Un couple se hâte vers la porte d’entrée : « Oulala, méi wéi Déi Gréng ! » Le Melusina est plein à craquer ce mercredi soir pour le Pot du nouvel an du DP. À l’intérieur, les ministres, députés et conseillers libéraux se pressent. Même Pierre Gramegna a fait le déplacement. L’ancien ministre des Finances se tient fièrement en première rangée. Le DP s’est maintenu au pouvoir, mais il a perdu de son cachet. Les libéraux ne sont plus « déi mam Premier ». Dorénavant ministre des Affaires étrangères, Xavier Bettel est en Israël et en Palestine pour « ganz wichteg Gespréicher », l’excuse Carole Hartmann. La secrétaire générale se lance ensuite dans un discours de motivation et d’autocongratulation : 2023 aurait été « une année bleue », « un bon cru ». « ‘No bei dir’ huet gepasst wéi d’Fauscht op d’A ! », se félicite à son tour le président du parti, Lex Delles. Puis de s’ériger en gardien du bilan des deux dernières coalitions : « Wann elo iergendeen erwaart, ech géif déi lescht zéng Joer schlecht rieden, deen huet sech geiert… » C’est après à Charles Goerens, l’éternel Spëtzekandidat aux européennes, de se hisser sur l’estrade. Avec une gravitas toute junckérienne, il disserte sur la guerre en Ukraine (sans mentionner celle à Gaza).
Luc Frieden semble avoir renvoyé à Hambourg ses conseillers en com’. Le script du « neie Luc » arrivé à sa fin, l’ancien Frieden réapparaît. Sa prétention de gérer le gouvernement comme un « directeur général d’une entreprise » fait grincer des dents au DP. La mémoire du fiasco de 2004 y reste vive. Ce fut le pire moment dans la carrière politique de la génération Grethen-Polfer. Il n’aura fallu qu’une législature à Jean-Claude Juncker pour écraser son coalitionnaire : Le DP passait de 22,35 à 16,05 pour cent, et perdait cinq de ses députés. Vingt ans plus tard, le DP garde une conscience aiguë du risque que comporte le statut de « partenaire junior » du CSV.
Le DP craint la résurgence de l’ancienne hégémonie. La tâche de démarquage incombera naturellement aux députés plutôt qu’aux ministres, même si c’est le plus junior parmi ces-derniers, Eric Thill, qui a eu l’honneur de tirer le premier coup de semonce (pages 8 et 24). Au sein de la fraction libérale, c’est la députée-maire d’Echternach, Carole Hartmann, qui s’impose comme la nouvelle femme forte. En interne, elle a déjà fait savoir qu’elle s’y voyait « dans un nouveau rôle ». Luc Frieden a estimé sur RTL-Télé que la lutte contre le réchauffement climatique serait « un projet à moyen et à long terme » (contrairement aux impératifs économiques), et qu’il fallait approcher la question « e bëssi manner verkrampft ». Que lui inspirent ces déclarations ? Hartmann reste diplomate : Il serait « très important de prendre très au sérieux » la question climatique. Et de pointer « une certaine continuité » entre le nouvel accord de coalition et la politique de l’ancien gouvernement. Le chef officiel de la fraction libérale, Gilles Baum, se voit surtout comme « un relais » entre les anciens et les nouveaux députés. L’ancien instituteur préfère ne pas commenter la sortie du Premier : « Ech si net deen, deen all Wuert vum Luc Frieden op d’Wo leet ». Le président de la Jeunesse démocrate et libérale (JDL), Michael Agostini, ose une pique timide : « Keen bei ons an der JDL fënnt déi Ausso prickelnd ».
Le chef de cabinet au ministère d’État, Jeff Feller, avait conçu le rôle de « Klima-Premier » pour Xavier Bettel qui arrivait à l’incarner de manière plus ou moins crédible. Le sujet ne semble plus être une priorité. Ce mercredi, Lex Delles n’y a que brièvement fait allusion, en ressassant l’élément de langage « mat de Leit, net géint Leit ». Luc Emering, un agriculteur de 28 ans habitant Sprinkange (Dippach), est supposé suivre le dossier à la Chambre. Face au Wort, il loue les actions de blocage des paysans allemands, qu’il distingue de ceux des militants écologistes : « Klimakleber sind junge Menschen, die teils in die Schule gehen oder auf der Uni studieren. Menschen, die also noch nicht mal ein Jahr in ihrem Leben gearbeitet haben und arbeitende Menschen auf dem Weg zur Arbeit blockieren. » Luc Emering vient de reprendre la ferme familiale que son père avait convertie en bio en 1999. Le jeune agriculteur parle comme un vieux libéral. Dans une vidéo postée sur Facebook, il se désigne comme « mëttelstännege Mënsch, dee matt ville Saachen ee Probleem huet », à commencer avec ces jeunes fraîchement diplômés « déi wëllen dem Patronat erklären, wéi ee Betrib fonctionéiert ». Emering, lui, se compte parmi les gens « déi mueres opsti fir ze schaffen, déi den aneren Dag rëm opsti fir rëm ze schaffen ». La semaine de 35 heures est son épouvantail.
« J’ai travaillé quatorze heures par jour, y inclus pendant les vacances. Quelqu’un qui travaille beaucoup doit également beaucoup gagner », dit Barbara Agostino au Land. Dans une interview accordée en 2022 à Paperjam, elle se rêvait déjà en future ministre de l’Éducation. Élue à la Chambre, elle se retrouve à en présider la commission de l’Éducation nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse. À partir de 2011, cette self-made woman a monté un réseau de 21 crèches privées (« 400 salariés, sans RH », précise-t-elle), qu’elle a vendues en 2019 à People & Baby, un groupe français régulièrement épinglé dans la presse française (le plus récemment dans le livre-enquête Babyzness paru en septembre). Agostino n’aime pas le terme crèche « commerciale » qu’elle trouve « péjoratif » : « Sinon on devrait également parler d’un hôpital commercial au Kirchberg ». En 2022, elle se réinvente en foraine, et reprend le restaurant Kugener.
Barbara Agostino a beaucoup investi dans l’immobilier. En témoigne sa « déclaration des intérêts financiers » publiée sur le site de la Chambre : deux locaux commerciaux en Ville, un autre à Mertert, des bureaux et un bar (l’ancien Marx) à Hollerich, ainsi que des maisons hébergeant des crèches à Tuntange et à Beckerich. Face au Land, elle précise que ce relevé reste incomplet, puisqu’il ne détaille que les biens détenus via des sociétés et non ceux qu’elle possède en nom propre. « Pour loger les crèches, j’ai acheté des maisons sans faire de montages [fiscaux], à l’inverse de beaucoup de mes concurrents. Je dis toujours : ‘Quelqu’un qui gagne beaucoup doit aussi payer beaucoup d’impôts’ ».
L’ancienne joueuse nationale de football (et nouvelle présidente de l’Union Titus Pétange) cultive un franc-parler et revendique son « authenticité » rodangeoise. Interrogée sur RTL-Radio si elle ne se disputait pas trop sur la politique avec son épouse, l’eurodéputée verte Tilly Metz, Agostino répondait : « Da soen ech Iech wat ech och dem Grand-Duc gesot hu viru véier Joer : Wa mir bis horizontal leien, gëtt net méi iwwer Politik geschwat. » Au Land, elle relate la réaction grande-ducale : « Hien huet sech futti gelaacht ».
Patrick Goldschmidt figure comme le successeur officieux au trône du Knuedler. Il s’agit d’une étiquette ingrate. D’autant plus qu’il semble improbable que Lydie Polfer lui cède sa place en cours de mandat. Son résultat aux législatives était décevant : L’échevin de la Mobilité en Ville se classa loin derrière sa rivale interne (et petite-cousine) Corinne Cahen qui a pris la présidence de la commission parlementaire de la Mobilité. Yuriko-Corinne-Lydie : C’est dans ce triangle entre la ministre Backes, la députée Cahen et la maire Polfer que se décidera le futur tracé du tram, notamment son passage par l’avenue de la Porte Neuve, actuellement boycotté par le Stater DP.
Patrick Goldschmidt a commencé sa carrière en 1993 chez KPMG, dont il intégrera le département fiscalité, soumettant des rulings à Marius Kohl himself. En 2005, il quitte le Big Four, et crée sa propre fiduciaire. Goldschmidt peut emmener un ancien client, à savoir Heerema, un groupe néerlandais spécialisé dans la construction de plateformes pétrolières. Sur sa déclaration des intérêts financiers, le député néophyte indique toucher « 100 001 à 200 000 euros » de revenus de la part de Heerema holding et de sa nuée de Soparfis luxembourgeoises. (Quant à sa firme Goldschmidt & Associates, elle assurait des revenus dépassant les 200 000 euros.)
Gérard Schockmel, « médecin salarié » aux Hôpitaux Robert Schuman, coche également la case « > 200 000 euros » dans le champ « activités du député avant son entrée en fonction ». Un revenu qui retombe dans la catégorie « 100 000 à 200 000 euros » depuis qu’il est député. (Il se retrouve donc dans la même catégorie de revenu que Corinne Cahen en tant que « salariée » de Chaussures Léon.) Redoutable machine à gagner des élections, le DP a un sacré flair pour les candidats attrape-voix. En 2023, une star tennistique et une star pandémique ont réussi leur percée. Alors qu’au lendemain des élections, Mandy Minella faisait profil bas en attendant qu’un siège se libère (d’Land du 10 novembre 2023), Gérard Schockmel (élu directement) avait manifestement mal compris la place qui allait être la sienne. L’infectiologue réclamait illico le poste de ministre de la Santé, et ceci publiquement. Un acte désespéré qui finissait par le mettre irrévocablement hors-jeu.
Fin novembre, il n’avait toujours pas digéré sa frustration. « Viele Menschen hatten große Erwartungen, dass ich Gesund-
heitsminister werde », se plaignait-il au Wort. Et de mettre en doute « la légitimité démocratique » de Martine Deprez. Il promet pourtant de rester les cinq ans au Parlement où il préside la commission de l’Enseignement supérieur. (Il cessera ses activités cliniques au courant de ce mois.) Le sexagénaire Schockmel n’a plus rien à perdre. Comme Barbara Agostino, il revendique une indépendance qui le rend imprévisible, et donc politiquement dangereux.
« Ech hu matt deem neie Luc déi lescht fënnef Wochen d’Chance gehat, een Koalitiounsaccord fir d’Land auszeschaffen. Ech hunn ee Partner fonnt… ee Vertrauenspartner », disait un Xavier Bettel visiblement ému lors de la passation des pouvoirs au ministère d’État, le 17 novembre. Ce lundi sur RTL-Radio, « Xav’ » a été atypiquement sobre, estimant que la collaboration avec Frieden se passait « tipptopp ». Il n’a jamais vraiment caché que sa préférence allait à une troisième édition de la coalition libérale. Si le DP, le LSAP et Déi Gréng avaient réuni 31 sièges, il aurait rempilé. Mais cela n’aurait pas été évident. En interne, la pression montait. La perspective d’un « Gambia III » avec un LSAP renforcé épouvantait la frange wirtschaftsliberal du DP, qui prenait au sérieux les promesses socialistes d’augmentation des taux marginaux et de réduction du temps de travail, même si Paulette Lenert y donnait un spin très soft. La lutte entre les Spëtzekandidaten libérale et socialiste pour le poste de Premier n’arrangeait rien. Bettel avait débuté sa campagne à gauche, il la termina à droite.
Il devait également composer avec le Stater DP qui constitue une république autonome au sein du parti. Le conseil échevinal de la Ville était le laboratoire de la coalition libérale de 2013. Il se transformera en antichambre de la réaction de 2023. (Aujourd’hui, les sept échevins se retrouvent au grand complet au Parlement.) La majorité bleue-noire était entrée en conflit ouvert avec pas moins de trois ministres : Sam Tanson (sur les vigiles privés), Henri Kox (sur la police communale) et Taina Bofferding (sur la mendicité). « Den Unmut ass geklomm », résume Simone Beissel, fidèle lieutenante de Polfer. En amont des législatives, la maire de la capitale avait été la seule à plaider ouvertement pour une coalition Frieden-Bettel. Son calcul fut validé. Lydie Polfer se retrouve de nouveau au centre du jeu politique. Ironiquement, c’est elle que Luc Frieden avait rencontrée en 1993 pour sonder ses opportunités de carrière au sein du DP.
Le soir des élections, toutes les spéculations tactiques s’effacèrent devant l’évidence arithmétique. « Alternativlos » : tel est le mot qu’on entend le plus souvent dans ce contexte parmi les libéraux. L’implosion des Verts a scellé le sort du Bloc des gauches 2.0. En politique, Xavier Bettel est peu sentimental. Que ce soit contre Helminger en 2011 ou contre Juncker en 2013, il fait preuve d’un instinct du pouvoir surdéveloppé. Les libéraux auront très vite fait le deuil de Gambia. Face au Quotidien, Gilles Baum a concédé « une petite pointe de nostalgie », un sentiment qu’on éprouve généralement pour des temps devenus très lointains.
Le DP sait s’adapter. Depuis 2009, il a purgé son programme des éléments les plus agressivement néolibéraux, tandis que Xavier Bettel a tenté de se donner un profil « sozial-liberal ». (En 1971, Gaston Thorn avait revendiqué le qualificatif, aujourd’hui impensable, de « Lénkspartei ».) Or, l’ancien Premier est également un fan de longue date de la comparution immédiate et un critique régulier de l’État social comme « eng Couche fir drop ze pennen ». (Le programme électoral de 2023 voulait ainsi redéfinir les « Zumutbarkeitsgrenzen » pour les demandeurs d’emploi.) Les libéraux luxembourgeois sont-ils de gauche ou de droite ? Les catégories de science politique se révèlent largement inopérantes pour analyser le DP. Le clientélisme lui tient lieu d’idéologie, le pragmatisme de conviction.
Le 10 juin 1979, le Luxembourg était submergé par une « vague rétro », constatait quelques jours plus tard le Land, encore sous le choc. Le DP et le CSV étaient sortis vainqueurs des élections. Quelques mois plus tard, un Gaston Thorn boudeur prenait la fuite vers Bruxelles, s’échappant de ce qu’il désignera plus tard de « mariage forcé » avec le CSV. Xavier Bettel assure, lui, vouloir rester. « Ech si wierklech net Demandeur », affirme-t-il ce lundi sur RTL-Radio à propos de la course à la présidence du Conseil européen qui vient de s’ouvrir. Bettel est étonnamment clair : Son souhait (et celui de son mari) serait de rester au Luxembourg. « À moins qu’il y ait une crise institutionnelle », ajoute-t-il, se référant au scénario – peu probable – que le poste finisse par aller à Viktor Orbán. (S’il restait vacant, il irait temporairement au dirigeant dont le pays assure la présidence semestrielle.)
Il faudra donc probablement compter avec Xavier Bettel pour 2028. Le poste de ministre des Affaires étrangères lui donne une grande marge de manœuvre, lui permettant de ne pas trop se mêler de dossiers nationaux, tout en se profilant sur la scène internationale. Lex Delles se trouve coincé dans le rôle de l’héritier apparent. L’ancien bourgmestre de Mondorf-les Bains est resté politiquement inodore et incolore ; ses discours sont aussi plats qu’un trottoir. Il a intégré le paradigme polférien selon lequel, pour survivre en politique, il ne faut surtout pas faire de fautes. Delles aura eu droit au ministère de l’Économie, le prix de consolation traditionnel de l’État CSV. La technocrate Yuriko Backes se retrouve avec un portefeuille ministériel disparate. Sa communication officielle a jusqu’ici principalement porté sur l’Armée, et très peu sur le ressort de la Mobilité sur lequel le programme de coalition reste hyper-générique. En vieux renard (et ancien pourfendeur du « CSV-Staat »), Claude Meisch continue à jouer un rôle, mais il est électoralement affaibli. Faute de candidats, il se retrouve en plus avec le ministère du Logement, que tous savent toxique.
Les négociations de coalition devraient être menées « seriö a zügeg », déclarait Luc Frieden au lendemain des élections, ajoutant que cela correspondrait aux souhaits du Grand-Duc. Le CSV tablait initialement sur un accord générique et court, dans l’espoir de garder les coudées franches, une fois ses ministres installés dans les ressorts-clefs. Les libéraux poussaient à fixer un maximum de détails, par peur de finir écrasés en cours de mandat. Sur les sujets économiques et fiscaux, les similitudes entre les deux programmes électoraux crevaient les yeux ; c’étaient justement ceux qui dominaient cette campagne électorale. Mais le DP a également réussi à défendre son bilan dans l’éducation et la famille, deux de ses ressorts stratégiques. Que le CSV ait laissé à Claude Meisch l’Éducation nationale est peu étonnant : Juncker considérait ce ministère comme électoralement casse-cou, et il le laissait volontiers au coalitionnaire. Que le CSV ait laissé la Famille aux libéraux constitue par contre une rupture historique. On pourrait y voir la preuve que, munis du know-how que confèrent dix ans au pouvoir, les libéraux ont bien négocié. Ou le signe que Luc Frieden communie plus avec les Big Four qu’avec la Sainte Trinité.