Pour la plupart des gens aujourd’hui Gatsby le Magnifique évoque un film de 2013 avec Leonardo di Caprio dans le rôle-titre. Moins nombreux sont ceux qui ont vu la première adaptation au cinéma (avec Robert Redford en 1974) de ce roman de Francis Scott Fitzgerald, paru en 1925. Encore plus rares sont ceux qui ont entendu parler de la courbe de Gatsby, due à l’économiste américain Alan Krueger, qui permet de représenter l’état de la mobilité sociale dans un pays. Ce terme désigne le changement de statut socio-économique d’une personne par rapport à ses parents (mobilité inter-générationnelle) ou au cours de sa vie (mobilité intra-générationnelle). Quand elle est très faible, cela signifie que les places dans la société sont « affectées » en fonction du statut social des parents, et que de ce fait, les enfants des milieux défavorisés ne pourront accéder que de manière limitée à une situation plus favorable, encore moins à l’élite.
Le prix Nobel d’économie 2001, Joseph Stiglitz, voit là un énorme gâchis moral et économique, puisque le talent ne serait pas un gage de réussite sociale. Précisément c’est un autre Nobel d’économie, Paul Krugman, qui dans un article publié en 2013 sur son blog (lié au New York Times), a popularisé la « Great Gatsby Curve » de son collègue Krueger, professeur à Princeton. Cette courbe, en réalité une droite, montrait une forte corrélation entre l’inégalité de la distribution des richesses et la reproduction du statut social dans le temps, ce qui plaidait pour une politique énergique de réduction des inégalités de revenus et de patrimoines. La courbe de Gatsby est tombée dans l’oubli, mais la préoccupation de mobilité sociale demeure très forte, comme l’a montré un document publié par l’OCDE début 2023.
Les travaux confirment que les personnes issues de milieux défavorisés ont moins de chances de progresser sur l’échelle sociale. Au niveau de l’ensemble des pays de l’OCDE, il faut presque cinq générations pour que les personnes nées dans des familles modestes se rapprochent du revenu moyen de leur pays. Si cette situation se rencontre principalement dans les pays les moins riches, on l’observe aussi dans les pays européens membres de l’organisation, qui font pourtant figure de favorisés. On y constate en effet que les enfants grandissant dans les milieux les moins favorisés sur le plan socio-économique gagnent, une fois adultes, jusqu’à vingt pour cent de moins que ceux ayant eu une enfance plus favorable. Le ressenti d’une faible mobilité sociale est très fort. En moyenne, les citoyens de l’OCDE pensent que six enfants pauvres sur dix resteront pauvres à l’âge adulte. Deux tiers des personnes en âge de travailler expriment la crainte de ne pas trouver la même sécurité financière que leurs parents et une proportion quasi égale redoute une situation encore plus précaire pour leurs enfants.
Selon les auteurs du document, l’affaire est mal engagée dès la prime enfance. Les conditions matérielles de vie des jeunes enfants, déterminantes pour leur bien-être, dépendent du niveau de richesse de leurs parents. Or en la matière, les inégalités sont considérables : en moyenne dans l’OCDE, les dix pour cent de ménages les plus aisés détiennent 52 pour cent de la richesse totale de l’ensemble des ménages. Aux États-Unis, cette proportion atteint 79 pour cent ! La plupart des pays d’Europe de l’ouest sont proches de la moyenne (entre 47 et 55 pour cent, cinquante pour cent au Luxembourg) à l’exception notable, et surprenante, du Danemark et des Pays-Bas, avec respectivement 62 et 63 pour cent. Cet état de fait est en grande partie l’effet de l’héritage : les ménages disposant des plus hauts revenus reçoivent en moyenne plus de deux fois plus de capital que les ménages les plus modestes.
L’inégalité matérielle à la naissance va être aggravée dès les premières années par des différences culturelles. L’OCDE a mesuré la part des enfants ayant commencé à lire et à compter avant l’école primaire. C’est la différence entre la proportion de ceux qui sont issus du quart des ménages les plus aisés et celle de ceux qui appartiennent aux 25 pour cent des ménages les moins favorisés (« écart interquartile » en statistique) qui est significative. Au niveau de l’ensemble des pays de l’OCDE elle est de 22,5 points. Le palmarès (où faute de données ne figurent ni le Royaume-Uni, ni la Belgique, ni le Luxembourg, ni les États-Unis) est pour le moins surprenant. Pays le plus inégalitaire sur ce critère avec 42 points, la Turquie est suivie de l’Irlande (34,3) de la France (31,7) et du Canada (30) ! En revanche l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne sont proches de la moyenne.
L’écart culturel ne va cesser de s’aggraver pendant la période scolaire. Les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa), une évaluation réalisée tous les trois ans par l’OCDE auprès d’un vaste échantillon d’adolescents de quinze ans, sont révélateurs. En 2018, en prenant le critère de la lecture, le score atteint par les élèves issus du quart des ménages les plus favorisés était de 533 points, tandis que celui des élèves venant des 25 pour cent des foyers les plus défavorisés était de 445, soit un écart de 88 points pour l’ensemble des pays. Là aussi le palmarès des inégalités réserve des surprises. Le pays le moins bien classé n’est autre que le Luxembourg avec un écart de 122 points, à égalité avec Israël. Plusieurs autres pays affichent une différence supérieure à cent points, comme l’Allemagne (114), la Belgique (110), la France (107) et la Suisse (104). Les États-Unis sont à 98 tandis que le Royaume-Uni fait figure de bon élève avec 79 points.
Plus tard, en termes d’âge et de cursus, la probabilité pour les enfants dont les parents sont diplômés de l’enseignement supérieur d’obtenir eux-mêmes un diplôme universitaire est plus élevée, de 45 points de pourcentage, que celle des enfants dont les parents n’ont pas dépassé le diplôme de fin d’études secondaires. Ces inégalités pèsent beaucoup sur les ambitions des jeunes. Dans les pays de l’OCDE, seulement la moitié environ des adolescents de quinze ans issus de milieux modestes envisagent d’atteindre un niveau d’études supérieur, contre plus de 80 pour cent dans les milieux privilégiés. Logiquement, cette situation va se retrouver dans le type d’emplois occupés, une fois ces jeunes entrés dans la vie active. Plus diplômés, les jeunes issus de milieux aisés obtiennent des « emplois de qualité » en termes de contenu et de rémunération. L’OCDE observe que, malgré le développement des systèmes de formation continue, les personnes qui occupent des emplois de qualité médiocre, ou de faible niveau d’études, ont peu de possibilités de se reconvertir ou de monter en compétence, ce qui les empêche de quitter des emplois faiblement rémunérés ou précaires.
Mais l’organisation basée à Paris observe aussi que les différences d’accès à des emplois de qualité sont liées à d’autres critères, comme le sexe. Elle publie les chiffres du taux de féminisation des fonctions d’encadrement. Pour l’ensemble de l’OCDE, la moyenne est de 33,7 pour cent. Elle est comprise entre quarante et cinquante pour cent dans des pays aussi variés que la Suède, les pays baltes, les États-Unis, la Pologne, l’Australie et le Costa Rica. De façon surprenante des pays comme l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas sont entre 25 et trente pour cent. Quant au Luxembourg, il mérite un bonnet d’âne car avec un taux de 21,9 pour cent il se classe dans le peloton de queue en compagnie de la Turquie, de l’Inde, de la Corée du sud et du Japon, bon dernier avec 13,2 pour cent.
La droite de Gatsby
La courbe de Gatsby est en réalité une droite de régression « ajustant » un nuage de points, chacun d’eux représentant un pays. Pour chaque pays, on a croisé deux critères. Le premier est assez classique, il s’agit du coefficient de Lorenz-Gini qui mesure les inégalités de revenus. Plus il est proche de zéro, plus la distribution des revenus est égalitaire. Aux États-Unis, il était de 0,41 en 2019 contre 0,3 en Europe où la moyenne est tirée vers le bas par les pays nordiques, l’Irlande et l’Autriche, le Luxembourg et la France se situant juste en dessous de la moyenne. Mais il est supérieur à 0,5 au Brésil par exemple.
Le second est moins courant : c’est le niveau d’élasticité intergénérationnelle des revenus. Il mesure l’influence de la situation sociale des parents sur le revenu des enfants. Une élasticité égale à zéro signifierait que l’influence du revenu des parents est nulle, donc une parfaite mobilité sociale. Plus elle est proche de 1, moins la mobilité est importante. Une élasticité égale à 0,7 signifie que, si une famille X a des revenus deux fois supérieurs à ceux d’une famille Y (donc cent pour cent en plus), les enfants de la famille X auront des revenus 70 pour cen supérieurs à ceux des enfants de la famille Y. L’étude de Krueger datant de 2011 montrait aux États-Unis un niveau élevé (0,58) mais néanmoins inférieur à celui des pays émergents. En revanche l’élasticité était faible (moins de 0,2) dans plusieurs pays du nord de l’Europe, la France, l’Allemagne et le Japon se situant entre 0,32 et 0,4.
En positionnant sur un graphique les différents pays selon la valeur de ces critères, on constate une corrélation flagrante entre le niveau des inégalités et l’élasticité intergénérationnelle. Elle est tellement forte que le phénomène peut être représenté par une droite. Ce lien statistique élevé rend très probable l’existence d’une causalité, mais sans que l’on puisse savoir précisément dans quel sens.