Ils ont à peine 25 ans et ont déjà développé plusieurs entreprises : Satori, Bonne Nouvelle, Umami et bientôt Public House au Casino-Luxembourg. La scène gastronomique va devoir compter avec eux

Génération slash

Davide Sorvillo, Anne Knepper  et Mathias Hameeuw dans les caves  du Casino Luxembourg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 05.05.2023

La presse anglo-saxonne, jamais avare en trouvailles lexicologiques, désigne quelqu’un qui exerce plusieurs métiers en même temps par le terme de « slasher », rapport à la barre oblique qui sépare les différents jobs. Ils ont généralement entre 25 et 35 ans et ont choisi de ne pas choisir : Ils superposent différents boulots et pratiquent une certaine ubiquité professionnelle. Le phénomène est international et Luxembourg n’est pas évidemment pas épargné. La preuve autour de Davide Sorvillo, Mathias Hameeuw, Anne Knepper et quelques autres. Dans quelques semaines, ils ouvriront le restaurant Public House au sein du Casino Luxembourg. Une nouvelle étape pour ceux qui ont créé plusieurs entreprises à dimensions variables, parfois ensemble, parfois avec d’autres.

Ils sont tour à tour microbrasseurs / organisateurs d’événements / patrons de bar / cuisiniers / communicants… et étudiants. Quand ils se lancent au printemps 2020, les premiers protagonistes de cette aventure à multiples facettes sont encore aux études. Davide Sorvillo en master d’études commerciales à Innsbruck, Mathias Hameeuw en gestion hôtelière à Bruxelles et Joseph Siebenaler en architecture à Berlin. Ils se sont connus sur les bancs de l’école européenne et partagent une même passion pour la gastronomie, les bons produits et… la bière. Au printemps 2020, après quelques essais de bassins maison, ils lancent leur première bière, la Mandarina Blonde sous la marque Satori. « Ce projet est tout de suite assez rentable car nous n’avions pas beaucoup de frais fixes et aucun investissement », se souvient Davide. Les trois garçons ne brassent pas eux-mêmes : Inspirés par le concept de « gyspsy brewing », ils concoctent leurs recettes de bières et les fabriquent auprès de brasseries internationales expertes dans chaque type de bière. « Cela permet d’avoir des bières de très bonne qualité, sans besoin d’infrastructure ou de savoir-faire artisanal. On peut nous qualifier plutôt de beer designers. On connaît bien la bière, on connaît bien les goûts des jeunes. » Leurs bouteilles séduisent rapidement les établissements les plus en vue de Luxembourg et se boivent lors d’événements festifs. Depuis, ils ont réitéré avec la Distortion IPA, plus complexe, aux notes citronnées de fruits de la passion et plus récemment avec la White Noise. Cette bière blanche « entre la version belge et la version allemande » est uniquement disponible en canette, une tendance de fond au niveau international pour la préservation du goût et le moindre impact au niveau environnemental.

Ce premier projet, « rentable, certes, parce qu’on ne se payait pas », est suivi par une nouvelle étape, toujours avec les trois mêmes ; la création de l’agence événementielle Umami. L’accent est mis sur la qualité gastronomique, avec l’invitation de chefs internationaux et sur le côté exclusif de leurs événements. Ils n’ont pas leur pareil pour dénicher des lieux spectaculaires, inexplorés, y apporter une scénographie originale, des produits de qualité, des vins naturels… « En combinant nos expériences en food, scénographie et accueil, on veut traduire notre vision de manière complète et la proposer à des clients. On cherche avec eux des alternatives respectueuses de nos valeurs autour du local et de la saisonnalité », poursuit Davide Sorvillo. Une offensive de marketing, quelques contacts bien placés et le carnet de commande se remplit. PwC Luxembourg, RTL Luxembourg, EIF ou LuxExpo sont les premiers clients. « On peut dés lors dégager un bénéfice et envisager d’autres business ». Et il ne leur faut pas longtemps pour ce nouveau business voie le jour.

Quand la Ville de Luxembourg lance un appel d’offres pour occuper l’ancien arrêt iconique Charly’s Gare, à quelques pas de la Villa Vauban et de Hamilius, le trio n’hésite pas à « tenter le coup ». Et face à une dizaine de candidatures plus expérimentées, ils remportent la mise. Leur bar porte le nom de Bonne Nouvelle car s’en fût certainement une qui leur permet de passer à la vitesse supérieure. (Davide raconte aussi que c’est un clin d’œil à la station de métro parisienne qui porte ce nom, car Paris l’a beaucoup inspiré dans ses démarches gastronomiques). Le lieu, inauguré en juillet 2022, faisait moins de cinquante mètres carrés, réserve et chambre froide comprises. Après les premiers six mois de pop-up contractuels, la Ville leur accorde six mois supplémentaires et leur ouvre l’espace de l’ancien kiosque à journaux voisin, gagnant ainsi quelques mètres carrés, et donc tables, supplémentaires. Les garçons prennent leurs aises et multiplient les événements tout en conservant l’âme et leur vocation première : un bar à vins nature issus de productions européenne, avec quelques petits plats végétariens à partager. L’ambiance de la terrasse bricolée maison (des parpaings et des planches de bois), des chaises dépareillées, de la lumière des bougies, de l’ardoise écrite à la main et des grandes tables où l’on s’installe avec des inconnus ajoute à la convivialité du lieu qui tient plus de Berlin ou de Bruxelles que des endroits classiques de Luxembourg. La demande initiale de la Ville était d’ouvrir toute la journée, pour correspondre à une clientèle plus large. « Pendant quelques mois, j’ouvrais à 9 h et je fermais à une heure du matin. Mais ce n’est pas tenable au niveau du rythme », argumente Davide Sorvillo. L’équipe a bien essayé de proposer des plats au déjeuner, « avec lesquels on pensait gagner de l’argent », mais la clientèle n’était pas au rendez-vous. La fin de la première année du Bonne Nouvelle se profile à l’horizon et la jeune bande espère pouvoir pérenniser l’aventure, en sortant du concept de pop-up pour obtenir un contrat d’exploitation à plus long terme.

Parallèlement à l’activité du bar à vin, un cycle de soirées gastronomiques voit le jour. Lors de ces « Chef’s Nights », l’équipe Bonne Nouvelle invite des chefs qui œuvrent à l’étranger (dont plusieurs Luxembourgeois qui bossent dans des restos de Paris, Bruxelles ou Amsterdam) pour servir un menu dégustation en accord mets-vins. Un concept pas vraiment inédit, mais des jeunes chefs et des lieux originaux qui apportent un vent de fraîcheur dans le paysage gastronomique local. Lors de la toute première Chef’s Night, la cheffe invitée est Anne Knepper. « On ne se connaissait pas, mais on a été immédiatement sur la même longueur d’onde », se souvient la jeune femme de 26 ans qui a commencé par des études en économie. « En tant qu’étudiante, j’ai travaillé dans une cuisine en Allemagne et là le sentiment s’est éveillé en moi que je ne voulais plus faire que cela pour le reste de ma vie : cuisiner ». Une réorientation qui la pousse à passer un diplôme à l’École de tourisme et d’hôtellerie. Dans ce cadre, elle est prise comme stagiaire au restaurant Geranium qui peut se targuer de trois étoiles au guide Michelin, à Copenhague, « une ville très excitante au point de vue gastronomique ». La cheffe soulève un point délicat : Une grande partie de la main d’œuvre de ces restaurants (très) en vue et à la pointe de la recherche culinaire est constituée de stagiaires non rémunérés venus du monde entier qui échangent leur force de travail contre un apprentissage et une belle ligne sur le CV. « J’ai beaucoup appris au Geranium, mais je ne pouvais pas rester à travailler 18 h par jour sans salaire ». Elle dénonce une certain hypocrisie de ce système « où il n’y a que les stagiaires, disons privilégiés, qui ont les moyens de se loger dans une ville chère comme Copenhague qui peuvent travailler dans ces restaurants ». Un problème que le petit monde de la haute cuisine ne peut plus ignorer. Il y a quelques mois, René Redzepi, le chef du Noma, plusieurs fois considéré comme le meilleur restaurant du monde s’en est alarmé et ému. « Ce modèle de très haute gastronomie n’est pas soutenable, ni financièrement ni émotionnellement, ni en tant qu’employeur ni en tant qu’être humain, il ne marche tout simplement pas », a-t-il déclaré en annonçant la fermeture prochaine de son restaurant. Anne Knepper poursuivra son début de carrière dans un restaurant italien, une boulangerie, puis un restaurant gastronomique végétarien. Trois années où elle rencontre plusieurs personnalités inspirantes, peaufine son apprentissage et développe sa propre idée de la cuisine. Avant de revenir au Luxembourg pour se lancer dans un nouveau défi.

Quand le restaurant du Casino Luxembourg s’est trouvé sans exploitant, la fine équipe a été approchée. Après « pas mal de négociations », Davide Sorvillo, Mathias Hameeuw et Anne Knepper lancent une nouvelle société pour établir leur restaurant qui prend le nom de Public House. « L’idée est de proposer un menu dégustation, les soirs, du mercredi au samedi », résume la cheffe. Une proposition qui tranche radicalement avec ce qui était offert auparavant et qui, il faut bien le reconnaître, n’a jamais vraiment attiré les foules. « Ça n’a pas été facile de faire admettre de ne pas être ouvert au déjeuner ou aux heures d’ouverture du Casino, mais pour nous, c’était la seule façon de réaliser notre projet. L’idée que la gastronomie soit disponible à tout moment n’est pas réaliste. On oublie qu’il y a des êtres humains qui travaillent. On adore notre métier, on le fait avec passion et sans compter nos heures, mais on ne peut pas tenir seize ou 18 h par jour », martèle-t-elle. Un compromis a été trouvé avec le Casino Luxembourg avec un premier contrat de huit mois, façon pop-up. L’occasion de voir si le concept prend et si un élargissement des heures d’ouverture est possible. Anne et ses acolytes tiennent à être présents à chaque instant, pour veiller à la bonne marche de l’établissement. « On n’est pas des investisseurs qui mettons des employés en cuisine et en salle : on veut le faire nous-mêmes », justifie Davide. « Je veux faire ma cuisine, pas écrire des fiches techniques que d’autres appliquent », ajoute Anne. Sa cuisine sera fidèle à ce qu’elle a appris à Copenhague. Elle sera axée sur la durabilité, la transparence, le respect de la nature. Ainsi, pas question de travailler des poissons de mer, venus de trop loin, ou des légumes à contre-saison. « J’ai envie de valoriser des produits et des techniques que les gens ne connaissent pas forcément et d’aiguiser leur curiosité. »

« Travailler de manière collaborative avec d’autres jeunes est motivant et enthousiasmant. On est très complémentaires. On échange beaucoup sur nos expériences, nos idées. On apprend énormément », note Davide. Comme si ce n’était pas assez, il a aussi monté Skandal, une agence de communication et marketing, avec d’autres partenaires, tout aussi jeunes que lui, Louis Loschetter et Valentin Dufour. Ce qui ne les empêche pas de se sentir assez différents des personnes de leur âge. « La plupart des gens de notre génération ne s’orientent pas vers l’entreprenariat. Beaucoup décident de rester à l’étranger, là où ils ont fait leurs études ou alors ils se dirigent vers la fonction publique pour s’assurer un bon salaire. » Ce seront leurs clients.

France Clarinval
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