Frank Hoffmann met en scène une pièce en luxembourgeois (mêlé à des répliques en français, en allemand, en anglais) avec dix comédiens et deux musiciens, qui met en lumière la vie, dans un futur proche, en 2039, dans un bistrot au Luxembourg, un refuge pour des existences vivant en marge de la société. La pièce se base sur des motifs du texte d’Eugene O’Neill The Iceman Cometh (Le marchand de glaces est passé, 1939). Une création, qui suscite l’ironie, mêlée à une note poétique, qui se présente comme un reflet et un contrepoint de la société luxembourgeoise bien préservée, et embarque le spectateur dans un univers curieux, décadent. Une expérience théâtrale réussie.
Dehors, la crise, la guerre, le chaos, dont on veut se protéger, s’éloigner ; dedans, à l’intérieur d’un café, un univers « construit », un abri, un « Luxembourg en miniature », où règnent protection et préservation des crises et des guerres. Là, aux rythmes variés de la musique live de Serge Tonnar, initiateur du Bopebistro, dans le rôle d’un ex-musicien, et de René Nuss, en triste musicien muet, se joue le quotidien d’existences brisées. À l’intérieur du café, dont le patron a interdit l’usage des portables et le recours aux médias modernes, on boit à volonté, l’alcool coule à flots et fait naître des illusions : sortir du huis clos demain, s’en sortir, trouver du travail, reprendre un rôle.
Les personnages, des « ex » en majorité, tel Mars Dondelinger, ex-politicien – Marc Baum en désillusionné-modèle ou Will Elvinger, ex-étudiant en droit – excellent Philippe Thelen, qui de personnage torturé se transforme, à l’aide des maquilleurs Joël Seiller et Meva Zabun, en jeune homme ultra-soigné, pour sortir de son quotidien, vivotent au bistrot, collés à leur chaise, souvent endormis, en attendant un réveil prometteur. Tous guettent l’arrivée de Théo, représentant commercial – François Camus, vif, très alerte – qui procure de l’animation et est attendu pour fêter avec tous l’anniversaire du patron. Il anime, il entraîne et offre des tournées mais lui ne boit pas. Un tournant s’annonce.
Théo tourbillonne de l’un à l’autre et veut leur ouvrir les yeux : il dit aux habitués qu’ils ne veulent pas sortir, sous prétexte des guerres à l’extérieur. Il met à nu leurs petits mensonges et les confronte à la vérité. Ils ont peur de se regarder en face, d’interrompre le rythme de leur vie quotidienne. Il faut cesser de boire et sortir. Il sait aussi que, dépourvus de leurs illusions, ils vont revenir tous mais connaissent alors la vérité. Après leur retour Théo se perd un peu dans ses versions concernant sa propre vie. Il est finalement déclaré fou par ses copains qui reprennent leurs habitudes, même s’ils semblent très agités au point que des querelles éclatent souvent.
Pour impliquer davantage le public dans la vie du café, la scénographe Jasna Bosnjak (qui signe aussi les costumes) abolit le quatrième mur, en faisant se rejoindre sur un même plan la scène, avec les tables et chaises de bistro et l’espace-bar, qui baigne tantôt dans une douce lumière tantôt dans un éclairage plus cru (responsable Daniel Sestak) et les premières rangées de l’espace public, ce qui suggère une certaine complicité entre la scène et le public.
Une séquence-clé et très belle, mise en évidence par le metteur en scène, est celle du départ du patron du café ; guidé par Théo, il ose faire le grand pas, sortir dehors, dans l’inconnu : Hary Hopp, Marco Lorenzini, à la présence de scène marquante, majestueux dans sa tenue, mais au pas hésitant, fragilisé au point de transmettre sa fragilité au public. Suivi des regards des habitués du café, Hary est parti. Théo prédit que le patron va revenir. Il revient, reste d’abord sous le choc de son expérience, puis revient à ses croyances d’avant, mais l’alcool n’a plus le même goût.
Au metteur en scène Frank Hoffmann incombe la coordination de l’équipe, d’aider à accentuer la personnalité de chaque personnage (aux noms cités s’ajoutent Félix Adams, Esther Gaspart-Michels, Maria Gräfe, Nora Koenig, Hana Sofia Lopes, Adrien Papritz), de rendre visible, avec l’aide du dramaturge Florian Hirsch, le fil conducteur, la lutte pour survivre en temps de crise au Luxembourg avec des allusions tantôt pointues, tantôt ironiques avec un brin de poésie. Pris dans le dédale des vécus des personnages, les spectateurs pataugent parfois pour démêler les fils. L’importance donnée à la musique et aux chansons populaires aide à recréer un ensemble. Café Terminus, un nom courant mais aussi prémonitoire, qui désigne la dernière étape avant la fin, s’avère être un spectacle à voir.