Les acteurs politiques du Luxembourg peinent à connaître les aspirations d’une population
toujours plus plurielle et en forte croissance. Analyse d’une fracture epistémique

Le citoyen inconnu

d'Lëtzebuerger Land vom 17.03.2023

Quand une société change très rapidement, elle couve en elle des conflits. Cela peut conduire les acteurs de sa gouvernance à des réactions particulières et des déclarations surprenantes. De tels actes manqués révèlent un conflit sous-jacent de son auteur(e), conflit qui le dépasse.
Le 7 février dernier, Serge Allegrezza fut l’auteur d’un tel acte manqué lors d’une conférence de presse du Statec à laquelle étaient présentés les premiers résultats du recensement de 2022. L’annonce qu’entre 2011 et 2021, la population du Luxembourg avait augmenté de 25,7 pour cent, passant de 512 000 à 644 000 personnes (un taux record dans l’UE, ne manqua-t-on pas de préciser), était en soi un scoop. Mais ce qui chiffonna Serge Allegrezza, ce fut le fait que 21 pour cent des résidents n’avaient pas participé à l’enquête, alors que cette participation est selon la loi obligatoire.
On invoqua, pour expliquer le phénomène, le niveau de formation moins élevé ou la haute proportion de résidents étrangers dans les communes où la participation avait été la plus faible. Et on expliqua, magnanimes, que les contrevenants ne seraient malgré tout pas poursuivis. Mais devant la caméra de RTL-Télé, Serge Allegrezza, un homme avisé, inventif et rigoureux, mais là très contrarié, aborda la question de cette abstention à partir d’un angle tout à fait différent. Il dressa le portrait d’un citoyen paradoxal, de plus en plus individualiste et réticent à livrer des informations au Statec ou à toute autre administration qui représente l’État, mais « prêt à tout livrer sur soi » sur les réseaux sociaux. Bref, à cet abstentionnisme échappant à l’emprise statistique de l’État, donc à sa discipline, le directeur du Statec réagit avec une tentative d’interprétation hors champ statistique.
Sa réaction ne contient rien de condamnable. Elle est humainement compréhensible, sociologiquement plausible. Elle sort tout simplement comme acte manqué du champ de son mandat. Elle renvoie vers le désarroi d’un homme-pivot. Serge Allegrezza est chargé de livrer des chiffres-clé permettant la formulation de politiques gouvernementales. Or, il doit constater qu’une part de la population se soustrait à des obligations, pourtant simples et peu nombreux, qu’elle est censée remplir à l’égard de différents échelons administratifs. Plus d’un cinquième de la population se révèle donc encore moins lisible que les quelque 80 pour cent restants. Un véritable défi pour tous les acteurs de la gouvernance qui, par définition, abhorrent l’idée d’une perte de contrôle.
L’acte manqué de Serge Allegrezza n’est pas un acte isolé. Le lendemain de la conférence de presse du Statec, Tommy Klein, alors encore directeur des affaires publiques de l’Ilres, présentait les résultats de deux sondages commandés par le ministre de l’Aménagement du territoire, Claude Turmes (Déi Gréng), auprès de son entreprise. Il s’agissait de voir si les attentes de la population correspondaient bien aux orientations du nouveau Programme directeur de l’aménagement du territoire. Le ministre trouva que les attentes des résidents – être entouré de verdure, disposer de bonnes liaisons en termes mobilité, de commerces et de soins médicaux de proximité – correspondaient aux orientations de son plan. Tommy Klein mit en revanche l’accent sur des aspirations paradoxales des résidents. Ceux-ci approuveraient la création de logements à des prix abordables mais ne souhaiteraient pas de bruits de chantier devant la porte ; ils seraient en faveur d’une réduction de l’emprise des automobiles sur l’espace urbain, mais sans vouloir renoncer à leur parking devant la porte. Alors que le ministre, dans son rôle politique d’animateur d’un exercice complexe, tempérait ces paradoxes (qu’il estimait pouvoir résoudre par la participation), le sondeur Tommy Klein conclut sur une formulation carabinée qui révélait par sa charge une rancœur refoulée à l’égard de ses concitoyens les plus semblables et que le Wort de manqua pas de citer en exergue : « Le Luxembourgeois est très exigeant, il veut tout ». Le diplômé en sociologie et philosophie et le citoyen épris de cohérence l’avaient emporté sur le présentateur de sondages censé rester neutre. Il s’offusqua de ce que ses concitoyens, d’ailleurs réduits aux seuls Luxembourgeois, qui pourtant ne fournissent que cinquante pour cent de la population, ne respectent pas les principes de la raison pratique et écologique. (Qui n’est pas identique à la raison politique, comme en témoigne la réaction conciliante du ministre.) Bref, Tommy Klein outrepassait très clairement les limites de son mandat. Deux semaines plus tard, il démissionna de l’Ilres, pour aussitôt réapparaître dans le sillage des Pirates.
Deux actes manqués en deux jours de deux intellectuels organiques qui réagissent chacun à leur manière à un problème de maîtrise des connaissances concernant le comportement d’une partie significative de la population. Leur détresse épistémique a été plus forte qu’eux, alors que l’objectif de leur discipline (les statistiques et les sondages) est justement d’aider l’action politique à trouver son cap. Ces deux événements inédits, de vraies « unerhörte Begebenheiten » dans le sens goethéen du terme, touchent à une question centrale : Le rapport entre la politique et la population résidente autour de l’offre politique et la demande citoyenne. Bref, une histoire fichtrement humaine, « verteufelt human », de nouveau au sens goethéen du terme.
Avant que les trois grands milieux traditionnels (chrétien, libéral et socialiste) mutent à partir des années 50 et se dissolvent à partir des années 70, le CSV, le DP et le LSAP en étaient les émanations, acceptées en tant que telles. De ces trois milieux sortaient une demande que leur parti respectif savait transformer en offre politique. Celle-ci avait d’autant plus de succès qu’elle arrivait à mordre sur les marges et intersections avec les deux autres milieux. La donne a changé aujourd’hui. Les trois anciens grands partis se nourrissent encore de quelques restes des milieux traditionnels et de leurs échos idéologiques. Mais le noyau de leurs membres et de leurs clients ne se recoupe plus avec les milieux originaires et leur électorat a fortement diminué. D’autres partis ont vu le jour. Toutes les formations politiques font face à un électorat désormais plus composite et versatile. Elles doivent donc formuler une offre qui aille au-delà de leur électorat aux dernières élections. Elles sont de surcroît confrontées à une société luxembourgeoise qui se complexifie à chaque échéance électorale, et se soustrait, malgré les efforts soutenus des statisticiens, politistes, sociologues et sondeurs, à une mise en lumière systémique.
Bref, les partis politiques et les autres acteurs de la gouvernance n’arrivent pas à savoir, pour reprendre une idée d’Émile Durkheim, quelles sont vraiment les représentations de la vie en société partagées par le plus grand nombre. Et comme l’écrivent Paugam, Beyca et Suter dans un article récent sur « ce qui attache les individus aux groupes et à la société » (paru dans la Revue suisse de sociologie), ces représentations « peuvent très bien être limitées, une seule d’entre elles pourrait même suffire, mais elles doivent alors exercer une autorité sur les individus, s’imposer à eux de façon automatique, leur inspirer une forme spontanée de respect et d’attachement affectif. » C’est là que le bât blesse. Malgré leur connaissance du terrain, les politiques se sentent désarmés et angoissés devant les grands choix sociétaux à proposer dans leur offre tant communale (qui s’adresse à cent pour cent de la population qui pourraient tous voter) que dans leur offre nationale (qui concerne cent pour cent de la population, mais ne s’adresse qu’à la moitié). Ils ne sont plus sûrs de savoir à partir de quelles représentations construire une offre politique, leurs membres et leur clientèle immédiate ne suffisant pas à gagner une élection. Il y a désormais du va-tout, de l’hasardeux inédit dans ce jeu électoral avec la population du Luxembourg, cette grande inconnue.
S’y ajoute qu’une grande partie de la population n’a visiblement noué que des liens ténus avec le Luxembourg étatique et sociétal. Ce phénomène s’illustre aisément à partir de l’exemple extrême de la capitale. Celle-ci comptait 133 000 habitants à la fin de l’année dernière. Au cours de cette même année, elle a enregistré 22 577 nouveaux habitants, dont 16 709 (soit 12,6 pour cent de la population totale) sont de nouveaux arrivants de l’étranger. Mais en même temps, 15 315 personnes ont déménagé : 8 881 se sont installés ailleurs dans le pays, 5 890 ont quitté le territoire. Ce sont donc quelque 38 000 personnes, soit 28,5 pour cent de la population de la capitale, qui ont bougé en 2022, alors que le nombre global des habitants n’a augmenté « que » de 3,2 pour cent.
Que le taux d’inscriptions des résidents étrangers aux élections communales ne dépasse pas les dix pour cent dans la Ville fin février 2023 ne devrait guère étonner. Cette fluidité démographique et ses conséquences montrent que le droit de vote des étrangers, même étendu aux législatives, n’est pas, à lui tout seul, la panacée au déficit démocratique du pays, faute de liens plus profonds entre la grande majorité parmi eux et l’État luxembourgeois. Une lecture attentive des apps de voisinage comme Hoplr et de textes significatifs issus de de ce que Benjamin George Coles a appelé dans un récent essai au Land l’«international community» révèlent des représentations à mille lieues de l’habitus politique luxembourgeois. Le rapport entre offre politique et demande citoyenne, entre partis et société, entre État et population est donc foncièrement marqué par l’incertitude, quel que soit le bout par lequel on l’aborde.
Le seul point d’ancrage solide pour les acteurs de la gouvernance, ce sont les exigences de l’économie. Elles se traduisent par les exonérations exorbitantes pour des personne aux qualifications dites « rares » et par les grands arbitrages sociaux de la Tripartite. Les arrangements qui sont trouvés dans cet huis-clos ne relèvent le plus souvent pas à proprement dire de processus démocratiques, mais d’arrangement néo-corporatistes. Si ceux-ci ont des implications législatives, la Chambre est censée s’y plier sans faire trop de vagues.
Ce n’est donc guère étonnant que les rapports entre la population résidente et active (frontaliers compris), les dirigeants politiques et d’autres acteurs de la gouvernance du pays soient devenus compliqués, paradoxaux, sinon erratiques. On constate cette désorientation dans la manière que le gouvernement aborde les problèmes structurels auxquels le pays fait face et qui sont tous liés. Les logements font défaut, mais leur production reste systématiquement en-deçà de la demande. La nouvelle loi sur les baux et loyers était supposée contribuer à freiner la hausse des loyers sur le marché privé, elle les rendra finalement encore plus chers. Le pouvoir d’achat des salariés diminue malgré l’indexation des salaires. L’adaptation à l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu n’est abordée qu’avec une très grande circonspection. La pauvreté s’étend. Le nombre des personnes, y compris des milliers de nationaux, qui quittent le pays pour des raisons matérielles, augmente. L’aménagement du territoire est un enjeu majeur, mais il n’avance qu’à très petits pas, avec des exercices de participation illisibles. La même chose vaut pour les mesures à prendre dans la lutte contre le changement climatique. Les transports publics sont devenus gratuits, mais la congestion générale sur les routes et les rails est quotidienne. Le gouvernement et les communes, conscients du problème démocratique auquel le pays fait face, n’arrivent pas à trouver le ton juste pour créer des liens qui renforcent la participation des étrangers aux élections communales. La démographie continuera à s’emballer, alimentée par l’immigration souhaitée, illégale ou due aux crises géopolitiques, le climat à se dégrader. Ce qui frappe sur ces dossiers cruciaux c’est la platitude discursive et pratique des gouvernants face aux évidences, leur réticence à prendre le risque de proposer des décisions structurelles et leur penchant à perpétuer l’habitus de gouverner à vue par secteurs presqu’étanches tout en procrastinant.
Que les fusibles aient dans un tel contexte sauté tout à fait civilement chez le statisticien en chef et le sondeur médiatique n’est donc qu’un des symptômes de la fracture épistémique et du désarroi chez les acteurs de la gouvernance. Paralysés par le fait de ne plus savoir à qui ils s’adressent, conscients du fait qu’un nombre croissant de citoyens, nationaux ou non, n’ont que des liens peu informés, distants, voire hostiles avec l’État et la chose politique luxembourgeoise, les politiques ne savent plus quelles orientations futures sur les grandes questions soumettre à ces citoyens qui leur échappent. Pétrifiée dans ses rites, joutes et représentations, en décalage avec sa population, la démocratie grand-ducale est en grande peine.

Victor Weitzel
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