Au Luxembourg, le consensus anti-nucléaire présente de premières fissures. Elles paraissent dérisoires
par rapport à celles découvertes dans les réacteurs de Cattenom

165 millimètres

d'Lëtzebuerger Land vom 17.03.2023

Fissures nationales Le CSV a quitté le consensus national anti-nucléaire. Le député Paul Galles tente de résumer la nouvelle position officielle de son parti : « Nous avons besoin de cette technologie comme énergie de transition ». La décarbonation serait « la priorité absolue », dit-il au Land, « mais tant que les capacités en renouvelables restent insuffisantes, mieux vaut l’énergie nucléaire que fossile ». Ce qui soulève inévitablement la Gretchenfrage atomique : Eh bien, dis-moi, comment fais-tu avec Cattenom ? « J’aimerais être débarrassé de Cattenom aussi vite que possible », répond le député. Le Luxembourg devrait-il cesser de faire pression sur le gouvernement français ? « Komm mir stinn dozou, dass dat sou ass wéi et ass ; a komm mir maachen, dass et sou sécher ass wéi nëmme méiglech ».

Le 8 décembre 2021, le consensus paraissait toujours intact. Ce fut à l’unanimité que la Chambre vota la motion du député vert François Benoy invitant le gouvernement « à user de tous les moyens politiques et juridiques » pour s’opposer à une taxonomie verte incluant le nucléaire. Seul le député ADR Fernand Kartheiser relativisa illico son vote, expliquant qu’en termes de « Realpolitik », la position anti-nucléaire ne serait « probablement plus tenable pour très longtemps ». Paul Galles réaffirma, lui, le crédo anti-atome du CSV: « Dat stëmme mer traditionell mat ». Deux mois plus tôt, sa cheffe de la fraction, Martine Hansen, s’était exclamée à la même tribune parlementaire : « Mir sinn nach ëmmer géint Atomstroum gewiescht. OK ? A mir hunn nach ëmmer gesot, datt Cattenom, Tihange sollen zougemaach ginn. An déi Positioun huet sech net geännert. Sou ! »

Plutôt que d’une nouvelle position, le président du CSV, Claude Wiseler, préfère parler d’« une nouvelle situation » engendrée par la guerre en Ukraine et la crise énergétique. Un allongement de la durée de vie de Cattenom ne serait envisageable « qu’à condition que ce soit absolument sûr ». Wiseler se dit par contre opposé au recours contre la taxonomie européenne déposé par l’Autriche et soutenu par le Luxembourg devant la Cour de justice européenne, estimant que « de telles réponses judiciaires à des décisions démocratiques ne sont pas opportunes ». Un retour du CSV au pouvoir devrait donc signer la fin de l’offensive diplomatique contre le nucléaire. Cattenom sera un des premiers dossiers qu’aura à traiter le nouveau gouvernement. Les « consultations » organisées par l’État français sur la prolongation des réacteurs du type Cattenom débuteront fin 2023, c’est-à-dire juste après les législatives du 8 octobre.

Le CSV a fini par s’aligner sur la position de Laurent Mosar. Cela fait des mois que le député mène campagne sur Twitter auprès de ses 9 300 followers, majoritairement allemands, plaidant pour que les « centrales nucléaires existantes continuent à tourner ». Le revirement du CSV n’est pas vraiment une surprise, il s’amorçait depuis quelques mois déjà. Tout comme l’ADR, le CSV avait cessé, en 2022, de payer ses cotisations auprès de l’Aktiounskomitee géint Atomkraaft constitué au lendemain de la catastrophe de Fukushima. Mais alors que l’ADR en sortit officiellement, le CSV partit sur la pointe des pieds. Claude Wiseler se garda d’expliciter dans le détail la position de son parti. Il se contenta de revendiquer, sur Radio 100,7, « une approche extrêmement réaliste et non-idéologique », notamment sur la question de l’extension de la durée de vie des centrales.

Le ministre de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng), y voit le symptôme d’un parti « quelque peu déboussolé », qui copierait aveuglement les positions de la CDU allemande : « Durant des années, les partis de droite étaient du côté du scepticisme ou du déni climatique. Maintenant qu’ils sont obligés d’offrir quelque chose, ils sautent sur une ‘grande technologie’ qui leur permet de suggérer qu’on ne devra finalement rien changer, ni à la société ni au lifestyle. » Le ministre évoque « l’énorme contradiction » de l’ADR et du CSV qui encenseraient la nation luxembourgeoise, tout en négligeant « la plus grande menace pour son existence ». Turmes égrène son argumentaire : La construction de nouveaux réacteurs serait trop chère, mais surtout trop lente pour contrer le dérèglement climatique. Il rappelle « le fantastique échec » des EPR (réacteurs pressurisés européens). Cela fait en effet seize ans que dure le chantier à Flamanville (Manche). En Finlande, la construction aura pris presque deux décennies, la mise en service du nouveau réacteur étant sans cesse repoussée (au 4 avril, aux dernières nouvelles.)

Au sein du gouvernement, le consensus anti-nucléaire resterait « grand », assure le ministre vert. Xavier Bettel (DP) jouerait « un match impeccable » au niveau des chefs d’État. Pourtant, dans le camp libéral, de premières fissures sont apparues. Par la voix de leur président Michael Agostini, les Jonk Demokraten énoncent leur position qu’ils veulent « plus nuancée que celle du gouvernement qui érige des barrières et mène des procès ». Aux yeux d’Agostini, le nucléaire serait « un moindre mal » : « Même si l’impact régional d’une catastrophe nucléaire serait énorme, ce risque n’est pas comparable aux dégâts que va causer le changement climatique ». Certes, ajoute-t-il, la centrale de Cattenom ne pourrait tourner « ad infinitum », mais sa fermeture devrait se faire « par phasage ».

Fissures dans les tuyaux Les fissures « non négligeables » découvertes sur les circuits de secours de Cattenom 3 ont rappelé les dangers d’un parc nucléaire vieillissant. D’après une note publiée par EDF fin février (qui ne sera découverte par la presse que deux semaines plus tard), le « défaut de fatigue thermique » est long de 165 millimètres (soit le quart de la circonférence) pour une profondeur de quatre millimètres. La fissure découverte au même moment dans la centrale de Penly atteint 85 pour cent de la profondeur, du jamais-vu jusque-là. L’eau qui traverse cette tuyauterie est censée refroidir le réacteur en cas de fuite ; un système de back-up qui doit empêcher une fusion du cœur. Le chef de division de la Radioprotection, Patrick Majerus, désigne ces fissures de « tout à fait inquiétantes ».

Le ministre de l’Énergie a fait remettre cette semaine une lettre à son homologue française, Agnès Pannier-Runacher, lui demandant « une entrevue au plus vite ». Dans cette missive diplomatique, Turmes déplore avoir été informé des fissures « par voie de presse et non par une information de la part des autorités françaises ». (Face au Land, il précise avoir été alerté par des « experts français » avec lesquels il serait en bons termes ; ce qui lui aurait assuré une journée d’avance sur les médias français.) Dans sa lettre, Claude Turmes exprime sa « préoccupation » face à « ces nouveaux défauts témoignant d’un manque d’anticipation […], de surveillance et de maintenance des réacteurs ». Et d’ajouter : « Après plus d’un an d’examen technique, l’apparition de fissures plus profondes et de fissures d’une autre origine, dans les sections de circuits jugées non sensibles à ces phénomènes par EDF, constituent autant de facteurs aggravants dans le dossier. »

Fissures dans l’IRSN Le gouvernement luxembourgeois s’inquiète surtout du démantèlement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), décidé en catimini par Emmanuel Macron début février. Le président français souhaite fusionner cet institut d’expertise scientifique avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), chargée des autorisations. Ce qui reviendrait à abolir un système institutionnel bicéphale, conçu comme garant d’indépendance. Avec la dissolution de l’IRSN, le Luxembourg perdrait un allié objectif. « Nous sommes convaincus qu’il était possible de fonctionner pour quelques mois encore », avait regretté, en novembre dernier, le directeur de la centrale de Cattenom face au Républicain Lorrain. Un mois plus tôt, l’IRSN avait opposé un niet catégorique au redémarrage du réacteur n°1. Malgré la crise énergétique et les pressions politiques, son avis était clair : Les travaux de réparation ne pouvaient être différés, le réacteur devait être mis à l’arrêt. Un dossier qu’EDF aurait « très mal vécu », écrit Libération ce lundi. Et de citer un agent de l’IRSN : « Il a été dit qu’on en faisait trop ». Officiellement, l’IRSN doit être dissous au sein de l’ASN afin de « fluidifier les processus ». Or, de nombreux insiders y voient une revanche prise par EDF sur un institut ressenti comme trop intransigeant et méticuleux. Les avis de l’IRSN ont eu pour conséquence de longues et coûteuses mises à l’arrêt qui ont plongé EDF dans une crise industrielle inédite.

Les éditorialistes français qualifient la décision de
Macron de « danger sur la gouvernance du nucléaire » (Le Monde) et regrettent « l’évaporation des mesures de sûreté qui faisaient la fierté de la filière nucléaire française » (Libération). Jusque-là éloignés des enjeux politiques et industriels, les experts scientifiques craignent pour leur autonomie scientifique et leur liberté d’expression. Plus de 80 chercheurs, fonctionnaires et élus – aussi bien pro- qu’anti-nucléaires – ont ainsi signé une tribune de protestation parue dans Le Monde. La fusion a du mal à passer. Ce mercredi, le projet de réforme a pris une claque. L’Assemblée nationale l’a rejeté en première lecture ; quelques voix de la majorité ayant fait la différence. Le dossier n’est pas clos pour autant. Il poursuit sa navette parlementaire entre l’Assemblée et le Sénat.

Alors que les réacteurs de Cattenom pourraient tourner pendant des décennies encore, le réagencement de la gouvernance nucléaire n’augure rien de bon pour le Luxembourg où l’IRSN est considéré comme un allié objectif. Le permanent de Greenpeace et vétéran du mouvement « Anti-Atom », Roger Spautz, parle d’un institut « relativement ouvert à la discussion », et même « relativement critique ». Le haut fonctionnaire Patrick Majerus loue un institut qui « a réussi à s’émanciper [fräischwammen] et à faire des contrôles indépendants » : « Ils ont révélé un certain nombre de failles. Leurs décisions ne sont pas contestables, et si vous voyez ce qu’EDF a dû investir, c’est remarquable. » Si Macron voulait s’inspirer des États-Unis, ce serait « une mauvaise idée », estime-t-il : « Leur devise, c’est ‘never change a running system’ ; alors que la France vise une amélioration continue ». Dans sa missive à son homologue française, Claude Turmes choisit un langage très poli : « Sans vouloir interférer dans l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire en France, il m’importe de souligner que le gouvernement luxembourgeois suit avec beaucoup d’attention ce réagencement en cours qui ne devra en aucun cas affaiblir l’indépendance et l’expertise de la sûreté nucléaire en France, affectant également la sûreté de la population luxembourgeoise. »

Fissures diplomatiques Dans son petit bureau (selon les standards ministériels) au quinzième étage du Héichhaus, Turmes s’exprime de façon moins diplomatique : « Au lieu de démanteler les vieux réacteurs, la France démantèle sa sécurité nucléaire ! Emmanuel Macron essaie de jouer à De Gaulle. En son temps, déjà, De Gaulle voulait rétablir la gloire de la nation par le déploiement nucléaire. De manière désespérée, Macron cherche à son tour une quelconque grandeur, aussi hypothétique soit-elle ». EDF serait en quasi-faillite, poursuit Turmes, sa survie financière dépendant d’une aide d’État qu’il juge à la limite du légal. L’ancien eurodéputé tente ensuite de situer la relance nucléaire marconienne dans un contexte européen. « Si Madame von der Leyen est présidente, ce n’est que grâce à Macron. Politiquement, elle dépend de lui. C’est ce qui explique le poids démesuré pris par la France au sein de la Commission européenne. C’est ce qui explique la taxonomie européenne [qui inclut le nucléaire] et les règlements plus détaillés qui sont souvent favorables au nucléaire. »

Face à la France, qui aurait eu « le culot » d’ériger une centrale à quelques kilomètres de ses voisins, Turmes veut construire un axe germano-luxembourgeois. Il s’agirait, dit-il, de compléter l’alliance Luxembourg-Sarre-Rhénanie-Palatinat par Berlin. L’idée n’est pas nouvelle. En mars 2021, déjà, le ministre de l’Énergie comptait sur l’appui des Verts allemand, déballant sa stratégie face au Quotidien : « Je suis en train de les préparer, le but étant que l’Allemagne pousse la France à fermer la centrale, comme elle l’avait fait pour Fessenheim ». Deux ans plus tard, la stratégie n’a guère évolué. Il viendrait de « renouer les discussions » avec la ministre fédérale de l’Environnement, Steffi Lemke (Die Grünen). Le parti frère ne devrait plus qu’attendre l’extinction des deux dernières centrales (prévues en avril), voire les élections régionales en Bavière (en octobre) pour pouvoir fêter la sortie « définitive » du nucléaire.

Or, Claude Turmes concède que, vis-à-vis de la France, la fenêtre politique s’est « malheureusement refermée ». Elle avait été ouverte en 2015, lorsque François Hollande annonçait la réduction de la part du nucléaire de 75 à cinquante pour cent. Le Luxembourg espérait que parmi la quinzaine de réacteurs à fermer se trouveraient ceux de Cattenom. La « relance nucléaire », proclamée par Macron en novembre 2021 (en pleine campagne présidentielle), a changé la donne. Le Luxembourg se trouve désemparé et son influence tend vers zéro. Claude Turmes se console : « On joue un rôle important dans l’activation du front anti-atome en Europe ».

Fissures frontalières Le gouvernement luxembourgeois s’intéresse peu aux édiles mosellans ; les discussions sur le nucléaire se mènent directement avec Paris. Entre le Luxembourg et ses « territoires métropolisés », la question nucléaire clive. « Si nous n’avions pas la centrale, comment financerions-nous les crèches pour les enfants des frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg ? », déclarait le maire de Zoufftgen en mai dernier au Land. « Le périscolaire et les places de crèches, je vous assure que c’est important pour des gens qui partent à sept heures du matin et qui reviennent à sept heures du soir... » De son côté, Roger Spautz est conscient que « chaque deuxième ou troisième personne a un époux, un oncle ou un cousin qui travaille à la centrale ».

Fin janvier, le directeur de la centrale de Cattenom, Jérôme Le Saint, profitait de la cérémonie des vœux du Nouvel An pour rappeler aux invités les bienfaits prodigués par EDF. Cet « employeur de premier plan » (1 500 salariés EDF et 800 prestataires permanents sur le site de Cattenom) aurait versé « près de 80 millions d’euros de taxes au profit du territoire » ; « sans compter notre soutien à des associations locales… », relatait le Républicain lorrain. La filière nucléaire est une source de recettes pour la Lorraine, tout comme la place financière l’est pour le Luxembourg. Les deux industries ont leurs éléments toxiques et génèrent des externalités négatives qui dépassent les frontières et sont plus ou moins visibles. Des deux côtés de la frontière, la critique du secteur est ressentie comme « attaque » contre la nation entière. Fin février 2021, Mars Di Bartolomeo en a fait l’expérience. Le député LSAP publia un tweet contre la centrale de Cattenom qu’il caractérisa de « provocation à nos frontières ». Le post reçut 132 réponses, quasiment toutes au vitriol, dont celui-ci, assez représentatif : « On est déjà gentils de tolérer l’existence d’un duché frontalier qui ressemble à un Coblence contemporain des financiers et des fraudeurs, alors ne nous cherchez pas trop ». En novembre 2019, Claude Turmes présenta son plan de fermeture de Cattenom, promettant un reclassement dans les renouvelables aux quelque 2 000 salariés. « Les Lorrains on les aime, ils nous aident beaucoup à construire notre richesse », déclarait le ministre luxembourgeois à Radio France Bleu.

Le maire de Cattenom, Bernard Zenner, tente actuellement de lancer sa commune comme candidate à l’accueil de deux des six nouveaux réacteurs EPR que Marcron veut construire d’ici 2035. Cet « autoentrepreneur en formation nucléaire » appelle à la « mobilisation » de tous les élus locaux. Vendredi dernier, Le Républicain lorrain rappelait « l’irritation » que provoquait la centrale auprès des Luxembourgeois, s’interrogeant : « La France peut-elle passer outre ? Ce sera l’une des clés, sinon la clé, de l’équation ». En réalité, les chances de Cattenom paraissent minimes. Patrick Majerus estime que l’option « n’est pas vraiment en discussion » : « Ce sont des déclarations d’un politicien qui lance quelque chose dans le ring ». Roger Spautz reste, lui aussi, dubitatif : Deux des trois sites sont déjà définis, quant au troisième site, Tricastin et Le Bourget comptent parmi les favoris.

La filière fait face à une pénurie de main d’œuvre, le Grand-Duché ayant épuisé une large partie du bassin de recrutement. Jeudi dernier, Pôle Emploi a organisé sa première « Journée des métiers du nucléaire en Grand Est », afin de convaincre les lycéens à intégrer une industrie qui, telle la promesse du gouvernement français, générera annuellement entre 1 000 et 1 500 emplois dans la région. Le Républicain lorrain cita un responsable d’EDF : « Le Grand Est est une terre d’énergie nucléaire ». Tant que ce n’est pas une terre radioactive… En cas d’accident, beaucoup dépendra de la direction du vent. Plot spoiler : Celui-ci souffle généralement du sud-ouest, direction Luxembourg.

Bernard Thomas
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