La réédition du voyage en Afghanistan de la journaliste suisse Annemarie Schwarzenbach résonne sinistrement aujourd’hui, mais invite aussi à la réflexion

La vraie vie est ailleurs

Annemarie Schwarzenbach
Photo: Collection Bibliothèque nationale suisse
d'Lëtzebuerger Land du 10.09.2021

Pour Annemarie Schwarzenbach, qui a toujours entretenu une relation très conflictuelle avec sa mère, la découverte des effets euphorisants de la morphine correspond avec la fin d’un monde, celui du Berlin des années 30 et le spectacle affligeant du triomphe de l’idéologie nazie en Allemagne – idéologie, qui était aussi celle de sa mère, Renée Schwarzenbach-Wille, cavalière d’obstacle à l’allure masculine et autoritaire. Avec son mari, le magnat de la soie Alfred Schwarzenbach, cette descendante d’une Bismarck et du général des forces suisses durant la Première guerre mondiale, aura exercé sur sa fille une emprise particulièrement tenace.

La nature malsaine de cette relation n’avait pas échappé à Klaus et Erika Mann qu’Annemarie Schwarzenbach, en antifasciste convaincue, fréquentait à côté d’autres exilés politiques et juifs allemands, comme la photographe Marianne Breslauer. Mais Erika Mann (à laquelle Schwarzenbach vouait un amour éperdu, jamais partagé) et son frère, prendront leurs distances avec elle, après qu’un violent groupuscule d’extrême-droite avait boycotté une séance de leur cabaret politique, exilé à Zurich, Die Pfeffermühle, et qu’une enquête, restée sans suites, avait mis en lumière les liens des intrus avec la famille Schwarzenbach.

Alors, quand Ella Maillart, ethnologue et écrivain de voyage genevoise, rencontrée en automne 1938, vient lui rendre visite dans une clinique d’Yverdon (où elle suit une cure de désintoxication) pour lui proposer de voyager à deux en Afghanistan, Schwarzenbach accepte. Dans l’espoir à la fois de fuir le climat délétère en train de s’installer en Europe, mais également la « dictature » des drogues : « Annemarie Schwarzenbach wollte durch die Reise ihr Leben, das 1938 ziemlich aus den Fugen geraten war, wieder in den Griff bekommen, es dank einem klar definierten Ziel besser strukturieren. Sie nahm die anstrengende Fahrt auch als Anlass, um sich unter der Obhut der moralisch integren Ella Maillart von den Verführungen des Morphiums fernzuhalten », écrit dans sa postface, Roger Perret, qui dirige l’édition des œuvres d’Annemarie Schwarzenbach.

Au cours de cette cure, Schwarzenbach avait terminé un roman, La vallée heureuse. Quant à Ella Maillart, elle jouissait à ce moment-là d’une réputation internationale, en raison de ses nombreux photoreportages réalisés en Asie. « Auch Annemarie Schwarzenbach genoss in der Schweiz einen gewissen Bekanntheitsgrad durch ihre Artikel und Fotoreportagen über Reisen in Europa, nach Asien und den USA. Beide waren Pionierinnen in ihrem Bereich und zählten zu den Vertreterinnen einer neuen, unabhängigen und unerschrockenen Generation von Frauen », note encore Roger Perret, pour qui les deux femmes étaient « Ende der dreissiger Jahre im Zenit ihrer Laufbahn ».

L’Afghanistan paraît alors comme une terre vierge, loin des bruits de bottes et du monde. Ce n’est pas encore l’état narco qu’il risque de devenir aujourd’hui, quarante ans après que des moudjahidines, soutenus par les États-Unis dans leur guerre partisane contre l’occupant soviétique, se sont servis de la production et de la vente de l’opium pour financer leur besoin en armes. Le produit de base de l’opium ayant été présent en larges quantités depuis les années 50, notamment en proximité du barrage de Kajakai sur le fleuve Helmand, construit à l’époque avec l’aide d’ingénieurs américains – projet qui a eu pour effet secondaire, d’augmenter le niveau de la nappe phréatique, de faire monter le sel dans la terre et de favoriser ainsi la croissance notamment du pavot.

Mais en 1939 déjà (année où le voyage aura lieu), l’Afghanistan, État tampon entre l’URSS et l’Empire britannique, bénéficie, en tant que nation « aryenne », du soutien technologique du Reich allemand. Celui-ci envoie ingénieurs et conseillers militaires, construire des routes ou encore former l’armée et les services secrets afghans. Si bien que, quand Eisenhower ou Khrouchtchev visiteront le pays au lendemain de la guerre, le corps de parade afghan qui les accueille sur le tarmac de l’aéroport de Kaboul, est toujours coiffé de casques de la Wehrmacht.

En réalité, la région entière faisait l’objet de vastes projets de modernisation, parfois concurrents, soutenus par les États-Unis ou l’Union soviétique. Dans les écrits d’Annemarie Schwarzenbach, il est constamment question de la « nouvelle Turquie », du « nouvel Iran » et également beaucoup de routes, d’ingénieurs et de travailleurs venus des quatre coins du monde, gagner leur vie sur les chantiers du futur.

Schwarzenbach, qui était excellente conductrice, avait organisé pour ce spectaculaire voyage une Ford Roadster Deluxe, flambant neuve et adaptée spécifiquement, dans un garage zurichois, aux contraintes qui les attendront. Avec Ella Maillart, elles s’étaient rendues en amont à Paris, Londres et Berlin pour s’informer auprès de musées, consulats, sociétés géographiques etc. sur la meilleure route à prendre, le contexte culturel et politique des pays qu’elles allaient visiter. Dans leur bagage, leurs machines à écrire, l’appareil photo de Schwarzenbach et la caméra d’Ella Maillart.

En juin 1939 enfin, les deux aventurières partirent de Genève. Avant leur départ, elles achèteront un pain de seigle suisse qu’elles entameront au Piémont et dont elles mangeront la dernière tranche en Bulgarie. En Slovénie, qui avait appartenu à l’Empire austro-hongrois, beaucoup parmi la population germanophone estiment qu’il serait mieux « wieder zu einem grossen Reich zu gehören ». Une classe écolière, l’instituteur compris, leur lance d’ailleurs un salut hitlérien. Pressée de quitter cette Europe en pleine convulsion nationaliste, elles traversent la Bulgarie pour arriver en Turquie, à Trabzon où elles empruntent le chemin inverse que Xénophon décrit dans son Anabase. Leurs voisins de table sont architectes ou ingénieurs des routes. « Berufe, welche die neue Türkei braucht », note Annemarie Schwarzenbach dans son carnet. Le soir, des policiers viennent contrôler les passeports des deux femmes, s’enquérir des motifs de leur voyage.

Heureusement, Annemarie Schwarzenbach était en possession d’un passeport diplomatique et bénéficiait d’un large réseau de contacts, affiliés aux industries de la famille Schwarzenbach. En 1935, elle avait épousé à Téhéran le diplomate homosexuel français Claude-Achille Clarac. Mariage blanc ou pacte amical, le fait est que ce passeport lui servira de sésame à bien des occasions. Au cours de leur voyage, les deux femmes seront ainsi régulièrement les invitées des représentations occidentales locales.

De ce voyage, Ella Maillart tirera son roman La voie cruelle (d’Land, 21.12.2001), mais qui ne paraîtra qu’après la mort d’Annemarie Schwarzenbach en 1942, dans une version fortement modifiée. Renée Schwarzenbach-Wille ayant obtenu le retrait de plusieurs passages l’incriminant. Mais le livre qui relate le voyage des deux femmes en Afghanistan, aura aussi contribué à façonner l’image d’Annemarie Schwarzenbach. « Christina », comme elle s’appelle dans le livre, y est décrite comme une adepte de la souffrance, qu’elle adore « comme la source de toute grandeur ».

Car La voie cruelle est aussi le récit de l’échec du voyage en Afghanistan d’Ella Maillart et d’Annemarie Schwarzenbach. Voyage, au cours duquel les deux femmes finiront par se rendre compte de leurs divergences respectives et d’une incompatibilité fondamentale, rendant impossible toute collaboration future. Ulcérée par le comportement de son amie, après la découverte d’une capsule de morphine dans ses affaires et une aventure avec l’archéologue franco-luxembourgeoise Ria Hackin (épouse de Joseph Hackin), Ella Maillart quitte Kaboul et Annemarie Schwarzenbach, pour se rendre en Inde. Elles ne se reverront qu’une fois, l’année suivante, mais resteront en contact par écrit.

Il faudra attendre 2000 et la première édition des écrits, reportages et photos réalisés par Schwarzenbach en Afghanistan pour rétablir la position de la journaliste et écrivain « als eine der bedeutenden Reiseschriftstellerinnen und -fotografinnen des 20. Jahrhunderts ». Le beau recueil qui a paru cet été aux éditions Lenos de Bâle, reconstitue le voyage d’une Schwarzenbach affaiblie au Turkménistan, que livrée à elle-même, elle visitait après le départ de Maillart. Ce sont des pages pleines d’angoisse, de tourments et de doutes. Comme elle écrit ailleurs : « Die Reise aber, die vielen als ein leichter Traum, als ein verlockendes Spiel, als die Befreiung vom Alltag, als Freiheit schlechthin erscheinen mag, ist in Wirklichkeit gnadenlos, eine Schule, dazu geeignet, uns an den unvermeidlichen Ablauf zu gewöhnen, an Begegnen und Verlieren, hart auf hart ».

Relire en ces jours, où le sort déchirant de l’Afghanistan domine l’actualité, le voyage d’Annemarie Schwarzenbach au pays de la burqa et de l’Hindou Kouch, c’est aller d’abord à la rencontre d’un style intransigeant par sa limpidité et d’un don divin de nommer les choses, de dire l’Afghanistan, ses villages en terre cuite, le pain Ouzbek, le goût des melons, des raisins, le parfum du thé, du pilaf, le soleil, le bleu, le rouge, les chevaux, les bazars, la prière, le vent. Chaque phrase d’Annemarie Schwarzenbach est une prise de risque. Ensemble, elles agissent sur l’âme et la beauté de ce pays, ereinté par des décennies de guerre, comme un baume réparateur. Mais de quoi ?

Il y a bien sûr aussi l’incompréhension, comme on a pu la supposer chez ces deux femmes émancipées, confrontées au mystère de la burqa (ou tchador comme l’appellent les Afghans). « Ein solches Leben können wir uns kaum vorstellen », écrit-elle. « Aber waren diese Frauen etwa besonders unglücklich ? Man kann nur begehren, was man kennt. Und war es richtig, nötig, sie zu bilden und aufzuklären und ihnen den Stachel der Unzufriedenheit zu geben ? ». Elle doutera moins une fois en présence de cette Française, mariée à un Afghan et vivant à Kaboul avec la burqa : « Wir mögen heute in Europa skeptisch geworden sein gegenüber Schlagwörtern von Freiheit, Verantwortung, gleichen Recht für alle und dergleichen mehr. Aber es genügt, die dumpfe Knechtschaft von nahem gesehen zu haben (…) und man wird die Entmutigung abschütteln wie einen bösen Traum, und wieder der Vernunft das Wort reden, die uns auffordert, an die schlichten Ziele eines menschenwürdigen Daseins zu glauben und sich dafür einzusetzen. »

Annemarie Schwarzenbach, Alle Wege sind offen. Lenos Verlag, 2021. 344 p

Frédéric Braun
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