intimité émotionnelle est considérée comme une faiblesse. En d’autres termes, au cours de leur vie, les hommes sacrifient de nombreux besoins relationnels pour être admis en tant qu’homme.
Ce sont ces hommes en souffrance que reçoivent Francis Spautz et son équipe au sein d’Info Mann, une cellule d’aide et d’écoute créée en 2012 par le ministère de l’Égalité des chances. « La difficulté à gérer ses émotions, le fait d’y répondre par l’action, parfois violente est ce qui revient le plus chez nos quelque 250 clients annuels », détaille le responsable, pour qui l’initiation à la communication non-violente est un des piliers de sa mission. Le travail avec les hommes qui viennent consulter consiste à pousser à la perception de soi-même, de sa propre subjectivité : « Les hommes arrivent à identifier la colère, mais pas forcément ses sources : la peur, la frustration, la déception, l’impuissance, la tristesse ». Donner des réponses vraies, vécues, dans le respect de l’autre, sans accuser l’autre vient ensuite. Il constate que le confinement n’a pas aidé ceux qui étaient déjà fragiles : « On a de plus en plus de consultations pour des problèmes sociaux, de travail, de logement qui s’ajoutent aux problèmes relationnels avec la famille ou dans le couple », note Francis Spautz qui n’a pas vu de baisse de fréquentation de son service en juillet 2020, contrairement aux autres étés.
« Les femmes ont travaillé depuis plusieurs décennies à faire bouger les lignes pour se défendre contre la domination masculine. On comprend aujourd’hui que beaucoup d’hommes en souffrent aussi et, ne sachant pas comment en sortir, transmettent ce complexe de domination sur les autres, les femmes, les minorités, l’environnement. L’habitus patriarcal est bien ancré », affirme le responsable du service. « Une conception désuète de la masculinité leur interdit de souffrir, de se plaindre, voire même de se rendre compte qu’ils sont engagés dans une dynamique violente. »
D’où l’importance de s’adresser aux jeunes garçons et de leur montrer des modes d’expression non-violents. C’est ce que propose le programme Ech kämpfe fair ! qui s’adresse à des groupes constitués (dans les écoles, les maisons relais, les maisons des jeunes…). L’idée est de garder les interactions entre jeunes, le contact physique dynamique, mais dans un cadre de respect mutuel, sans violence et sans perdant. « Ech kämpfe fair ! apporte des moments vivants aux groupes de garçons, au cours desquels des thèmes comme le respect, le fair-play, la compassion, l’honneur, la honte peuvent être vécus et discutés », explique Info Mann.
« Nous menons notre travail avec une visée émancipatrice, pour permettre le développement de nouveaux modèles sociaux, économiques et relationnels », martèle Francis Spautz qui milite pour que « les hommes se prennent en main, apprennent à renoncer à certains privilèges pour gagner en fait en qualité de vie. » Un travail de longue haleine qui nécessite un engagement des hommes, y compris dans les causes féministes, telles que revendiquées par la JIF : parentalité, égalité salariale, réduction du temps de travail, accès au logement. « Lors de notre réunion, nous avons décidé de nous investir plus largement et plus profondément dans la JIF et d’intégrer la plateforme en tant que groupe de travail », relate Charles Vincent. Progressivement, pas à pas, « on apprend à devenir militant ».