Les Balkans occidentaux patientent depuis plus de vingt ans. L’intégration est devenue une chimère

L’élargissement, un tabou

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2024

Le 1er mai, l’Union européenne a célébré bien timidement le 20e anniversaire du « grand élargissement » à l’Est, de 2004. Ce jour-là, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a salué « une promesse », le « début d’une nouvelle ère », et assuré qu’« aujourd’hui le désir d’unir l’Europe et d’agrandir notre Union est plus fort que jamais ». Mais ce discours ressemblait avant tout à de la méthode Coué. Depuis ce « big bang » et le passage de 15 à 25 membres, seules la Bulgarie et la Roumanie (en 2007) puis la Croatie (en 2013) ont réussi à concrétiser leur processus d’intégration. Cela fait pourtant plus de vingt ans que les pays des Balkans occidentaux patientent dans l’antichambre de l’intégration. Dès juin 2003, lors du sommet de Thessalonique, l’UE avait insisté sur leur « perspective européenne ». Cette deuxième vague d’élargissement au sud-est du continent devait refermer la sombre page des années 1990, marquées par le retour de la guerre en Europe lors de la désintégration sanglante de la Yougoslavie.

2014, brutal coup d’arrêt de Jean-Claude Juncker On imaginait alors ces petits pays vite intégrés. L’UE regardait l’avenir avec une certaine confiance. Sauf que, depuis, de multiples crises, internes et externes, sont venues enrayer le processus. À tel point, qu’en 2014, le nouveau président de la Commission, Jean-Claude Juncker, avait prévenu avant même son entrée en fonction : « Aucune adhésion » ne serait à l’ordre du jour durant ses cinq années de mandat. Plusieurs pays des Balkans occidentaux avaient pourtant reçu peu avant leur statut de candidat et entamé, pour certains, leurs négociations d’adhésion. Une décennie plus tard, les conséquences politiques de cette déclaration se font toujours sentir : c’est comme si l’élan pro-européen avait été brutalement brisé par Bruxelles et qu’il était désormais trop tard pour relancer la machine.

Lors de la campagne des élections européennes de 2019, la question de l’élargissement avait d’ailleurs déjà été taboue. L’Europe était encore traumatisée par le Brexit, le premier rétrécissement de son histoire. Pour les Balkans occidentaux, la seule perspective concrète d’avancée résidait dans le « processus de Berlin », cette initiative parallèle lancée par Angela Merkel à la rentrée 2014 pour tenter de maintenir la flamme au sein de l’Europe du Sud-Est, où les signes de lassitude et d’agacement commençaient à pointer dans les populations.

Un « momentum ukrainien »  Depuis, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a quelque peu rebattu les cartes. De crainte que les Balkans occidentaux ne se transforment en un deuxième front, ou que certains pays ne se détournent vers Moscou, les dirigeants européens ont peu à peu réajusté la mire et relancé la perspective de l’élargissement. La colère piquée par les dirigeants de Serbie, d’Albanie et de Macédoine du Nord à l’issue du sommet européen de Bruxelles en juin 2022 a sûrement servi d’avertisseur. Ce jour-là, le Premier ministre albanais, Edi Rama, avait conseillé à l’Ukraine de ne « pas se faire d’illusions », alors que Kyiv venait de recevoir le statut de candidat à l’intégration, comme la Moldavie voisine.

À la rentrée dernière, les propos de Charles Michel au forum de Bled, en Slovénie, ont fait le tour des médias de toute l’Europe. Le président du Conseil européen y a en effet fixé la date de 2030 comme objectif « ambitieux mais nécessaire » pour l’élargissement aux Balkans occidentaux. Sauf que depuis, la seule avancée tient en l’annonce du « plan de croissance » à six milliards d’euros, mis sur la table fin 2023 par la Commission européenne afin de favoriser le rattrapage socio-économique des Balkans occidentaux. Ce montant correspond à une aide moyenne d’environ 800 euros par habitant. Or, à titre de comparaison, les Grecs en toucheront 5 600 grâce aux fonds européens sur la période 2021-27. Difficile, donc, d’imaginer comment atteindre le but fixé.

Les dérives des « stabilocraties » En outre, ce plan ne règle pas les questions politiques, pourtant cruciales pour l’adhésion. En Albanie et en Serbie, par exemple, l’État de droit ne cesse de reculer, sous la pression des régimes d’Edi Rama et d’Aleksandar Vučić, au pouvoir depuis une grosse décennie. Ces deux dirigeants sont les parangons de la « stabilocratie », ce néologisme popularisé par l’universitaire (de nationalité luxembourgeoise) Florian Bieber pour désigner ces régimes hybrides qui se disent « pro-européens » et dont les dérives autocratiques sont tolérées par l’UE au nom de la stabilité, c’est-à-dire l’absence de nouveau conflit armé dans la région. De fait, on assiste à un curieux pas de deux entre l’Union européenne et les dirigeants des Balkans occidentaux, que l’on pourrait résumer par la formule suivante : « Nous ferons semblant de vous laisser entrer si vous faites semblant de vous réformer ». Ainsi, le processus d’intégration de la Serbie, entamé en juin 2013, fait du surplace : seuls deux chapitres des 35 de l’acquis communautaire ont été refermés.

Dans le même temps, les opinions publiques balkaniques se détournent de cette UE qui refuse de leur ouvrir ses portes et qui accorde du crédit à des régimes pas franchement démocratiques : les Serbes favorables à l’intégration de leur pays sont désormais minoritaires alors qu’à la fin des années 2000, environ 80 pour cent se présentaient comme pro-européens. D’autant que la Russie et la Chine leur font de l’œil. Comment pourrait-il en être autrement alors que les messages envoyés par les 27 ne sont guère engageants ? Adoptée début 2020, la « nouvelle méthodologie » de l’intégration a introduit un principe de réversibilité du processus, on parle aussi d’une Europe à plusieurs vitesses, comme l’évoque ouvertement un plan présenté ces derniers mois par la France et l’Allemagne. Voilà qui suscite l’inquiétude des pays des Balkans occidentaux, eux qui ont déjà le sentiment d’appartenir à une autre Europe, périphérique et méprisée.

Qui veut encore de l’élargissement ? Dans l’Ouest de l’UE, on a évité de trop évoquer le sujet, inflammable pour les opinions publiques, durant la campagne pour les élections du 9 juin. Au Luxembourg, les partis sont restés prudents, évoquant la nécessité d’un « aggiornamento institutionnel » pour les uns, « prudence et pragmatisme » pour d’autres. Au vrai, les seuls véritables partisans de l’élargissement parmi les États membres sont aujourd’hui à chercher du côté des pays critiqués par cette partie de l’Union pour leurs dérives antidémocratiques. À commencer par la Hongrie de Viktor Orbán, héraut de la droite néoconservatrice européenne, devenu très proche du président serbe.

Lassés d’attendre l’hypothétique intégration de leurs pays, les habitants des Balkans occidentaux ont de leur côté fini par prendre les devants : vu que l’Europe ne vient pas à eux, ce sont eux qui vont vers l’Europe. Ces dernières années, leur exode provoque une véritable saignée démographique parmi les six pays, qu’illustrent dramatiquement les résultats des recensements... Financés par l’Union européenne. En Albanie, l’Institut des statistiques n’a même pas publié ceux, préliminaires, de l’opération de comptage qui s’est tenue fin 2023. On dit que le gouvernement d’Edi Rama chercherait un moyen de « lisser » les chiffres pour ne pas révéler l’ampleur de la baisse de la population liée à l’exil massif, le plus souvent irrégulier. Les rumeurs laissent entendre que le pays pourrait compter à peine 1,5 million d’habitants, presque moitié moins qu’en 2011.

Simon Rico
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