À l’ordre du jour du prochain Conseil communal de la Ville de Luxembourg, lundi 27 mars, figure l’« adaptation du règlement général de police de la Ville de Luxembourg suite à l’entrée en vigueur de la loi du 27 juillet 2022 relative aux sanctions administratives communales et à l’élargissement des compétences des agents municipaux ». L’ordre du jour ne stipule pas en revanche un autre article du même règlement qui va interdire « toute forme de mendicité, du lundi au dimanche inclus, de 7 heures à 22 heures », dans une série de rues et places publiques, sur toutes les aires de jeux, dans tous les parcs et les parkings publics. Les rues et places concernées sont précisées dans le texte. Elles se trouvent en Ville haute (un périmètre entre les boulevards Royal et FD Roosevelt, la côté d’Eich et le plateau Saint-Esprit, tout le centre-ville en somme) et dans le quartier Gare (avenues de la Liberté et de la Gare, boulevard de la Pétrusse, rue de Strasbourg et Pont Adolphe). La liste comprend encore une liste de places, y compris dans d’autres quartiers comme les places Léon XIII et du Parc à Bonnevoie, la Place de l’Europe au Kirchberg ou la place du Glacis.
Les réactions à ce nouvel article ne se sont pas faites attendre. Dans un communiqué envoyé vendredi dernier, Mireille Rahmé-Bley, présidente de l’Union Commerciale de la Ville de Luxembourg (UCVL), se félicitait de ce texte, estimant que « la mendicité a de lourdes conséquences au niveau de l’attractivité du centre-ville de la capitale. De nombreux visiteurs n’osent plus se rendre en ville en raison de cette situation ». Le communiqué se poursuit en prenant « conscience que cette décision ne solutionnera pas les problématiques sociales mais elle contribuera à assurer préventivement la sécurité, la commodité et la tranquillité nécessaires aux usagers des voies publiques. » Enfin, la présidente termine sur « un tel arrêté permettra d’améliorer grandement l’expérience des visiteurs et l’image de marque de la capitale. » À l’opposé, dans un communiqué paru quelques heures plus tard, déi lénk Stad « s’indigne » et estime qu’il s’agit d’une mesure qui vise à « combattre les pauvres au lieu de combattre la pauvreté ». Depuis, les conseillers communaux de l’opposition n’ont cesse de pointer les manquements juridiques et les écueils sociaux du texte.
En face, la majorité DP-CSV, notamment par la voix de la Bourgmestre et du Premier échevin ce mercredi matin face à la presse lors du City Breakfast, défend sa mesure, arguant qu’il s’agit de lutter contre le phénomène de mendicité organisée. Pour Lydie Polfer (DP), « le phénomène prend une ampleur inédite et incontrôlable » et met la ville « dans une situation inacceptable et insupportable ». Elle cite en vrac « les groupes qui dorment et font leurs besoins au bout de la rue Louvigny », « un homme lourdement handicapé (peut-être même mutilé) qui n’a pu venir tout seul au coin de la Grand’Rue », « des gens qui harcèlent les passants » et conclut « tout cela, c’est de la mendicité organisée ». Serge Wilmes (CSV) lui emboîte le pas en estimant que ces actes représentent « un véritable business model » pour les bandes en question. Les deux édiles s’étonnent qu’on les accuse de « faire la chasse aux pauvres ». La Bourgmestre met en avant le travail mené par « les vingt street workers qui sont en contact quotidien avec les personnes démunies » et par les services « qui cherchent des solutions pour venir en aide à ceux qui acceptent cette aide ». Usant de la parabole de Saint-Martin, Lydie Polfer, des trémolos dans la voix, répète plusieurs fois : « La Ville partage son manteau avec ceux qui sont dans le besoin ».
La mendicité organisée ou en bande est déjà interdite, non seulement dans le règlement général de police de la capitale, mais aussi dans la loi. Serge Wilmes considère que ce nouvel article du règlement « permet d’être plus clair et donne des outils aux forces de l’ordre ». « La police et le parquet ne font pas grand-chose car il est difficile de prouver le caractère organisé de la mendicité et parce que les personnes concernées n’ont généralement pas d’adresse fixe au Luxembourg », indique la Bourgmestre. Selon les chiffres que le Land a obtenu du Parquet, seules sept affaires pour mendicité organisée ont été poursuivies depuis 2018, une seule aboutissant à une condamnation. « C’est à la police de faire les contrôles et de dresser les procès-verbaux. Nous ne pouvons agir qu’avec nos moyens, dans les limites de nos compétences », ajoute-la Bourgmestre. En pointant l’inaction de la police ou la difficulté de la charge de la preuve, les deux partis de la majorité actuelle plaident, en filigrane, pour la réintroduction d’une police municipale (qui avait été progressivement étatisée depuis la loi sur la police de 1930 pour ôter finalement le pouvoir des bourgmestres sur les commissaires en 1999 lors de la fusion de la police et de la gendarmerie). « C’est frustrant d’éditer des règlements et de pas avoir les moyens de les faire respecter », indique Lydie Polfer au Land. Elle estime que sans une police sous les ordres de la commune, le règlement n’est qu’un « tigre de papier ». Une rengaine servie depuis plusieurs dizaines d’années. Ainsi, en 1998, Lydie Polfer voyant les bourgmestres bientôt dépossédés de leur pouvoir de commandement sur le nouveau corps de police, fustigeait déjà la perspective que « tout dépende des forces de l’ordre » et souhaitait étendre les missions des agents communaux (d’Land, 27.02.1998). Depuis lors, à chaque élection, l’augmentation des pouvoirs des agents municipaux, est mise sur la table faute de revenir à une réelle police municipale. La loi du 27 juillet 2022 définit 17 domaines dans lesquels les agents municipaux peuvent sanctionner les infractions par des amendes allant de 25 à 250 euros. Le contrôle de la mendicité n’en fait pas partie.
L’opposition dénonce une mesure inapplicable et injustifiée. « Le règlement général de police comporte déjà des dispositions qui interdisent la mendicité organisée, de souiller ou encombrer la voie publique ou encore d’interpeller ou suivre des passants. De plus, la nouvelle loi sur la garantie d’accès donne à la police la possibilité de laisser les entrées des maisons libres tout en respectant les libertés fondamentales », indique François Benoy (déi Gréng). Du côté du LSAP, Tom Krieps monte au créneau jugeant la mesure « disproportionnée ». Avocat, il analyse le texte sous l’angle légal et dénonce une « hérésie juridique ». Il détaille : « Le règlement interdit la mendicité simple alors que la loi nationale ne l’interdit pas, ce qui pourrait consister en une restriction illégitime des libertés individuelles, selon l’article 37 de la nouvelle Constitution qui entrera en vigueur le 1er juillet prochain. » Sur l’aspect juridique, déi Lénk fait aussi référence à la Convention européenne des droits de l’homme. « Dans un arrêt du 19 janvier 2021, ‘Lacatus contre Suisse’, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la mendicité n’est autre chose que ‘le fait de s’adresser à autrui pour obtenir de l’aide’ et relève du droit à la vie privée. La CEDH a jugé que des mesures d’interdiction générales étaient non proportionnées au but poursuivi. » La loi suisse a ensuite été modifiée en ne limitant l’interdiction qu’à certaines zones et certaines heures. La Ville de Luxembourg s’inspire du cas suisse pour ne pas tomber sous le coup de l’arrêt de la CEDH.
Un regard vers les communes Diekirch et Ettelbruck qui ont adopté cette même interdiction depuis deux ans (la limitant toutefois à certaines rues et aux périodes estivales, correspondant à la saison touristique), permet de se faire une idée de son applicabilité. L’actuel bourgmestre Claude Thill (LSAP) rappelle au Land que ce règlement avait été adopté à l’unanimité lors du conseil communal du 24 août 2020. Il se souvient qu’il était question de « mettre un terme aux agissements des mendiants dans les zones où il y a beaucoup de monde. » Quant à l’application de la mesure, il botte en touche : « Je n’ai pas de rapport concret sur les interventions de la police ». À notre demande, le service de presse de la Police explique que, dans les communes concernées, elle intercède « lorsque la population locale signale des problèmes liés à de la mendicité ou si on en constate lors de patrouilles, en fonction de nos disponibilités et priorités ». Dès lors, les agents « cherchent le dialogue avec les mendiants concernés en les sensibilisant aux règlements, ce qui fonctionne en principe. »
De son côté, la ville de Dudelange a modifié son règlement général de police en 2010 avec un article qui indique que « la mendicité peut être limitée par le bourgmestre à certains endroits du territoire de la ville et à certaines époques ». De l’aveu du Bourgmestre Dan Biancalana (LSAP), « cette mesure n’a jamais été appliquée ». Avec la refonte du règlement en cours, il se demande même « si cela fait sens de garder cet article alors que la base légale nationale est déjà en place par rapport à la mendicité organisée ». Il estime que la prévention, la sensibilisation et la communication sont préférables. Dudelange a ainsi édité un flyer, distribué en toutes boîtes en novembre dernier, « avec une formulation correcte, sensible et non-discriminatoire », précisant le cadre légal et invitant la population à une certaine vigilance et retenue . « N’encouragez en aucun cas la mendicité organisée en donnant de l’argent, ne conservez pas leurs affaires... » y lit-on. Un stand de la police au marché, des relais d’information sur les réseaux sociaux ont complété le travail d’information. « On voit que cela porte ses fruits. Il y a moins de mendiants et moins de craintes », se félicite-t-il.
« La mendicité est le fruit d’inégalités sociales. L’inégalité est un problème sociétal, auquel il faut des solutions sociétales. Les solutions répressives n’y apporteront aucune solution. Elles risquent seulement de déplacer la mendicité vers d’autres quartiers », souligne le communiqué de déi Lénk. Un déplacement qui ne fait pas peur à la bourgmestre : « Si on constate que la mendicité est pratiquée dans les trams ou vers d’autres rues et quartier, on pourra toujours les ajouter à la liste du règlement ». Quant au fait de ratisser large en mettant les plus démunis en porte à faux, Lydie Polfer glisse « on sait que la police ne va pas les arrêter, mais le message est entendu ». À quoi bon dès lors une mesure difficile à appliquer, à la limite du cadre légal et probablement inefficace ? Les partis d’opposition ont tous la même réponse : c’est un signal envoyé à certains électeurs qui se disent importunés par la mendicité. « Un message populiste pour faire bonne figure », pour Guy Foetz (déi Lénk), « une politique du symbole qui n’aura pas d’effet positif dans la réalité », pour François Benoy. « La majorité cherche à montrer aux gens que quelque chose est fait », estime Tom Krieps. Avec un certain sens de la formule, il ajoute « les mendiants sont ceux qui font la manche pour récolter des voix et ne donnent rien en échange ».
Cette démarche du Conseil échevinal s’inscrit en droite ligne de sa campagne « Law and Order ». Lors du même City Breakfast, il a été question du nouvel agrément avec une société privée de gardiennage (douze agents au centre-ville, à la gare et à Bonnevoie), de l’installation future de 24 caméras à la place Hamilius et la rue Aldringen, de jeunes agressés dans le parc Monterey, la veille. Le discours sécuritaire à quelques mois des élections n’est pas chose nouvelle, une plongée dans les archives de la presse des années électorales 1999, 2005, 2011 et 2017 permet d’en témoigner.