Les machines tournent encore, mais peut-être plus pour longtemps. L’usine Wear & Go fabrique des jeans et des survêtements pour le Kosovo et sous-traite pour des grandes marques italiennes de prêt-à-porter. Cette PME familiale de Gjakovë, dans l’ouest du Kosovo, est aujourd’hui confrontée à un problème qui met en péril son avenir : le manque de main d’œuvre. « Nous employons une trentaine de personnes. Beaucoup ont plus de cinquante ans, les jeunes sont tous partis ces cinq dernières années », explique Fatlind Bokshi, le directeur de la production.
« Plus personne ne trouve des travailleurs par ici », poursuit le jeune homme. « Certains de nos concurrents font appel à des Bangladais, dans le cadre d’un accord de travail signé par le gouvernement, mais ils ne restent pas. On a beau prendre leurs passeports, la plupart s’en vont très vite en direction de l’Union européenne. »
Comme de nombreuses autres entreprises de secteurs en tension, Wear & Go a fini par embaucher des Roms, jusque là écartés du marché de travail. Une quinzaine d’entre eux travaillent dans l’atelier du premier étage au rythme assourdissant de tallava, cette étonnante fusion d’électro et de rythmes traditionnels orientalisants. Resteront-ils encore longtemps alors que le Kosovo bénéficie depuis le 1er janvier de la libéralisation des visas Schengen ?
La fin de la restriction, que beaucoup jugeaient « discriminatoire », fait en effet craindre un nouvel exode. Selon certaines enquêtes, jusqu’à trente pour cent des Kosovars voudraient profiter de l’aubaine pour aller tenter leur chance en Europe occidentale. « Beaucoup de gens disent qu’ils veulent partir, mais c’est aussi une manière d’exprimer leur mécontentement face à la situation actuelle du Kosovo », relativise Arian Lumezi, de l’Institut Musine Kokalari, un think tank social-démocrate de Pristina.
De son côté, Fatmir Curri, Conseiller spécial au cabinet du Premier ministre du Kosovo, en charge du dossier brûlant de la libéralisation des visas, se dit serein. « Nous avons mené des campagnes d’information pour bien expliquer ce qui est en jeu : nos concitoyens pourront désormais circuler librement dans l’espace Schengen, mais sans y rester plus de 90 jours consécutifs, sans pouvoir y travailler ni faire des études. Nous avons bien insisté sur le fait que ceux qui contreviendraient à ces règles seraient bannis pour cinq ans. »
« Aujourd’hui, demain, dans un mois, dans deux mois… Quand ? »
Depuis que le Parlement l’a actée au printemps dernier, la libéralisation des visas est la grande question qui sature toutes les discussions au Kosovo, y compris sur les réseaux sociaux. Souvent avec humour, à l’image de ce mème d’un jeune homme se demandant quand partir : « Aujourd’hui, demain, dans un mois, dans deux mois… Quand ? » En réalité, un exode massif dès ce début d’année n’est probablement pas le scénario le plus probable.
Arben Lezi a créé l’application de réservation Albalines qui regroupe toutes les compagnies d’autocars du Kosovo. Sur les ordinateurs de son bureau, installé dans un quartier encore en chantier du centre-ville, le trentenaire fait défiler les statistiques des réservations. « Nous observons un regain d’intérêt, mais pas de hausse marquée pour le début janvier. Les prix des trajets vers l’Allemagne restent stables également, de l’ordre de 30 à 35 euros. » Le quarté des destinations les plus populaires : l’Allemagne, de loin, suivie de la Belgique, de la Suisse et de l’Italie.
« Nous nous attendions à beaucoup plus de demandes », admet Arben Lezi, qui tente une explication : « Les gens se méfient. Ils ne veulent pas prendre le risque d’être refoulés et attendent le retour de ceux qui seront partis les premiers »... Parfaitement anglophone, le jeune chef d’entreprise finit par avouer que lui-même n’a jamais quitté le Kosovo : « J’ai essayé une fois d’obtenir un visa, mais les files d’attente et la procédure, chère et compliquée, m’ont découragé ».
À l’Institut Musine Kokalari, Arian Lumezi prédit que « la situation ne se décantera pas avant plusieurs mois ». Lui non plus ne s’attend pas à un exode massif comme celui qui jeta sur les routes près de 100 000 Kosovars, entre novembre 2014 et février 2015. Ils avaient alors étrenné les routes et les réseaux de passeurs que des centaines de milliers de Syriens allaient utiliser quelques mois plus tard lors de la « crise migratoire », notamment les passages menant de Serbie en Hongrie. Cet exode avait entraîné des familles entières et plus de sept pour cent de la population kosovare, un phénomène inédit en temps de paix sur le continent européen.
Aujourd’hui, les patrons se disent inquiets. Notamment dans la construction. Même si le Kosovo se vide de sa population, le secteur affiche une bonne santé insolente que seule le manque de main d’œuvre pourrait ternir.
Kenan Shamolli dirige Stina-DK, une société qui emploie une centaine de personnes. Pour honorer ses nombreux contrats, ce patron a imaginé des stratégies : compter sur des ouvriers âgés, « moins tentés de partir », et recruter des travailleurs étrangers « proches », venus d’Albanie et de Turquie. Les rémunérations ont aussi été augmentées. « Chez nous, les ouvriers qualifiés gagnent de 800 à 1 200 euros, un ingénieur peut espérer 1 500 euros. » Le plus bas salaire s’établirait à 700 euros par mois, pour 54 heures de travail hebdomadaire, six jours sur sept.
Après la libéralisation des visas, Kenan Shamolli se prépare à « six mois de chaos ». « Beaucoup vont tenter leur chance en Allemagne, mais beaucoup vont vite revenir », veut-il croire. « L’expatriation a un sens pour un ingénieur ou un médecin, mais de moins en moins pour les travailleurs manuels. » L’entrepreneur dit cependant comprendre cette force qui pousse irrémédiablement les Kosovars à quitter leur pays. « C’est le besoin de sécurité qui est en jeu », assure-t-il. « Moi-même, je suis millionnaire, mais je me sens toujours en insécurité. J’ai peur de ce qui peut m’arriver si je tombe malade, si ma maison brûle... »
Des départs en toute légalité
La perspective d’un nouvel exode pourrait en tout cas amener les employeurs du Kosovo à de sérieuses concessions, espère Jusuf Azemi, le président du Syndicat du secteur privé du Kosovo (SPSPK). Ce vétéran des luttes sociales reçoit dans un improbable bureau mis à disposition par la mairie de Pristina au sous-sol d’un ancien centre commercial yougoslave abandonné depuis un quart de siècle. Le syndicalisme n’a guère la cote au Kosovo, surtout depuis l’imposition d’un modèle ultralibéral par les missions de paix internationales à l’issue du conflit de 1999.
Le SPSPK tient le compte des salariés qui quittent le Kosovo, notant que le mouvement s’amplifie depuis la fin de la pandémie : 41 000 départs en 2021, 68 000 en 2022 et sûrement plus de 80 000 en 2023. « 80 pour cent des employés seraient prêts à partir », avance Jusuf Azemi, en pointant les promesses non tenues du gouvernement d’Albin Kurti dont le programme social en avait fait rêver plus d’un en 2021. « Il n’y a toujours pas de conventions collectives ni de justice du travail », insiste le sexagénaire. En rappelant un chiffre accablant : le taux de mortalité au travail est de huit pour 100 000 au Kosovo, plus de quatre fois la moyenne de l’UE. « Et bien sûr, ajoute le syndicaliste, ceux qui sont blessés, handicapés ou souffrent d’une pathologie liée à leur travail n’ont droit à rien. »
Lulzim, 45 ans, est infirmier à Pristina et s’apprête à quitter le pays. Sans précipitation. « Je vais profiter de la libéralisation des visas pour me rendre en Allemagne en janvier. Mon CV intéresse des cliniques là-bas, mais je veux négocier les conditions. Ensuite, je reviendrai au Kosovo et je repartirai avec un contrat et un visa de travail. » Pour lui, les comptes sont vite faits : avec plus de vingt ans d’ancienneté, il gagne 700 euros par mois au Kosovo, tandis qu’en Allemagne, où les soignants manquent, il espère en gagner plus de 3 000. Avec un peu de chance, les siens pourront bientôt le rejoindre grâce au regroupement familial.
Prudence
Beaucoup de Kosovars affichent la même prudence, d’autant que l’Allemagne a assoupli ces derniers mois les conditions de recrutement des travailleurs extra-européens pour les « métiers en pénurie ». Quelques jeunes se retrouvent dans un café de la çarshija, le vieux bazar ottoman de Gjakovë, en face du siège local de Vetëvendosje, le parti de gauche souverainiste du Premier ministre Albin Kurti. Drilon vit déjà à Munich, où il travaille dans un hôtel comme homme de chambre. Son épouse, Zana, employée dans le tourisme au Kosovo, va le rejoindre avec l’objectif d’obtenir un poste à l’aéroport de la capitale bavaroise. Elle compte utiliser son premier voyage sans visa en Allemagne pour négocier le contrat qui lui permettra d’obtenir un titre de séjour.
Shpresa, jeune Albanaise de 22 ans, a grandi dans les quartiers serbes de Mitrovica-Nord. Brillante étudiante de français et d’italien, elle travaille dans un call center, assurant l’assistance aux utilisateurs du réseau mobile suisse Sunrise, pour un salaire d’environ 1 100 euros en moyenne, suivant les primes.
La jeune femme n’a pas prévu de faire ses bagages, mais espère pouvoir bientôt poursuivre ses études en Italie après avoir économisé, sans plus avoir à subir la lourde procédure de demande de visas. En revanche, certains de ses collègues vont partir. « Ce ne sont pas les trop faibles salaires qui les poussent au départ, mais plutôt la peur de l’avenir dans un pays très corrompu, où rien n’est stable. Peut-être que les nombreux départs feront changer les choses ? Il est temps que nous ayons des assurances chômage et maladie comme tous les pays de l’Union européenne. »