Les acteurs non-bancaires sur la sellette

« Susceptible to run »

Au quinzième anniversaire  de Luxembourg for finance, février 2023
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 14.04.2023

Jusqu’en octobre 2018 il était question de « shadow banking », expression plus ou moins heureusement traduite en français par « banque de l’ombre » ou « banque parallèle ». Cette appellation n’est plus de mise. Le Comité de stabilité financière, plus connu sous son sigle anglais (aux connotations funestes) FSB, parle désormais d’intermédiation financière non-bancaire ou IFNB. Une dénomination plus précise et fort bienvenue car les intervenants de l’IFNB n’ont rien de clandestin. Au contraire, ils ont pignon sur rue, surtout au Luxembourg, un des pays le plus actif dans ce domaine au niveau mondial.

Néanmoins, coup sur coup, deux rapports sont venus pointer la vulnérabilité de cette activité, d’autant plus inquiétante qu’elle pèse pour près de la moitié des actifs gérés sur la planète. Le premier a été publié par le FSB fin décembre 2022 mais les données de l’analyse sont celles de 2021. Le second a été posté sur le blog du FMI le 4 avril dernier et prend en compte les événements survenus jusqu’en mars 2023.

Le sigle IFNB recouvre toutes les institutions financières qui ne sont ni des banques commerciales ni des banques centrales ni des organismes publics spécialisés. Cela recouvre un nombre considérable d’établissements et d’activités, ce qui explique qu’en 2021, les activités financières non-bancaires ont atteint une part de 49,2 pour cent du total des actifs financiers mondiaux. En dix ans elles ont doublé et, en atteignant désormais 239 300 milliards de dollars, ont dépassé ceux des banques. En 2021 leur croissance a été de 8,9 pour cent, nettement supérieure à la progression moyenne des cinq années précédentes (6,6 pour cent). La « part de marché » des IFNB n’est cependant que de 28 pour cent dans les économies émergentes, contre 54 pour cent dans les pays avancés.

Les IFNB sont classés en deux catégories. La première, nommée assez vaguement « autres intermédiaires financiers » et qui pèse environ deux tiers du total, comprend notamment les compagnies d’assurance, les fonds de pension et les fonds d’investissement de toute nature. Ces derniers sont les principaux responsables de la croissance des IFNB en 2021. Dans un contexte encore marqué, à ce moment, par des politiques monétaires accommodantes et un environnement de taux bas qui ont contribué à la hausse des prix des actifs, ils ont enregistré à la fois des entrées de capitaux et, en particulier pour les fonds en actions, des valorisations plus élevées sur un large éventail de leurs investissements. En conséquence, les fonds d’investissement représentent près de 69 pour cent des actifs des IFNB dans les pays émergents et 61,3 pour cent dans les pays développés. Au Luxembourg c’est naturellement encore plus : 98,5 pour cent !

L’autre segment des IFNB porte également un curieux nom, celui de « mesure étroite » (narrow measure). Il s’agit d’entités que les autorités ont évaluées comme étant impliquées dans les activités d’intermédiation de crédit et qui peuvent poser des problèmes pour la stabilité financière en raison la transformation de fonds à court terme en crédits à plus longue échéance et des risques de non-remboursement. Au niveau mondial, sa taille a été multipliée par 2,3 entre 2011 et 2021 et il pèse aujourd’hui près du tiers du total IFBN soit quelque quatorze pour cent du total des actifs gérés sur la planète. C’est là que se trouve le facteur de vulnérabilité.

En effet, pour plus des trois-quarts (76,2 pour cent précisément contre soixante pour cent en 2011) il est composé d’une catégorie (dite EF1) ainsi définie : « véhicules d’investissement collectif avec des caractéristiques qui les rendent susceptibles de panique » (collective investment vehicles with features that make them susceptible to run). Figurent notamment dans ce groupe des fonds monétaires, obligataires et mixtes mais aussi des fonds immobiliers. En 2021, on a constaté chez nombre d’entre eux un niveau élevé de « transformation de la liquidité » et d’utilisation de l’effet de levier.

Selon le FSB, « ils peuvent ainsi devenir sensibles à l’augmentation des demandes de rachat des investisseurs ou à la dynamique des appels de marge ». Ils peuvent être conduits à vendre des actifs avec une décote importante et à amplifier ainsi les contraintes de liquidité en période de crise. Ces véhicules d’investissement représentaient tout de même 51 600 milliards de dollars à la fin 2021, avec une croissance de 10,7 pour cent dans l’année contre +8,4 pour cent par an en moyenne de 2016 à 2020.

La position du Luxembourg est assez particulière : En proportion des actifs des IFBN, la « mesure étroite » est proche de la moyenne des pays développés et le Grand-Duché est onzième sur 29 pays étudiés. Mais au sein de ce segment la catégorie de fonds EF1, la plus risquée, pèse 89 pour du total (cinquième rang mondial).

Et si l’on rapporte cette fois le poids de la « narrow measure » aux actifs financiers totaux de la place, le Luxembourg apparaît au troisième rang mondial avec 27 pour cent. C’est certes loin des Îles Caïman et de l’Irlande qui dépassent les cinquante pour cent, mais près du double de la moyenne mondiale !

Le rapport du FSB bien que publié en décembre 2022 ne prenait pas en compte la forte hausse des taux survenue dans le courant de cette année et naturellement pas les turbulences qui ont affecté le secteur bancaire aux États-Unis, en Suisse et en Allemagne courant mars 2023.

Selon les auteurs de l’article posté sur le blog du FMI début avril, Antonio Garcia Pascual, Fabio Natalucci et Thomas Piontek, ces tensions sont « un rappel flagrant des foyers de grande vulnérabilité financière qui se sont constitués au fil des années durant lesquelles les taux d’intérêt étaient bas, la volatilité comprimée et les liquidités abondantes ».

Mais ils recommandent ne pas se focaliser sur l’activité bancaire, car les risques présentés par resserrement de la politique monétaire à l’échelle mondiale, qui pourraient s’intensifier dans les mois à venir, affecteront toute une série d’institutions autres que les banques, notamment les IFNB, en raison du rôle majeur qu’ils jouent désormais dans l’accès au crédit. En 2019, Klaas Knot, président de la Banque nationale des Pays-Bas et membre du FSB, estimait déjà que « les non-banques deviennent des acteurs importants dans des domaines où les banques ont traditionnellement joué un rôle dominant », réclamant une grande vigilance des autorités face aux risques pour la stabilité financière qui résultent d’un financement non bancaire.

Le document du FMI observe que les vulnérabilités des IFNB semblent s’être accrues au cours de la dernière décennie, car elles ont tendance à apparaître dans un contexte de fort taux d’endettement, par exemple par un recours à l’emprunt pour financer leurs investissements ou augmenter leurs rendements, ou par l’utilisation d’instruments financiers, tels que les produits dérivés.

Les tensions se manifestent également lorsqu’une institution n’est pas en mesure de générer suffisamment de liquidités par des cessions d’actifs financiers, tels que des obligations ou des actions, ou d’utiliser des lignes de crédit, pour faire face à des demandes de rachat de la part d’investisseurs. C’est le cas qui s’est produit en mars avec la banque californienne SVB et qui est transposable aux IFNB.

Enfin, les niveaux élevés d’interconnexion entre les IFNB et les banques traditionnelles peuvent être un élément décisif d’amplification. Bien que ces liens aient tendance à diminuer, ils peuvent ponctuellement déclencher de fortes pressions, comme l’a montré la crise des fonds de pension survenue en 2022 au Royaume-Uni. Les inquiétudes entourant les perspectives budgétaires du pays ont entraîné une forte hausse des taux des obligations souveraines britanniques. Mécaniquement elle a provoqué une dévalorisation des avoirs des fonds de pension à prestations définies. Comme ils s’en étaient servis comme garanties pour emprunter, leurs créanciers ont procédé à des appels de marge et de garantie. Pour y répondre, les fonds de pension britanniques ont été contraints de vendre des obligations d’État, ce qui a eu pour effet d’augmenter encore leurs rendements ! Une situation qui selon le FMI « souligne l’interaction périlleuse entre endettement, risque de liquidité et interconnexion ». À noter que cette dernière est élevée au Luxembourg.

Le contexte actuel de hausse des taux d’intérêt place les IFNB, comme le reste du secteur financier, dans une situation difficile qui pourrait avoir des implications négatives sur la stabilité financière, mais les autorités manquent de moyens à leur égard. Des normes prudentielles adéquates, notamment des exigences en matière de fonds propres et de liquidités, mais aussi des obligations relatives à la gouvernance, devraient être introduites. Il s’agit aussi de combler ou d’éliminer les lacunes dans la communication réglementaire de données-clés, notamment en ce qui concerne le niveau de risque encouru dans le cadre des emprunts ou de l’utilisation de produits dérivés.

L’objectif est clairement de limiter les circonstances et les incitations encourageant une prise de risque excessive par les IFNB, rendant moins nécessaire et moins fréquente l’intervention des banques centrales pour fournir des liquidités en cas de tensions systémiques. Reste que le corpus réglementaire sera long à constituer et qu’il faudra ensuite mener des contrôles stricts qui nécessiteront des moyens importants.

Georges Canto
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