Michel Delvaux a été mon camarade de parti et ami. Il a rejoint le LSAP en 1974, à l’âge de 26 ans. Il a été tout de suite candidat aux élections communales d’octobre 1975 et il en est sorti neuvième alors que le parti obtenait six sièges. Suite au retrait de trois candidats, il est entré jeune au conseil communal de la Ville de Luxembourg, le 5 décembre 1977. Aux élections communales de 1981, le LSAP a eu sept sièges et Michel Delvaux a été réélu sans problèmes en quatrième position.
Dans les articles parus à sa mort, on a relevé son activité dans la société civile : sa permanence juridique à l’União pour les travailleurs portugais, ses conseils aux réfugiés chiliens pour s’intégrer dans la société luxembourgeoise, son soutien au Kollektiv Spackelter pour les homosexuels, son intérêt pour la protection des consommateurs, ses relations avec les syndicats libres. Il argumentait ses idées dans de nombreux articles au Républicain Lorrain, au Land, au Tageblatt et dans Forum.
Comme juriste, il s’est intéressé aux questions constitutionnelles. Michel Delvaux a été nommé membre de la commission d’experts instaurée le 15 septembre 1980 par le Premier ministre Pierre Werner (CSV) pour la révision de certains articles de la Constitution. Ces six experts étaient dans leur majorité des piliers de la conservation. En lisant le rapport du 6 décembre 1982, on pouvait comprendre que Michel Delvaux s’était battu pour au moins deux idées nouvelles dans le débat des experts : La première était d’inscrire les partis dans la Constitution. (On sait que la Constitution aussi bien que les lois ont complètement ignoré les partis jusqu’au début du nouveau millénaire ; s’ils existaient dans la réalité, ils n’existaient dans aucun texte de loi.) Si les experts étaient d’accord pour ajouter un article 51bis sur les partis dans la constitution, ils manifestaient leur scepticisme par une demi-douzaine de questions sans donner un début de réponse.
L’autre idée était de donner le droit de vote communal aux « immigrés ». Michel Delvaux a argumenté longuement sa proposition, mais le texte laisse apparaître qu’il était bien le seul à défendre cette idée. Il avait dix ans d’avance sur Maastricht (1992) et plus de quarante sur ce qu’admet aujourd’hui la majorité au Grand-Duché.
Il était reconnu comme juriste par ses pairs. Il s’exprimait sur les droits de l’homme. Alphonse Spielmann, procureur général et juge à la Cour des droits de l’homme en 1990, a répondu à la question : « Et si Michel Delvaux vivait encore ? Michel Delvaux serait sûrement Ministre de la Justice. » Dans les Mélanges à Michel Delvaux, publiées à sa mémoire par les juristes socialistes, Spielmann reprenait un certain nombre de textes de Michel Delvaux sur la liberté d’expression, la protection de la sphère privée (écoutes téléphoniques 1982) ou encore l’exécution des peines.
Michel venait d’un milieu cossu de la capitale. En adhérant au LSAP, il s’est démarqué de la trajectoire normale de son milieu. C’était une rupture avec une bourgeoisie souvent égoïste. Dans son premier discours au conseil communal en décembre 1977 il dit vouloir travailler certes pour toute la population, mais avant tout pour la partie la plus défavorisée.
C’était un homme qui aimait la vie. Il a fondé une famille dès 1973 avec Mady Stehres, professeur de latin. Trois enfants sont nés de ce mariage : Leo, Sophie et Charles.
Il gagnait sa vie comme avocat dans l’étude qu’il a fondée avec son ami Nicolas Decker en 1977. Il s’occupait non de grosses affaires financières, mais de pas mal de travailleurs, pour les syndicats, de consommateurs, de gens normaux.
Ses intérêts étaient multiples. Il aimait le théâtre et le jazz. C’était un sportif qui pratiquait le tennis à haut niveau dès son jeune âge. Il aimait la neige et le ski. Il pratiquait le vélo pour se déplacer en ville quand cela n’était pas encore à la mode pour un responsable politique.
Michel était tout le contraire d’un « politicien » carriériste à la recherche de voix et de postes. C’était un homme politique au sens plein du terme : Il analysait la société avec objectivité et s’y engageait pleinement pour la changer.
Cela fait qu’il avait des amis dans les milieux ouverts au changement. Il aimait le débat au parti et au-delà. Il était ouvert à ce que faisaient les autres. En 1982 nous avons contribué ensemble à un dossier, paru au Land, sur « l’envers et l’endroit du modèle luxembourgeois ». Nous y écrivions (je ne sais plus si c’est de Michel ou de moi) : « Mieux vaut (…) ne pas donner l’impression d’une idéologie globale, d’un ensemble fini de recettes pour aménager la société. (…) Trop nombreuses sont les visions globalisantes, les structures mentales figées, les perspectives à vue. Il faut au contraire ouvrir le débat (quelle belle expression, au fait) sur la société contemporaine. »
En 1975, Michel Delvaux a publié un petit livre sur la coalition de centre-gauche qui reste intéressant jusqu’aujourd’hui. Il relève que cette coalition était inédite au Luxembourg, mais avait été possible en 1959. Elle ne s’était pas faite alors car le DP était, comme il dit, l’expression de couches non monopolistes, en particulier les petits commerçants et artisans, par opposition à l’évolution économique des années 1960 et 1970, avec « la deuxième révolution industrielle » (implantation du multinationales américaines, grandes banques, extension du secteur des services).
Dans son analyse de la société luxembourgeoise des années 1970, il relève encore que la grève du 9 octobre 1973 était l’expression de l’échec du gouvernement CSV-DP de 1969 à 1974 qui n’avait pas réussi à dynamiser le système scolaire, ni à établir des relations de coopération avec les immigrés, ni à affranchir l’individu d’anciennes contraintes morales.
En février 1980, il a soumis au comité-directeur un texte intitulé « Liberté et Solidarité », adopté ensuite à l’unanimité par la direction du parti. Ce texte était destiné à faire repartir l’action du parti sur des bases nouvelles, après la défaite électorale de juin 1979. Ce n’était pas un programme, mais une orientation solidement argumentée.
Il constate que la part des électeurs du LSAP est en baisse constante depuis 1964. Sa conclusion : Il faut retrouver ces électeurs partis ailleurs. « Il faut changer de langage », dit-il. Il s’inspire de ce qui s’est passé au plan syndical : En 1979, a été fondé l’OGBL par une ouverture à toutes les catégories de salariés, publics et privés, abandonnant la référence ouvrière de l’ancien nom LAV et insistant sur la neutralité politique. De la sorte, le parti socialiste est devenu orphelin de son relais syndical et doit lui-même aller vers le monde du travail.
Désormais, pour le parti socialiste, « il est indispensable de dialoguer avec toutes les organisations professionnelles ». Dans cette logique, il est temps « d’en finir avec le langage qui veut faire de tout fonctionnaire un privilégié ».
Il faut aussi réviser l’image du parti marquée par l’ouvriérisme. Le parti socialiste « doit apparaître ce qu’il est : une coalition de femmes et d’hommes vivant du fruit de leur travail – manuel ou intellectuel, salarié ou indépendant – et menant une lutte collective. »
Autre vache sacrée que soulève Michel Delvaux : « Pendant la période centre-gauche (de 1974 à 1979) le POSL a commis l’erreur de croire que l’État était l’agent principal sinon unique du changement social. » Or, ce n’est pas évident, étant donné la lourdeur des structures étatiques et la possibilité de freiner des réformes par les permanents de ces structures. Les militants du POSL devront s’activer sur le terrain : « La voie choisie est celle de l’autogestion, de la décentralisation, de la démocratie individuelle, d’un nouvel internationalisme. » Il cite Michel Rocard qui insiste à dépasser la « conception désormais surannée de l’État-providence. »
Ce texte a eu de nombreuses répercussions. Léon Kinsch, le rédacteur en chef du Land, parle d’un nouvel humanisme :
« Selbst-bestimmung und Selbstverwaltung » (15/2/1980). Jean-Marie Meyer parle de « gezähmter Sozialismus » (7/3/1980). S’agit-il de centrisme ; « linke Volkspartei oder Klassenpartei » ? Des voix critiques s’élèvent. La section d’Esch-sur-Alzette du LSAP insiste sur le maintien de la référence ouvrière dans le nom du parti.
Ce texte a eu un impact positif au sein du parti. La meilleure preuve, c’est le résultat de Michel Delvaux lors des élections pour le comité-directeur au congrès de Bettembourg le 24 mars 1980 : Il a été élu quatrième, après Robert Krieps et Jacques Poos, à une voix près de la troisième position.
Ces années 1970, c’était aussi l’époque où de jeunes catholiques s’interrogeaient à la « Jugendpor » sur leur foi et sur l’Église catholique comme appareil de pouvoir. L’anticléricalisme était une composante majeure de l’idéologie de la gauche. Le synode diocésain de 1975 admettait certes le pluralisme politique pour les catholiques, ce qui signifiait que des catholiques pouvaient être membres du parti socialiste. Le « Hirtenbrief » de 1949 n’avait plus cours.
À ce propos, la revue Forum sortit en 1981 un numéro intitulé « Église et État » avec des intervenants de tous bords. Michel Delvaux y a publié un article intitulé « Des relations à transformer » qui fit du bruit surtout chez certains anticléricaux du parti. L’auteur a averti au départ qu’il exprimait son point de vue personnel, « en toute franchise », ajoutant : « sans me faire trop d’illusions sur une évolution de la question dans un temps rapproché ».
Au départ, il analyse la genèse du régime en vigueur en 1981 en partant de la Constitution de 1848 qui installa ce que Delvaux appelle la collusion entre l’État bourgeois et l’Église. L’État rétribuait le clergé, et celui-ci, dans un pays très croyant, assurait le respect de l’ordre politique et social en vigueur. Après la Première Guerre mondiale, l’Église mit en place ses réseaux d’influence dans la société luxembourgeoise que Michel Delvaux décrivait ainsi pour 1981 : Le Luxemburger Wort, l’enseignement religieux dans les écoles (à raison de trois heures hebdomadaires), l’importance des festivités religieuses dans la vie publiques, le parti catholique au gouvernement, les syndicats chrétiens, les écoles catholiques, les hôpitaux privés catholiques, toutes les associations catholiques et riches fondations et fabriques d’église.
Pour lui, socialiste, ce conglomérat catholique est un facteur de « conservation sociale, un frein dans le combat pour la liberté et la justice, qu’il s’agisse de la libération de la femme, de la réforme scolaire, de la libéralisation de la justice, de la propriété foncière, du droit de vote des immigrés, de la politique culturelle, etc. »
Michel Delvaux voit dans l’action du gouvernement de centre gauche de 1974 à 1979 (à travers la dépénalisation partielle de l’avortement, la facilitation du divorce, l’abolition de l’invocation de la divinité dans le serment) un début de sécularisation et de laïcisation de l’État. Ce contre quoi s’est mobilisé en 1979 le monde catholique pour assurer le retour au pouvoir du parti catholique au gouvernement.
Le moment n’était donc pas propice pour relâcher l’anticléricalisme. Mais, dit Michel Delvaux, « mon avis personnel est que l’importance du débat ‘cléricalisme-anticléricalisme’ est surdimensionné au Luxembourg. » Et : « Pour ma part, je plaide pour un compromis entre socialisme et christianisme, pour s’attaquer aux injustices et discriminations sociales. » Il esquisse donc les bases d’un nouveau compromis : ainsi le socialisme devrait reconnaître la valeur intrinsèque du message chrétien et les droits acquis du catholicisme dont aussi le paiement des rémunérations du clergé par l’État ; le catholicisme devrait reconnaître le caractère laïque de l’État avec toutes les conséquences que cela impliquait pour le conglomérat catholique. Michel Delvaux avait beaucoup de courage à l’époque.