Les rendements affichés par les pools d’investissements du fonds Crypto4Winners laissent rêveurs : 6,9 pour cent par mois en moyenne pour les bitcoins (BTC) investis depuis décembre 2019. 5,6 pour cent pour les Ethereum (ETH) placés depuis décembre 2021. 4,9 pour cent de progression mensuelle en moyenne encore pour le global crypto pool qui est investi en USDT et USDC, des stable coins adossés au dollar américain. En d’autres mots, qui investit pendant un an un équivalent-BTC de 10 000 dollars repart avec un équivalent de 18 400 dollars de la cryptomonnaie. Soit un gain de 80 pour cent net.
Crypto4Winners ne touche pas au cash. La société d’investissement reçoit dans ses pools (des poches d’argent virtuel) les cryptomonnaies détenues dans les wallets de ses investisseurs. Ces derniers ont avant cela ouvert des comptes sur des plateformes d’échanges de monnaies cryptographiques telles eToro, Bitpanda, Binance ou Kraken. C’est ici qu’on convertit en crypto ses euros ou dollars. Un BTC, crypto-actif créé en 2009, vaut aujourd’hui près de 40 000 euros l’unité. En décembre 2019, son cours, extrêmement volatile, plafonnait à 7 000 euros (avec un pic à 56 000 euros en novembre 2021). La valeur des monnaies cryptographiques dépend éminemment de la loi de l’offre et de la demande. L’actif n’est adossé à rien d’autre que la croyance qu’un autre y accordera une valeur. Et c’est le cas. Le placement financier aiguise les convoitises et connait un momentum. Mais l’investissement est opéré dans le monde obscur de la finance décentralisée (defi) où il ne fait l’objet que de très peu de contrôle. Les sites sérieux préviennent : n’investir que l’argent qu’on est prêt à perdre.
Dans une communication diffusée en mars dernier, les autorités financières européennes rendaient les investisseurs particuliers « attentifs aux risques de publicité trompeuse, y compris par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des influenceurs ». Les investisseurs « doivent être particulièrement prudents à l’égard des rendements rapides ou élevés promis, en particulier ceux qui semblent trop beaux pour être vrais ». Crypto4Winners veut démocratiser l’investissement dans la cryptomonnaie. Mais son patron, Adrien Castellani, refuse résolument d’en faire la publicité. « Nous ne sommes pas habilités à communiquer sur la plateforme et ses services en dehors de la Suède », où elle est enregistrée, informe cet ancien banquier privé chez Indosuez Luxembourg, gestion de fortune de Crédit Agricole. Dans son email de réponse à une sollicitation du Land, le Français, 34 ans, insiste : « La majorité des clients ne sont pas européens et nous ne faisons aucune action de communication ». Puis il précise : « Je représente le projet et je ne le gère pas depuis Luxembourg », tout en donnant un numéro de portable luxembourgeois. Au Luxembourg, l’intéressé a créé et dirige le fonds d’investissement Crypto4Wealth. Doté d’un agrément AIFM (alternative investment fund manager) de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), cette structure s’adresse aux investisseurs institutionnels et qualifiés, capables d’apporter une mise de plus de 125 000 euros.
Sur la documentation déposée au registre de commerce, Adrien Castellani rapporte une adresse « privée ou professionnelle » : le 1 rue Fontebierg à Livange. La même que la société de gestion, C4W Management dont il est administrateur. Sur son site internet (qui s’ouvre sur le slogan « We expose your wealth to the crypto space »), C4WManagement informe du lancement en mars 2023 du fonds investissant dans des blockchain-based digital assets. Sont présentés les partenaires. Le partenaire bancaire est Bank Frick au Liechtenstein, « l’une des rares banques qui osent les cryptomonnaies » (Le Temps, en 2018). Le prestataire conformité est une société, Phoenix Solutions, dirigée par un administrateur de C4W Management : Jean C.. Le conseil juridique était présenté jusqu’à ce mercredi comme assuré par le cabinet Chevalier & Sciales. L’étude logée dans la Groussgaass assurait la domiciliation de la société de gestion, mais elle a dénoncé la convention de domiciliation de C4W en juillet dernier. Le cabinet a fait retirer son nom du site de C4W après notre sollicitation cette semaine.
La plateforme d’échange crypto de C4W est Binance. Le leader du marché a vu sa position dominante fragilisée l’an dernier par une plainte de la Securities and Exchange Commission (SEC) la visant et des soupçons d’implication dans le financement du terrorisme. Enfin, la société de gestion C4W annonce être enregistrée auprès de la Banque centrale du Luxembourg. L’institution monétaire explique la nécessité pour les fonds alternatifs non-réglementés de se notifier à des fins purement statistiques, ce qui exclue « tout contrôle et toute supervision du fonds par la Banque centrale ». Chaque rapport, aussi ténu soit-il, avec un établissement doté d’une certaine respectabilité sert au vernis de crédibilité qu’applique la direction de C4W.
Combien d’actifs le fonds C4Wealth compte-t-il ? « Je ne peux également pas communiquer sur ce projet car la régulation luxembourgeoise ne l’autorise pas », fait encore savoir Adrien Castellani. « En conclusion, actuellement, aucune communication n’est autorisée à propos de Crypto4Winners et Crypto4Wealth, ni par notre équipe, ni par d’autres organes de communication externes », résume l’entrepreneur de la crypto dans son email. Dommage. C’est d’ailleurs surtout pour l’organisation des placements destinés à la clientèle de détail, via Crypto4Winners, que les questions se posent.
Dans un communiqué envoyé en mars 2022 « depuis Stockholm », C4W évoque dans les grandes lignes la stratégie suivie par ses cinq traders. Les investissements passent par des études de chacun des « projets de cryptomonnaies » avec des « yield tactics » comme le staking (épargne rémunérée) ou le yield farming (prêt contre rémunération). Crypto4Winners revendique 3 000 utilisateurs. À deux Ethereum de mise minimum (2 330 euros l’unité cette semaine), il est possible d’estimer l’encours minimum des pools autour de quatorze millions d’euros. La moitié des investissements sont (contre toute logique économique) placés dans un cold storage, une sorte de coffre-fort mis en place par un partenaire tiers afin de s’assurer contre le vol ou le hacking pour une valeur de cent millions d’euros de dépôts. « We recognize the importance of security in cryptocurrency management », lit-on sur le site. L’identité des clients est vérifiée par une solution digitale lors du début de l’inscription.
C4W se rémunère sur les performances réalisées par les placements. La plateforme prend vingt pour cent du bénéfice réalisé. Si un utilisateur a introduit un autre utilisateur, le parrain prend dix pour cent de commission sur les bénéfices réalisés avec les cryptoplacements du parrainé. Ce qui a le mérite d’agrandir le cercle de participants à moindre frais, mais aussi de s’acheter le silence de qui aurait un doute sur la marchandise. « As long as the music is playing, you’ve got to get up and dance », avait dit l’ancien patron de Citigroup pour justifier la poursuite, en 2007, de la commercialisation de crédit pourris (subprimes).
Des investisseurs se plaignent du manque de transparence des placements. Des sites comme Arkham Intelligence permettent de retracer les transactions : Quel compte place tant ou retire tant. Mais les noms des investisseurs sont cachés derrière des numéros. Seuls apparaissent les noms des comptes de grandes plateformes comme Binance, qui est concernée par soixante pour cent des transactions de C4W.
Les participants à l’échange, des particuliers qui placent tout ou partie de leurs économies, se méfient du rug pull, c’est-à-dire qu’un organisateur du marché se retire avec les mises. En décembre, sur le fil Telegram des clients de Crypto4Winners, un utilisateur s’inquiète du retrait par un investisseur de 240 000 euros en plusieurs petites transactions le même jour (comme pour passer sous le radar). Sur Reddit, un autre forum de discussion, l’utilisateur Bioharz écrit : « The golden rule holds true: if you don’t control the keys, the coins aren’t truly yours - as exemplified by FTX », du nom de La grande fraude du monde crypto. Le fondateur de cette plateforme d’échanges et figure emblématique de la crypto entrepreneuriale, Sam Bankman-Fried, a été reconnu coupable par un jury new-yorkais en novembre dernier d’avoir détourné des placements de ses clients. Le tribunal se prononcera en mars. Il risque 110 ans de prison.
La suspicion des clients de C4W est alimentée par le fait qu’en Suède, siège de Crypto4Winners, la société ne répond pas à ses obligations de publication des comptes, malgré quatre relances du registre de commerce. C4Wave, la société de gestion de C4W, dit en outre être enregistrée auprès du service de renseignement financier suédois, mais une recherche sur le site ne permet pas de retrouver C4Wave Capital. Contactée cette semaine, la Swedish Financial Intelligence Unit assure que ladite société n’est pas inscrite.
Mais c’est surtout l’identité d’un actionnaire qui pose question. Derrière la société, C4Wave Capital, qui gère la plateforme C4W, puis deux autres holdings domiciliées à Dubaï (Dreamoon Limited et Optimus Holding Limited) se trouvent non seulement Adrien Castellani, visage officiel de la société, mais aussi un certain Luc Schiltz, general partner et seul pouvoir de signature.
En août dernier, au cours d’une réunion en ligne avec une vingtaine d’internautes, Adrien Castellani a retracé la genèse de Crypto4Winners. Alors qu’il travaillait encore pour Indosuez et gérait les quelque 400 millions d’euros de ses clients, plusieurs d’entre eux ont commencé à manifester un intérêt pour l’investissement dans les cryptos. En janvier 2021, un de ces clients a introduit « Luc », fondateur de Crypto4Winners, au banquier pour que ce dernier donne son avis sur une potentielle transaction. « Deux semaines après, j’avais posé ma démission et partais pour développer ce projet (Crypto4Winners, ndlr) et d’autres à côté ». (Adrien Castellani a monté entretemps une banque crypto, Colossos, entre la Lituanie et le Grand-Duché). Dans l’enregistrement de la visioconférence que le Land a consulté, Adrien Castellani présente ainsi « Luc » : Celui-ci serait doté d’un gros background en informatique. Il aurait acheté et revendu pas mal de sociétés, notamment dans le consulting. En 2013, il aurait commencé à faire du trading en matières premières, « mais physiques », précise Adrien Castellani. « C’est à dire qu’il faisait de l’import-export de sucre entre l’Amérique du Sud et le reste du monde ». Luc Schiltz serait « tombé » dans le courtage financier, le forex notamment, un peu par hasard puis aurait commencé à appliquer des stratégies de trading au bitcoin. « On commençait à lui confier des BTC sur son wallet perso et lui faisait le trading via son propre wallet. C’était le groupe family and friends », raconte encore l’associé de « Luc ». « Pour des raisons légales et fiscales », il est vite devenu difficile de continuer de cette manière et Luc Schiltz a créé la plateforme Crypto4Winners « en à peine 24 heures », selon le récit d’Adrien Castellani. L’affaire s’est développée par le bouche-à-oreille.
Luc apparaît çà et là dans cette réunion web entre initiés. Il aiderait au « support » des utilisateurs, mais ferait surtout partie des cinq traders, « quand il a le temps ». Comme pour les autres courtiers-crypto, les fonds placés par la clientèle lui seraient directement confiés. Un observateur avisé a relevé à la fin de l’été dernier sur son blog que, Luc Schiltz, aujourd’hui 44 ans, a été condamné au Luxembourg pour escroquerie. Voilà pourquoi, sur les forums spécialisés, les utilisateurs de C4W se montrent nerveux et scrutent les agissements d’un wallet appartenant à un dénommé cryptoluxguy. D’aucuns craignent qu’il s’agisse de l’intéressé et que ce dernier ne détourne les fonds des clients.
Un jugement de 230 pages daté du 30 mars 2017 révèle les dessous d’une condamnation ayant conduit à une peine (très lourde) de six ans d’emprisonnement, dont deux fermes. En 2011 et 2012, Luc Schiltz a fait croire à son entourage puis à des personnes en France et en Allemagne qu’il bénéficiait d’opportunités d’investissement dans des entreprises en déconfiture. Les fonds collectés devaient permettre de racheter des stocks de marchandises à prix cassés pour les revendre ensuite avec un juteux bénéfice. Luc Schiltz proposait aussi à ses victimes d’investir dans l’acquisition de parcelles d’eucalyptus au Brésil pour les revendre après transformation de la matière en charbon de bois. Le tout était orchestré sans le moindre agrément et au moyen de mises en scènes bidons avec des sociétés fantômes, Forest4YouCapital ou encore CIB Capital Investment Bank. La CSSF avait averti des activités potentiellement frauduleuses de Forest4YouCapital. Pour ce qui concerne la deuxième entité, les enquêteurs ont relevé qu’à l’adresse référencée comme siège était implanté un centre d’affaires. Des contreparties signaient les contrats, envoyaient des emails ou étaient évoquées dans des histoires racontées par Luc Schiltz. La police a découvert après de lourds efforts, parfois par des recherches à l’étranger, que les André Welter, Jean-Marie Schumacher ou autre Paulo Coelho (!) en question étaient de pures inventions de Luc Schiltz. Pour sa crédibilité, ce dernier circulait en voiture de luxe et offrait à ses « clients » des voyages, dans le Sud de la France ou en Californie, et parfois en jet privé via Luxaviation, société qui est devenue victime de fait. 46 personnes ont été lésées. Le préjudice total s’élève à deux millions d’euros (en incluant les gains promis et les factures impayées). La police a retrouvé 80 euros sur les comptes de Luc Schiltz et comprend que tous les sous ont été dépensés pour donner corps au rôle qu’il jouait.
Luc Schiltz avait déjà été condamné en 2008 à Luxembourg à six mois de prison pour faux et usage de faux. En octobre 2011, mai 2014 et mars 2015, il avait aussi été condamné en Allemagne pour des escroqueries. Il a de nouveau écopé de neuf mois de prison en septembre 2012 au Grand-Duché pour abus de confiance. Interrogé par l’expert sur ces diverses condamnations, Luc Schiltz n’a jamais été capable d’admettre des qualificatifs comme « manipulation et escroquerie », lit-on dans le jugement de 2017. Selon le même expert, Luc Schiltz présente une « importante tendance à la manipulation et à la duperie assortie d’une absence d’empathie pour autrui, réfutant toute escroquerie ». L’expertise est formelle : le risque de récidive est majeur. Luc Schiltz a en outre gagné en notoriété à cause d’un avis de recherche publié par Europol en juillet 2017. Voyant son visage affiché dans les médias luxembourgeois (une simple recherche Google permet encore d’en attester), le Luxembourgeois s’était rendu à la police pour honorer sa peine de prison.
La présence de Luc Schiltz au capital de Crypto4Wave (société exploitant Crypto4Winners) a suscité la polémique en ligne. « People want Luc to sell his shares because he’s dodgy », nous dit celui qui a signalé ses doutes à la CSSF. Sur Reddit, le compte Crypto4Winners dit explorer la possibilité d’une reprise des parts de Luc Schiltz mais cette possibilité, lit-on, requiert du temps. La CSSF n’a pas publié de message d’avertissement au sujet de Crypto4Winners ou Crypto4Wealth. Mais elle a alerté le parquet. Ce dernier a ouvert une enquête. Celle-ci vise deux membres du conseil d’administration et la société Crypto4Winners Management. Les personnes visées sont à présumer innocentes.
L’an dernier, la CSSF a publié 63 avertissements sur son site internet et a mobilisé autant de fois le parquet. Depuis 2018, le régulateur a publié neuf warnings sur les sociétés douteuses commercialisant des crypto-actifs et qui ont un lien avec le Luxembourg. Les autorités bancaires européennes ont, elles, multiplié les messages de prévention ces derniers mois : les nombreux crypto-actifs, par nature très risqués et spéculatifs, ne sont « pas adaptés à la plupart des investisseurs particuliers de détail en tant qu’investissement ou en tant que moyen de paiement ou d’échange ». À la fin de l’année, la mise en application du règlement européen Mica contraindra les plateformes crypto à s’enregistrer et à montrer patte blanche. Ils seront soumis au même régime de surveillance que les autres sociétés d’investissement.