La Commission européenne protège (enfin) la sidérurgie européenne face à la Chine dans un contexte trumpien

Le retour du protectionnisme

Visite du chantier du siège d’ArcelorMittal  au Kirchberg le  21 juin 2023
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 17.10.2025

On ne pensait plus l’Europe capable de prendre ce genre de décision. Après tant de reculades et d’accommodements. Le 7 octobre, six mois après avoir présenté un plan de sauvegarde du secteur de l’acier en Europe, la Commission européenne a dévoilé un arsenal inédit de mesures destinées à le protéger des importations à bas prix, suivant en cela l’appel lancé le 28 juillet par onze États membres (Autriche, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pologne, Roumanie et Slovaquie) à mettre en place « dans les meilleurs délais » un cadre de protection commerciale de la sidérurgie européenne. Désormais, les quotas d’acier étranger qui peuvent être importés chaque année dans l’UE sans acquitter de droits de douane seront abaissés à 18,3 millions de tonnes à partir de 2026. Un chiffre à rapprocher des quelque 30,5 millions de tonnes importées en 2024.

Au-delà de ces quotas, les importations subiront des droits de douane en forte hausse, passant de 25 pour cent à cinquante pour cent, soit un niveau identique à celui pratiqué aux États-Unis et au Canada (où ils s’appliquent dès la première tonne). De plus, les importateurs de produits en acier transformé devront déclarer dans quel pays le métal d’origine a été « fondu et coulé », pour prévenir des pratiques de contournement, un acier pouvant arriver d’un pays où il a subi une dernière transformation mais où il n’a pas été réellement produit. Le nouveau dispositif remplace la « clause de sauvegarde », mise en place en 2019 pour aider les producteurs européens et qui expire fin juin 2026. Il doit encore être validé par les 27 pays membres de l’UE et par le Parlement européen. Parmi les pays européens non-membres de l’UE, l'Islande, le Liechtenstein et la Norvège, qui appartiennent à l'Espace économique européen seront exemptés de ces mesures, mais pas le Royaume-Uni qui s’en est inquiété.

Les produits visés sont bien entendu, en priorité, ceux venus de Chine, d’autant plus compétitifs qu’ils sont largement subventionnés. Selon un rapport de l’OCDE publié fin mai 2025, les aides chinoises, en pourcentage du chiffre d’affaires des producteurs d’acier, sont dix fois supérieures à celles des pays de l’OCDE. La Chine, qui produit à elle seule plus de la moitié de l'acier mondial, représentait en 2024 environ quinze pour cent des importations totales d'acier de l’UE.

Les sidérurgistes européens n’ont pas caché leur soulagement. Aditya Mittal, le PDG d’ArcelorMittal, numéro deux mondial du secteur avec 68 millions de tonnes d’acier brut produites en 2024 a ainsi déclaré : « Au nom de tous les salariés d’ArcelorMittal en Europe, je suis sincèrement soulagé par les propositions de soutien de l’industrie européenne de l’acier annoncées
aujourd’hui », se félicitant que l’Europe ait enfin « compris la gravité de la situation » et y ait répondu « de manière ferme et adaptée ». Son cours de bourse a aussitôt bondi de 8,5 pour cent (avant de baisser au bout de trois jours). Celui de ThyssenKrupp a pris 5,6 pour cent.

Les fabricants commençaient à désespérer, non sans bonnes raisons. La production d’acier s’est contractée de trente pour cent depuis 2015 et les usines n’y fonctionnent qu'à 67 pour cent de leurs capacités. Les nouvelles mesures proposées par la Commission européenne prévoient de faire passer ce taux à 80 pour cent, qui correspond au « point-mort » (niveau minimum à produire pour être rentable). Pour Axel Eggert, directeur général de l'association sidérurgique européenne Eurofer, les importations seraient ramenées à une part de marché de quinze pour cent, ce qui permettrait de sauver des centaines de milliers d'emplois.

Sous cet angle, la situation est devenue critique. La sidérurgie européenne a perdu environ 100 000 emplois directs en dix ans, soit près de trente pour cent de ses effectifs. Pour la seule année 2024, 18 000 postes ont été supprimés. Les annonces de fermetures de sites et de restructurations se sont multipliées. Ainsi ThyssenKrupp prévoit la suppression de 11 000 emplois en Allemagne d'ici 2030, soit environ quarante pour cent de ses effectifs dans le pays.

Mais les importations chinoises (et plus largement d’Inde, du Vietnam, de Corée du sud ou de Taïwan) ne sont pas les seules responsables des déboires de la sidérurgie européenne. De plus, se focaliser sur les importations ne doit pas faire oublier que les exportations sont aussi bridées par les droits de douane (de cinquante pour cent depuis juin 2025) imposés par Donald Trump. Non seulement ils pénalisent directement les ventes européennes aux États-Unis, mais, comme le précise ArcelorMittal, « ils perturbent le marché mondial de l'acier car ils contribuent à réorienter vers l'Europe les flux d'acier produits dans le monde qui étaient autrefois livrés aux États-Unis », avec comme résultat l’aggravation du déficit commercial européen dans l’acier. L’accord conclu fin juillet entre Washington et Bruxelles prévoyait la possibilité de remplacer les droits de douane par un système de quotas, mais rien de concret n’a été réalisé dans ce sens depuis.

Rien ne dit que les mesures décidées le 7 octobre, qui mettront un certain temps à produire leurs effets, permettront à l’acier européen de remonter la pente. Mais elles peuvent inspirer d’autres secteurs d’activité qui subissent les mêmes menaces. Si elles faisaient tache d’huile, elles marqueraient une rupture historique et un réel revirement doctrinal de l’UE. Certains économistes pensent que le moment est venu pour l’Europe « d’abandonner sa religion du libre-échange pour éviter un désastre social et industriel ». Ces propos sont ceux de l’universitaire français Thomas Piketty. Avant même les décisions sur l’acier européen, il appelait la Commission européenne, dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde le 4 octobre, à acter son changement de position en instaurant des droits de douane substantiels sur les importations, mais en suivant une logique différente de celle de Donald Trump, pour autant que l’on puisse parler de logique dans ce dernier cas. Pour Piketty, les droits européens permettront avant tout de « prendre en compte les externalités négatives liées au fret et au dumping », en clair de compenser les dégâts environnementaux et sociaux causés par le développement du commerce mondial.

Le transport international de marchandises génère une importante pollution (sept pour cent des émissions mondiales). Son coût environnemental a longtemps évalué entre 100 et 200 euros par tonne de carbone. Mais en raison de l’aggravation du réchauffement climatique et de ses conséquences (catastrophes naturelles, baisses de l’activité) on peut aujourd’hui retenir une valeur d’environ mille euros la tonne, soit cinq à dix fois plus, « sans même prendre en compte la perte de bien-être et les coûts non économiques ». Sur cette base, il faudrait appliquer des droits de douane moyens de l’ordre de quinze pour cent aux flux commerciaux mondiaux afin de prendre en compte le réchauffement lié au fret, avec de fortes variations suivant les marchandises. La Chine sera particulièrement concernée car elle représente aujourd’hui trente pour cent des émissions mondiales, dont environ vingt pour cent des émissions exportées (soit six pour cent du total mondial). Il faudrait appliquer des droits de douane moyens d’environ 80 pour cent aux importations venant de ce pays pour prendre en compte leur coût environnemental. En se limitant aux émissions nettes (celles provoquées par la Chine après déduction de celles qu’elle subit), on aboutit à des droits de douane de l’ordre de quarante pour cent.

La seconde justification pour des droits de douane européens est le « dumping social et fiscal » pratiqué par certains pays aux rémunérations parfois très faibles et/ou à la réglementation sociale allégée, ce qui avantage les producteurs qui y sont installés. Ces derniers peuvent aussi bénéficier d’aides d’État ou d’impôts réduits. À nouveau la Chine est dans le viseur. Les salaires y représentent 49 pour cent du PIB, contre 64 pour cent en Europe. Pour l’économiste Piketty, il faudrait établir l’égalité en appliquant des droits compensatoires de quinze pour cent du prix des importations. Selon lui il ne s’agit pas de « punir » la Chine, mais, comme pour le carbone, de lui faire adopter un comportement plus vertueux en termes de niveaux de salaires et de décarbonation (celle-ci étant déjà plus avancée qu’aux États-Unis). Au total on arriverait à des droits de douane très élevés, allant de cinquante à cent pour cent de la valeur des importations. Rien à voir avec le « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (MACF) adopté par l’UE fin 2022, conçu pour rapporter 14 milliards d’euros par an d’ici à 2030, soit deux pour cent des importations chinoises, ou 0,5 pour cent du total des importations extra-européennes.

Pour autant, Thomas Piketty ne fait pas une religion des droits de douane, qui pourraient être remplacés par « des accords contraignants mis en place pour atteindre les mêmes objectifs ». Toutefois les droits, ou d’éventuelles sanctions financières ciblées si elles apparaissent plus efficaces, auraient pour avantage de faire rentrer de l’argent, au moment où de nouvelles dépenses se profilent (défense) et où il faudra rembourser (à partir de 2028) l’emprunt européen en commun de 750 milliards d’euros, baptisé NextGenerationEU, décidé en 2020 au moment de la pandémie de Covid-19. Sans ces mesures, il faut s’attendre à une nouvelle vague de destructions d’emplois touchant en premier lieu l’industrie et par ricochet l’ensemble de l’économie.

Mais ce n’est pas gagné d’avance en raison « du profond attachement de l’Europe au libre-échange le plus absolu », bien qu’inadapté aux défis actuels, par crainte de déclencher une escalade protectionniste rappelant les funestes années 1930. Piketty estime que « pour sortir des blocages, peut-être faudra-t-il en passer par des actions unilatérales, certains pays (européens) prenant des mesures nationales pour se protéger face au dumping social et environnemental ». Ramenant les choses sur le plan politique, il déplore que, comme aux États-Unis, il n’est pas exclu qu’une telle initiative vienne « de la droite et des nationalistes » et, sans surprise, exhorte la gauche à prendre ses responsabilités, en ayant à l’esprit que les grands partis socio-démocrates dans l’UE (le PS français, le PSOE espagnol ou le SPD allemand) ont tous été historiquement favorables au libre-échange.

Georges Canto
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