Le Monténégro se laisse facilement aimer. Couvert aux trois quarts de montagnes, baigné par la mer Adriatique et doté d’un nom évocateur (Crna Gora, la « montagne noire ») qui rappelle les sommets imposants du massif du Lovćen, autrefois admirés par les commerçants vénitiens, le pays a de quoi séduire : de la sublime baie de Kotor au lac merveilleux de Skadar, en passant par la réserve centenaire de Biogradska Gora. Le charme opère sans effort lors d’un voyage de presse savamment orchestré par la Commission européenne (en amont de la visite d’Ursula von der Leyen dans les Balkans occidentaux cette semaine, et de la publication du rapport sur l’élargissement en octobre-novembre). Le processus d’adhésion, lui, avance à un rythme bien plus lent. Jusqu’à récemment en tout cas…
Pour bon nombre d’observateurs, le Monténégro a été surtout marqué par la longévité politique de Milo Đukanović, figure centrale de la vie publique pendant près de vingt-cinq ans. Son mandat a suscité des controverses, notamment en raison d’accusations récurrentes de corruption, de clientélisme et d’un système judiciaire sous influence. Des soupçons ont également pesé sur son rôle dans certaines pratiques économiques opaques, comme le programme de « passeports dorés » ou le trafic de cigarettes dans les années 1990. Si ces accusations n’ont pas toujours donné lieu à des poursuites judiciaires, elles ont durablement terni l’image du pays. Đukanović restera aux commandes jusqu’en 2023, lorsqu’accablé par les accusations de corruption et une instabilité politique persistante, il perd l’élection présidentielle face à Jakov Milatović, du parti Europe Now!, puis les législatives, scellant ainsi la fin de son long règne et le passage de son parti dans l’opposition. Depuis, le Monténégro est dirigé par une coalition élargie regroupant à la fois des partis pro-européens et des formations proserbes : une première dans ce pays où le discours ethnopolitique de Đukanović vis-à-vis de la Serbie ne correspondait plus aux attentes d’un électorat pourtant multiethnique.
Les autorités actuelles, sous l’impulsion du Premier ministre Milojko Spajić, s’efforcent de prendre leurs distances avec les pratiques du passé, tout en jonglant avec des défis structurels profonds. Le chemin vers l’adhésion européenne a connu une accélération récente, mais des zones d’ombre persistent, notamment en matière de transparence économique, comme en témoigne un récent partenariat avec les Émirats arabes unis. Ces tensions illustrent le dilemme de l’UE : soutenir une intégration rapide (prévue pour 2028) tout en maintenant ses exigences sur l’État de droit. Or, depuis la guerre en Ukraine et le brusque réveil géopolitique de Bruxelles, la région des Balkans occidentaux bénéficie d’une attention renouvelée et bienvenue. Sensible aux risques d’ingérences étrangères, l’UE aimerait bien « clôturer » une fois pour toutes la côte adriatique, de la Croatie à la Grèce, et concrétiser le destin européen pour les Balkans promis à Thessalonique en 2003.
« Le processus d’adhésion a commencé en 2012, même si, en toute honnêteté, de réels progrès n’ont été possibles que ces deux dernières années », tempère Johann Sattler, ambassadeur de l’UE à Podgorica. Conformément à la nouvelle méthodologie de l’UE en matière d’élargissement, les chapitres de négociation portant sur la justice, l’État de droit, la lutte contre la corruption et le crime organisé constituent dorénavant une « condition sine qua non » pour progresser sur l’ensemble des autres. Comme le rappelle le diplomate autrichien : selon le principe des « fondamentaux d’abord », aucun autre chapitre ne peut être définitivement clôturé tant que des avancées substantielles et irréversibles n’ont pas été réalisées dans ces domaines clés. « Jusqu’à présent, le gouvernement a livré », estime le chef de la délégation. « En juin, le Monténégro a clôturé le chapitre relatif aux marchés publics », ce qui porte à sept (sur 33) le nombre de chapitres provisoirement fermés.
Seulement voilà : peu de temps après, le gouvernement monténégrin signait un accord avec les Émirats arabes unis pour un projet immobilier de tourisme de luxe, permettant aux investisseurs d’échapper aux règles monténégrines en matière de passation de marchés publics et de concurrence. Ce qui soulève une question : Que reste-t-il vraiment des pratiques troubles du passé monténégrin et d’une certaine tendance à l’opportunisme stratégique dont le pays a déjà fait preuve par le passé ? Ou s’agissait-il d’une tentative de compenser une fragilité économique ? Il convient de rappeler qu’en 2014, le gouvernement de Đukanović avait orchestré le financement controversé de l’autoroute Bar-Boljare par la China Road and Bridge Corporation (CRBC), grâce à un prêt d’environ un milliard de dollars de la China Exim Bank. Ce contrat relatif à « l’autoroute la plus chère d’Europe », incluait une clause autorisant la Chine de saisir des actifs monténégrins en cas de défaut de paiement, par exemple le port de Bar, réputé pour ses eaux profondes et longtemps convoité par la Russie.
À l’époque, certains y ont vu une dette stratégique destinée à faciliter l’entrée du Monténégro dans l’OTAN. Đukanović n’en était pas à son premier coup d’essai. Sa longévité politique tenait à sa capacité à jouer des équilibres, stratège opportuniste entre Est et Ouest. Proche de Slobodan Milošević à l’époque où le Monténégro faisait encore partie de la République fédérale de Yougoslavie, Đukanović a su prendre ses distances quand le dictateur serbe est devenu un fardeau. Lorsque, sous sanctions internationales, Milošević s’est mis à imprimer de la monnaie sans valeur, Đukanović a défié Belgrade en introduisant le Deutsche Mark, en 1999. Si bien qu’en 2002, le Monténégro (bien que pays tiers) est passé à l’euro en même temps que l’Allemagne. À partir de 2004, alors que la part des investissements russes dans l’immobilier côtier atteignait des niveaux inquiétants (près de quarante pour cent), le Monténégro a opéré un virage stratégique et s’est présenté comme candidat à l’Union européenne. Reconnu comme pays indépendant à l’issue d’un référendum très contesté en 2006, en amont duquel l’UE avait exigé un seuil de 55 pour cent, que le Monténégro franchira de justesse avec 55,5 pour cent (honni soit qui mal y pense), le pays dépose sa candidature en 2010.
Interrogé sur l’accord avec les Émirats, Johann Sattler estime que « tant que le Monténégro ne fait pas partie de l’UE, il est libre de signer des accords intergouvernementaux », mais rappelle que l’UE surveillera attentivement sa mise en œuvre et que tout chapitre clôt ne l’est que de façon provisoire : que si des régressions sont constatés, l’UE peut y revenir si nécessaire.
« Nous adaptons notre législation, nous la préparons, puis nous cherchons un moyen de contourner ces exigences », résume Milena Gvozdenović, directrice adjointe de l’ONG Centre pour la transition démocratique, en décrivant la stratégie du gouvernement. « Nous sommes actuellement en train de mettre en œuvre la réforme électorale, et je crains que cela ne mène au même scénario qu’avec l’obtention de l’IBAR ». L’adoption, en 2024, du rapport intermédiaire d’évaluation des critères d’adhésion (IBAR) par les ambassadeurs de l’UE a été perçue davantage comme une décision politique que comme un jugement basé sur le mérite. « Pour être éligible à l’IBAR, le Monténégro a modifié sa loi sur la prévention de la corruption. Cependant, la nouvelle loi s’est avérée encore moins efficace que la précédente. Par exemple, l’agence anticorruption ne dispose plus de l’accès aux déclarations patrimoniales des parlementaires » regrette Milena Gvozdenović.
« L’Europe est en plein combat. » C’est par ces mots forts que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a ouvert son discours sur l’État de l’Union le 10 septembre dernier, décrivant un monde « sans pitié ». Sur le plan européen, avec la crise politique prolongée en France et la montée de l’extrême droite aux portes du pouvoir, tant à Paris qu’à Vienne, l’adhésion du Monténégro à l’UE apparaît loin d’être assurée. Rappelons qu’il suffit qu’un seul État membre s’y oppose pour faire échouer tout le processus.
Dans ce contexte, le Luxembourg, dont le pays accueille une diaspora importante (entre 3 000 et 8 000 ressortissants monténégrins) vient de déclarer que l’UE devrait établir un calendrier plus court et plus clair pour les pays candidats. Devant le Parlement européen la semaine passée, le Premier ministre, Luc Frieden (CSV), a estimé qu'une décision concernant l'adhésion du Monténégro devrait être prise l'année prochaine, soit deux ans avant le calendrier initialement envisagé. Contacté par le Land, le ministère d’État évoque un calendrier « déjà avancé par la commissaire européenne à l’Élargissement, Marta Kos », mais se dit « convaincu de la nécessité d’avancer rapidement dans les négociations d’adhésion à l’UE, pour des raisons stratégiques ».
Entretemps, l’UE investit massivement dans la mise en conformité des infrastructures monténégrines, quitte à reprendre des chantiers laissés par d’autres. « Juste avant les vacances d’été, j’ai signé d’une main tremblante le plus gros crédit jamais accordé : 150 millions d’euros d’argent public pour la construction de l’autoroute entre le port de Bar, la capitale Podgorica, et jusqu’à Belgrade », confie Johann Sattler. À cela s’ajoutent 120 millions d’euros destinés à la rénovation du réseau ferroviaire reliant le Monténégro à la Serbie et à la côte adriatique. Mardi, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a inauguré une grande conférence sur les renouvelables au Monténégro. Objectif : amorcer une diversification de l’économie monténégrine aujourd’hui lourdement dépendante du tourisme (un secteur qui représente entre 25 et 35 pour cent du PIB) afin de mieux résister à d’éventuels chocs extérieurs, comme celui observé lors de la pandémie.
En parallèle, l’UE investit soixante millions d’euros dans le secteur de l’éducation. Dans certaines régions, notamment au nord du pays, les élèves doivent encore partager les salles de classe à tour de rôle, faute d’infrastructures suffisantes. Cette partie du territoire, nettement moins développée que les zones côtières, fait pourtant l’objet d’une attention croissante. Bruxelles y voit un potentiel à exploiter dans un pays où plus de 90 pour cent des recettes sont encore générées dans les régions littorales. Niveau défense, le Monténégro est déjà aligné sur la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE, et a pleinement appliqué les sanctions contre la Russie décidées par Bruxelles. « Je soutiens pleinement l’adhésion du Monténégro à l’UE » nous confie Milena Gvozdenović. « Je souligne simplement l’importance de la qualité de ce processus, que je perçois comme une véritable opportunité et comme le seul compromis politique capable de rassembler nos partis ». Mais la qualité de ce processus est aussi un facteur clé pour prévenir une détérioration supplémentaire de la situation dans les Balkans en général. Trop de temps s’est écoulé, mais accélérer comporte cependant d’autres risques.