Une des raisons de l’attraction exercée par les réseaux sociaux est que leurs utilisateurs ont l’impression qu’ils sont engagés dans une conversation directe avec d’autres interlocuteurs individuels, ou du moins qu’ils y participent en tant que témoins. « Chatter », « tweeter » et autres verbes du même type, témoignent de cette impression : se connecter à un réseau social c’est se brancher sur un échange communicationnel qui relève de la conversation ou du dialogue à distance. Cet effet ne trouve pas son origine dans une intention spécifique des utilisateurs, mais est structurellement induit par l’architecture communicationnelle même des réseaux sociaux, qui se distinguent de ce point de vue radicalement des médias classiques. Ces derniers ont des architectures fortement asymétriques, au sens où les possibilités de feedback des récepteurs vers l’émetteur (la direction et l’équipe du journal, par exemple) sont très limitées. Cela vaut même encore pour l’architecture des sites et blogs internet, où les possibilités d’activité de ceux qui les consultent se réduisent généralement à laisser un courriel sur l’adresse électronique associée au site, c’est-à-dire de s’adresser à l’auteur ou propriétaire du site dans le cadre d’une communication non publique. L’architecture des réseaux sociaux en revanche est structurellement de nature symétrique, chacun pouvant être tour à tour récepteur et émetteur dans un même espace communicationnel partagé en temps réel. En fait, cette architecture reprend le modèle de la messagerie instantanée qui elle-même est la version numérique de la communication interpersonnelle directe en temps réel.
Bien sûr, la possibilité de « converser à distance en temps réel » n’est pas une chose nouvelle. Elle est à la base de toutes les techniques de télécommunication depuis l’invention du téléphone. On se rappelle peut-être le passage de Du côté de Guermantes où le narrateur de La Recherche s’émerveille de ce que le téléphone fait apparaître « près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler et qui, restant à sa table, dans la ville qu’il habite, sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues près de notre oreille au moment où notre caprice l’a ordonné ». Proust, qui était un être pétri de mélancolie, ne s’intéressait qu’à l’effet de présence tel qu’il est ressenti par celui qui écoute la voix de l’autre et ne dit mot du fait qu’en réalité celui qui écoute parle aussi et que donc à l’effet de présence s’ajoute la nature symétrique de la communication. Sur ces deux points – effet de présence et communication symétrique – les réseaux sociaux ne se distinguent donc pas des autres moyens de communication à distance et en temps réel.
Mais dans le cas des réseaux sociaux, il s’y ajoute une troisième caractéristique, qui leur est propre. Pour s’en rendre compte, il suffit de les comparer à la messagerie instantanée. Celle-ci est, comme le téléphone, un instrument de communication privée. Même si davantage que deux personnes peuvent y participer, elle reste privée puisque n’y ont accès (et ne peuvent prendre connaissance des échanges) que ceux qui se sont cooptés comme participants. Les conversations sur les réseaux sociaux sont en revanche, par défaut publics. N’importe qui peut s’y mêler. Ceci produit une impression de continuité fluide entre l’espace individuel et privé d’un côté, l’espace collectif et public de l’autre.
Ces traits – architecture communicationnelle symétrique et effet de continuité entre espace privé et public – font des réseaux sociaux des outils de mythogenèse très puissants : ils nourrissent en particulier le mythe de l’égalité communicationnelle des individus et celui de la continuité entre la sphère privée et la sphère publique. Les deux sont liés à des aspirations humaines très répandues et qui ne sont pas spécifiques à l’époque contemporaine : l’aspiration à l’égalité et l’aspiration à l’harmonie entre l’individu et la communauté. Mais les réseaux sociaux les exacerbent.
Partons de la question de l’égalité, et prenons le cas de Twitter parce que de tous les réseaux sociaux, c’est certainement celui qui mime le plus fortement la dynamique de co-présence des participants dans l’espace conversationnel de la vie quotidienne. La brièveté des tweets, le caractère souvent pseudo-oral de leur syntaxe, ainsi que le caractère instantané de leur diffusion qui ouvre la possibilité d’une réponse tout aussi instantanée (le tweet-réponse embrayant très souvent sur la fin du tweet émis, de même que dans une conversation réelle le nouvel intervenant embraye souvent sur la fin de l’énoncé de celui qui avait la parole avant lui) : Tout cela mime de près la dynamique des conversations orales en face-à-face entre égaux. Twitter aurait-il donc réussi le tour de force de transposer les conversations déliées des comptoirs de bistrot dans le cyberespace ?
En réalité, l’égalité communicationnelle de Twitter, comme des autres réseaux sociaux, est une illusion. L’effet de symétrie est un artefact dû à leur architecture communicationnelle et n’est pas implémenté dans la réalité effective des échanges. Dans leur fonctionnement réel les réseaux sociaux demeurent de fait très fortement asymétriques et inégalitaires. Dans le cas de Twitter de nombreux indices confortent ce diagnostic. Ainsi l’immense majorité des tweets sont émis par une toute petite partie des inscrits. D’après une enquête du Pew Research Center, 80 pour cent des tweets émis aux États-Unis le sont par dix pour cent des inscrits. (Les pourcentages sont à peu près les mêmes dans les autres pays.) La courbe du « capital culturel » sur Twitter a donc la même allure que la courbe de répartition de la richesse économique (même si les détenteurs de l’une ne sont pas nécessairement les mêmes que les détenteurs de l’autre).
Le « capital culturel » sur Twitter se mesure par le nombre de « followers » : or, sur les quelque 450 millions de comptes Twitter, 391 millions n’ont aucun abonné (donc comptent pour du beurre), le nombre d’abonnés le plus grand étant monopolisé par environ dix pour cent des inscrits (avec à la tête Barack Obama, suivi de… Justin Bieber). Il y a donc en fait une très grande inégalité de poids entre les voix des inscrits. On est très loin du principe égalitaire « one man, one vote ». Par ailleurs, 44 pour cent des inscrits ne tweetent jamais. Cette passiveté d’une partie importante des inscrits se reflète aussi dans le pourcentage respectif des différents types d’interactions prévues par la plateforme. En France par exemple, 79 pour cent des interactions sont des « likes », 17 pour cent des « retweets » et seulement quatre pour cent des « réponses ». Le très faible taux des interactions consistant en des « réponses » – donc relevant du « dialogue », qui est la règle par défaut dans les conversations réelles entre égaux – montre que de fait l’interaction la plus typique sur Twitter relève du « eavesdropping », donc de l’interception d’une conversation dont on ne fait pas partie. Bref, le type d’interaction de la majorité des inscrits sur Twitter ressemble à celle du quidam qui, tout seul au bout du comptoir du Café du Commerce, écoute les conversations des autres poivrots, en opinant de temps en temps de la tête (l’équivalent des « likes » sur Twitter). Le fait que par ailleurs 74 pour cent des inscrits sur Twitter disent qu’ils utilisent la plateforme pour s’informer, ne doit donc pas étonner : telle est aussi la fonction, parait-il, des conversations au Café du Commerce.
Pour en venir à la question de l’harmonie entre l’individu et la communauté, on pourra signaler les incursions d’Elon Musk dans le champ de l’expertise politique, par exemple à propos de la guerre menée par la Russie en Ukraine. L’épisode est révélateur d’un état d’esprit qui montre bien à quel point l’abus de Twitter peut occulter la capacité de jugement des twitteurs. D’abord, le fait que Musk ait manifestement cru que son statut de businessman exceptionnel faisait de lui aussi un expert politique est une manifestation caricaturale d’ultracrépidarianisme, c’est-à-dire de la conviction que parce qu’on est expert dans un domaine on est du même coup expert universel. Comme on le sait, c’est un vice cognitif que les réseaux sociaux encouragent, et qui va souvent de pair avec le complotisme. Le fait que Musk ait présenté son plan sur Twitter, donc dans un cadre communicationnel qui découpe la continuité de la pensée en des hoquets de 280 signes chacun, est quant à lui un cas d’école de l’illusion que ce qui est bien pensé doit pouvoir s’exprimer en quelques mots bien sentis. Mais plus que tout, c’est le fait que le (à l’époque) pas encore propriétaire de Twitter ait fait valider ses propositions grâce à un vote de ses followers, qui est significatif.
Musk est devenu entretemps le propriétaire de Twitter. Il est significatif qu’une de ses multiples décisions « disruptives » ait été la réadmission de Donald Trump sur Twitter, elle aussi justifiée par un sondage en ligne, alors même qu’il avait promis que la décision serait prise par une commission de veille déontologique. Le tweet annonçant la nouvelle se concluait par un tonitruant : « Vox populi, vox Dei ! »
Les deux décisions sont des parodies de démocratie directe, donc d’un régime politique utopique qui effectivement prétend abolir toute distinction (et tension) entre vie privée et vie publique, entre préférences personnelles et décisions politiques, entre individus et communautés. Régime utopique, parce que ces distinctions sont constitutives des sociétés contemporaines, et en particulier des démocraties représentatives. Vouloir les oblitérer, loin de permettre l’accès à une harmonie entre l’individu et la société, mine leur coexistence pacifique. Or, au-delà des décisions de Musk, elles sont singulièrement mises à mal par les réseaux sociaux. Ainsi, dans le cas de Twitter, s’il est vrai que seulement les abonnés reçoivent automatiquement tous les tweets (ainsi que les retweets) d’un émetteur, tout le monde peut s’abonner à tout le monde par un simple clic, de même que tout le monde peut chercher n’importe quel tweet par l’intermédiaire de la fonction de recherche.
Il est vrai qu’en activant la fonction de protection des tweets on peut limiter la diffusion d’un tweet à ceux qu’on a explicitement acceptés comme abonnés. Mais choisir ce réglage va à l’encontre de ce qui est le but de tout « tweeteur » qui se respecte, à savoir augmenter son capital numérique, donc avoir le plus de followers possibles et ainsi devenir un influenceur ou une influenceuse importante. En même temps, beaucoup d’utilisateurs ont tendance à concevoir les tweets qu’ils envoient comme s’il s’agissait de conversations privées, ce qui explique le fait étonnant que, lors d’une autre enquête du Pew Research Center, 35 pour cent des personnes enquêtées ne savaient pas quel était le statut de leur compte ou pensaient qu’il était privé, alors qu’en réalité 83 pour cent des comptes concernés étaient publics ! Bref, la confusion entre le privé et le public est endémique. Tout le monde veut exprimer sans retenue son moi intime tout en d’adressant à des destinataires inconnus en nombre illimité, en espérant que, des vastes plaines du cyberespace, lui parviennent des réponses susceptibles de valider ses opinions, ses protestations, ses colères, ses espoirs ou ses désespoirs. Mettre son cœur à nu en prenant le monde entier à témoin : peut-on imaginer nourriture plus revigorante pour l’amour-propre ? Sans doute, mais gare aux retours de bâton.