Au football, l’art du contre-pied qui consiste à prendre l’adversaire dans sens contraire de la course, est particulièrement prisé dans l’exécution des penalties, avec pour summum le chef d’œuvre de la panenka. Une feinte, le gardien part d’un côté ou de l’autre, il suffit d’une pichenette et le piège se referme. Il en va autrement à l’opéra, a fortiori pour Wagner, il faut tenir sur la durée, et l’astuce initiale, aussi ingénieuse qu’elle soit, il lui faut de l’endurance, pour tenir tête, trois, quatre heures durant, au discours et à la musique de notre homme. C’est sur cette solidité, aujourd’hui on dit résilience, qu’on jugera un metteur en scène et un chef d’orchestre.
Avec Simon Stone, dans son Tristan repris du festival d’Aix-en-Provence au Grand Théâtre de Luxembourg, on n’a pas eu à attendre longtemps. Dès le prélude, nous voilà fixés : un appartement panoramique, genre loft, on le dirait habituel des décors pour Yasmina Reza, l’univers de cette écrivaine. Une bourgeoisie qui sied à une place financière, et le mythe de l’amour et du romantisme surdimensionnés (Edouard Sans) est d’un coup rapetissé, rabaissé. La vue a beau s’ouvrir des fois sur la mer, Tristan et Isolde sont pris dans les tourments d’un mari volage et d’une épouse soupçonneuse ; des regards trahissent, confirmés par un sous-vêtement qui traîne, un portable mal géré. Les deux sont dans un amour finissant, il ne reste plus à Isolde (et au metteur en scène) que l’escapade du rêve, du fantasme.
Les deux sont au rendez-vous, systématiquement dans les trois actes, entourés à chaque fois par le réalisme sur lequel on part et auquel on aboutit irrémédiablement. Un espace de travail collectif pour la nuit du deuxième acte, et carrément le métro parisien, ligne 11, pour le troisième, des Lilas au Châtelet, avec beaucoup de verdure toutefois, des vagues inévitablement, comme si on avait voulu suivre l’humour de Ferdinand Lop proposant de prolonger le boulevard Saint-Michel à la mer. On gagne tout ce défilé d’images, on perd l’essentiel, cette Handlung nommée de la sorte par Wagner et s’alliant à la musique. Peu importe à quel traitement on soumet Tristan, poétique et romantique (comme Ponnelle jadis), abstrait (comme Heiner Müller), ou actualisé (comme Marthaler), il faut que cela se tienne.
Et malheureusement, toutes les astuces de Simon Stone n’y aident pas, au contraire. Au deuxième acte, celui de la rencontre nocturne, temps suspendu un instant, il ne trouve rien de mieux que de contrecarrer leur célébration. Il nous inflige en parallèle et avec le recours à d’autres couples, les différents moments que parcours la passion amoureuse, des premiers ébats au dévouement final, à la façon de l’énigme donnée par la Sphinge à Œdipe. À contre sens en l’occurrence, car l’amour de Tristan et d’Isolde n’est justement pas fait pour durer, ces Nacht-Geweihte ne sont pas Philémon et Baucis, de même que Tristan n’est pas Don Juan. C’est sympa de nos jours, une Isolde devenue enfin bourge émancipée, rendant à Tristan son alliance de mariage (qui n’existe pas), mais le Liebestod en pleine rame de métro prend un sale coup, et pour un peu on se mettrait à déplorer que la RATP ne soit plus souvent en grève.
Dans le numéro sur l’opéra de la collection Avant Scène, Pierre Flinois, à la recherche d’un Tristan perdu, qualifie celui de Simon Stone de pire parmi ceux transposés aujourd’hui. Mais il reste que Wagner résiste à tout. Et tels moments n’en ressortent que plus émotionnellement, avec plus de force, pas de fausse garniture pour quelques minutes : il est question de la (com)plainte du roi Marke quand il surprend les deux amants après la trahison de Melot (qui lui pose bien problème dans cette mise en scène). Quelle majesté, même la situation de bureau n’y change rien, car tout est dans le timbre royal de Franz-Josef Selig, dans cet équilibre inégalable d’intensité et de tristesse, dans la conduite de la voix. Une belle revanche sur tant de fioritures, aux dépens d’une autre dimension. Simon Stone semble l’ignorer, Tristan et Isolde sont morts au monde, à ses futilités, dès leur première rencontre, le philtre n’est là que symboliquement.
L’Orchestre philharmonique de Luxembourg a eu la lourde charge de prendre sur soi ce qui continuait à appartenir (et pas moyen de le lui ravir) à Wagner. Il le fit de bon aloi, bien pris en main par Lothar Koenigs, aussi attentif à la fosse qu’à la scène, d’un accompagnement le plus portant, le plus soutenant, à commencer par le couple éponyme, Daniel Frank et Ann Petersen. On finira sur une mention spéciale au Kurwenal de Josef Wagner, baryton autrichien appelé très vite à d’autres emplois. Toujours dans Wagner.