Pourquoi faire simple si on peut faire compliqué

d'Lëtzebuerger Land vom 14.04.2023

En 1968, la télévision française voyait débarquer une série animée qui suscita la controverse : Les Shadoks. Ces drôles d’oiseaux vivent sur une planète aux volumes changeants, dont ils tombent parfois. Constructeurs de machines loufoques et concepteurs de projets voués à l’échec, les Shadoks s’usent à pomper en vain. Leur créateur, Jacques Rouxel a peut-être inspiré le ministère de la Digitalisation avec la formule devenue célèbre « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ». La facturation électronique des institutions publiques est devenue obligatoire pour tous les « opérateurs économiques » depuis le 18 mars dernier, mais donner des cheveux blancs à bon nombre de PME, associations et indépendants. Des cas particuliers que le législateur n’a pas forcément prévus. Le dispositif, censé simplifier la facturation, la rend finalement plus complexe.

Votée sans grand débat (quarante minutes, rapporteur, ministre et députés compris) et à l’unanimité le 2 décembre 2021, la loi sur la facturation électronique pour les marchés publics et les contrats de concession a reçu les avis favorables et le soutien des chambres professionnelles. « Le recours à la facturation électronique peut à terme être source de simplification administrative permettant d’accélérer et de simplifier la procédure de facturation, tout en réduisant les coûts pour les entreprises », notait ainsi la Chambre de commerce. Le texte vient renforcer celui de mai 2019 qui « recommandait » l’utilisation de la facturation électronique pour les opérateurs économiques envers les organismes du secteur public. Constatant que les effets se faisaient attendre, la nouvelle loi rend désormais la facturation électronique « obligatoire », poussant les entreprises à se doter des moyens nécessaires pour pouvoir émettre, transmettre et recevoir des factures électroniques. Il ne s’agit pas simplement d’envoyer les factures par courrier électronique, mais par l’intermédiaire d’un réseau numérique (Peppol), selon un format et une syntaxe spécifiques (XML), qui les transmet en toute sécurité aux destinataires concernés. Des bornes ont été échelonnées dans le temps, en fonction de la taille des opérateurs, pour faciliter leur transition. Les plus grands y sont passés en mai 2022, les moyens en octobre dernier.

Déjà pour ces entreprises, la mise en œuvre n’a pas été de tout repos, se heurtant à des difficultés pratiques pour trouver les numéros de référence, apprendre à remplir les formulaires, et financières pour se doter des outils nécessaires et du personnel compétent en la matière. Pour lever les doutes sur les bienfaits de la facturation électronique, le ministère de la Digitalisation fait témoigner Tom, Hanna, Lisa et Marc ; traiteur, jardinière, prof d’anglais privé et électricien de leur état, dans des vidéos qui renvoient à myguichet.lu. Les chambres professionnelles ont multiplié les séminaires et les formations à destination de leurs membres. Une série de sept webinaires abordant tous les aspects légaux, techniques et pratiques de la facturation électroniques sont également en ligne. On y voit Gérard Soisson du ministère de la Digitalisation dans un décor futuriste déclamer d’une voix monocorde les règles de l’e-facturation. Mais moins de 200 personnes ont visionné ces vidéos !

Restaient les petites entreprises qui doivent suivre le mouvement depuis le 18 mars 2023, soit quinze mois après l’entrée en vigueur de la loi. Et ça coince pour de multiples raisons. Car il n’y a pas que les entreprises qui doivent s’y mettre : les indépendants, les étudiants, les associations… Toute personne qui traite, même ponctuellement, avec les administrations, centres nationaux, communes, écoles, organismes du secteur public ne peut se faire payer que par facture électronique. Un module « simplifié » a été mis en place sur myguichet.lu qui doit permettre d’introduire directement des factures conformes. Jusqu’il y a peu, un numéro de TVA était nécessaire, mais aujourd’hui « ces formulaires peuvent aussi être utilisés par des personnes morales ou physiques qui n’ont pas de numéro de TVA, par des personnes physiques qui n’ont pas d’entreprise ou par des personnes qui ne disposeraient d’aucun des moyens d’authentification électronique », répond le ministère à la sollicitation du Land.

D’un autre côté, un grand nombre d’opérateurs ne se sentent pas du tout concernés alors qu’ils l’étaient. Lors d’un webinaire organisé le 23 février, soit moins d’un mois avant la mise en application de la loi, les associations, institutions et centres culturels découvrent ainsi qu’ils tombent dans le champ de l’« adjudicateur public » et ne peuvent donc plus accepter que des factures électroniques de la part de leur fournisseur. La loi inclut sous ce terme tous les organismes créés « pour satisfaire spécifiquement aux besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial (…) dont soit l’activité est financée majoritairement par l’État, les collectivités territoriales ou d’autres organismes de droit public, soit la gestion est soumise à un contrôle par ces derniers, soit l’organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les communes ou d’autres organismes de droit public ». Les associations du domaine culturel, mais aussi social, sportif ou environnemental, largement subventionnées sont tombées des nues. « On nous a indiqué que toutes les associations financées pour au moins la moité par l’État ou les communes étaient concernées », nous explique un membre de la Theater Federatioun. Le groupement a fait ses devoirs et adressé une lettre aux ministres concernées, Xavier Bettel en tant que ministre de la Digitalisation, et Marc Hansen son ministre délégué (DP tous les deux). « Différents membres de la Theater Federatioun ont vérifié auprès de juristes qui estiment que qualifier les associations sans but lucratif de « pouvoir adjudicateur » serait une mauvaise interprétation de la loi », poursuit le représentant de la fédération. Si certaines structures ont effectivement été créées par l’État ou les communes, beaucoup sont fondées et gérées de manière indépendante et ne sont donc pas des « pouvoirs adjudicateurs ». La fédération plaide ainsi pour une analyse au cas par cas. On peut citer deux exemples pour illustrer. Un centre culturel régional comme le Kinneksbond de Mamer est bien né de la volonté communale et essentiellement financé par celle-ci. En revanche, un théâtre privé comme le Kasemattentheater, fondé en 1964 sous l’impulsion de comédiens autour de Tun Deutsch, même subventionné, voire conventionné, ne devrait pas tomber dans la définition de pouvoir adjudicateur, selon la Theater Federatioun. La réponse du ministère, que nous avons pu lire, ne fait que reprendre la définition d’organisme de droit public sans pour autant répondre à la demande de clarification. Une deuxième lettre de la Theater Federatioun a donc été expédiée, renvoyant à une série de jurisprudences européennes pour conclure « des associations appartenant clairement à cette scène libre et indépendante ne doivent certainement pas appliquer ni la législation sur les marchés publics, ni celle sur la facture électronique. » Notre interlocuteur soulève diverses situations auxquelles les associations vont devoir faire face si elle ne peuvent recevoir que des factures électroniques : un acteur « qui n’a même pas d’adresse e-mail », un étudiant payé quelques dizaines d’euros pour coller des affiches, un fournisseur étranger qui n’a pas d’identifiant numérique local...

Selon la réponse (écrite) du ministère de la Digitalisation à la demande du Land, « tout organisme devrait en principe savoir, dans le cadre de la législation relative aux marchés publics existante depuis des dizaines d’années et indépendamment de la loi relative à la facturation électronique, s’il est un pouvoir adjudicateur et doit donc respecter les différentes normes de droit relatives aux marchés publics. ». Le ministère estime que « tout un ensemble d’asbl ou d’autres types d’organismes du secteur culturel sont à considérer comme des organismes du secteur public et doivent donc respecter la loi relative à la facturation électronique ». Aussi, les fonctionnaires en charge « restent prêts à assister et conseiller, au cas par cas, tout organisme qui ne parviendrait pas à faire lui-même l’analyse juridique nécessaire ou qui aurait des doutes quant à son statut. ». Réponse du berger à la bergère donc, la hotline du ministère risque de surchauffer. « Pour beaucoup d’associations, d’artistes, d’indépendants, c’est une usine à gaz difficile à comprendre et à appréhender avec un jargon juridique qu’on ne maîtrise pas », rétorque l’artiste. Les Shadoks continueront donc de pomper. Jacques Rouxel n’avait-il pas mis dans la bouche du professeur Shadoko une autre maxime bien à propos : « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ».

France Clarinval
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