Ses cartes de visites, qui ouvrent l’exposition du Centre Pompidou-Metz, disent déjà la fantaisie, la malice, l’excentricité de sa personnalité : « Dompteuse de Vampires », « Psychowouzilogue », « Éleveuse de Sorcières », « Chatologue », « Prix Nobel du Déménagement », et bien d’autres titres plus farfelus les uns que les autres... Autant de façons de s’annoncer qui déjouent d’avance toute tentative d’identification pour Eva Aeppli (1925-2015). Autant de façons de s’inventer, au lieu de se définir, comme pour échapper à la pesanteur de l’ordre existant. Ce que la jeune femme fit aussi en se tenant en retrait du marché et de ses tendances, loin des courants et des chapelles alors en vogue, au risque de s’isoler et de ne jamais apparaître dans un manuel d’histoire de l’art. Dans sa demeure investie par les chats, ces sphinx censés la protéger d’un entourage malveillant, Eva Aeppli s’est fabriquée de toutes pièces un univers hanté par les forces occultes, la divination, et la mort qu’elle ne cessera de conjurer à travers de multiples doppelganger. Un inframonde rencontré très tôt en Suisse, où elle naît en 1925, puisque son père est l’un des membres de la société d’anthroposophie fondée par Rudolf Steiner (1861-1925). Ainsi, à Dornach, dans l’étrange forteresse du Goetheanum, en retrait de la société, Eva Aeppli s’applique à créer ses premières poupées de tissu.
Il était donc temps qu’une institution consacre à son œuvre cousu une manifestation d’envergure, comme celle, inédite en France, qui se tient en ce moment au Centre Pompidou-Metz et que l’on doit à sa directrice Chiara Parisi, commissaire de l’exposition au côté d’Anne Horvath. Ainsi que l’indique le lyrisme de son titre, Le musée sentimental d’Eva Aeppli, celle-ci en occupe le centre, tout en constituant le point de départ d’un parcours menant à d’autres artistes, et non des moindres, de Warhol à Louise Bourgeois, en passant par Maurizio Cattelan, Annette Messager ou Meret Oppenheim. Cela, sans négliger bien sûr son cercle proche, formé de son premier mari, Jean Tinguely, dont elle rejoint dès 1952 l’atelier parisien sis impasse Ronsin, et où l’on trouve notamment Daniel Spoerri et Niki de Saint-Phalle.
Dans le hall d’entrée de l’institution messine, les trois toiles monumentales de Thomas Houseago, écartelées entre ciel et terre, constituent une excellente introduction à l’esthétique de l’artiste suisse. Deux résonnent comme un hymne à la lune et au soleil, quand celle du milieu est une stèle funéraire érigée en hommage aux victimes ukrainiennes à Boutcha. Tout en puisant une partie de son inspiration dans l’astrologie, comme en témoigne cette série de têtes en bronze doré qui accueille le public (Les Planètes, 1990), Eva Aeppli n’a jamais cessé de conjurer les horreurs dont s’est montré capable l’humain au cours des siècles. Les cicatrices de l’Histoire sont ici visibles partout. Sur ses têtes suturées, morcelées, qu’elle décline à l’envi, ou encore, lors d’une collaboration tardive avec Tinguely, à travers ses sorcières torturées par les machines infernales de l’Inquisition – un supplice redoublé par la projection d’ombres portées (Erdhexen, 1991). Durablement marquée durant son adolescence par la propagation du nazisme, la jeune femme manifeste son engagement dans une installation qu’elle dédie en 1968 à Amnesty International (Groupe de 13), aussi bien que dans l’Hommage aux déportés (1976) qui repose dans la forêt de Fontainebleau (Milly-la-Forêt). Cette présence sourde de la mort s’étend plus largement à l’ensemble du parcours, que ce soit individuellement à travers des figures en soie isolées, assoupies sur des chaises, ou collectivement lorsqu’elles sont regroupées et vêtues uniformément à la façon d’un chœur ou d’une procession macabre. Ainsi en est-il de la Table (1965-1967), mis en miroir avec une Cène de Warhol (The Last Supper, 1986), ou des Juges (1960-1967), qu’elle fera installer à Nuremberg vingt-cinq ans après le fameux procès.
Outre ces mannequins à taille humaine, l’œuvre d’Aeppli étend ce voyage anthropologique à d’autres sources. Ainsi du culte chrétien des reliques, dont elle reprend ce mélange improbable de fleurs, de nattes et de squelettes dans ses sculptures et ses tableaux. Il en est de même de la sublime Nuit blanche (1953), qui évoque irrésistiblement l’image acheiropoïète de la Sainte-Face. Tout au long de la visite, des résonances, contemporaines ou anachroniques, sont convoquées : au contact des eaux-fortes de Käthe Kollwitz, des dessins géométriques d’Emma Kunz, des gravures de Frans Masereel, des dessins de Rudolf Steiner ou des sculptures félines de Sarah Lucas. Dans ce cabinet de curiosité, une tête colossale d’Apollon venue du Louvre nous fait front, de même que l’incroyable masque de Gueulard exhumé depuis le trésor de la cathédrale Saint-Étienne de Metz. Un réseau infini d’associations dans lequel s’insèrent les masques, les poupées, les mannequins d’Eva Aeppli. Avant qu’elle ne renonce à toute forme de création au début des années 1990, peu après la disparition de Jean Tinguely. « L’aiguille ne parlera plus », note-t-elle dans le neuvième Livre de vie, ultime œuvre archivistique qu’elle poursuivra en privé jusqu’en 2002.