Lohengrin, l’opéra de Wagner, mué en thriller. Dès que les décors deviennent visibles – au prélude, la précision importe – on pourrait se croire dans un roman de Simenon, avec Maigret de retour à telle écluse, au bord d’un canal. Un meilleur connaisseur a quand même identifié ou rapproché un autre lieu, viennois celui-là, le 19e arrondissement, le Bezirk Nussdorf et sa Wehr- und Schleusenanlage. La mise en scène de Jossi Wieler, Anna Viebrock et Sergio Morabito passera la saison prochaine dans la capitale autrichienne, en dépit des mauvaises critiques des journaux autrichiens. Il est vrai que pour eux, pas question de toucher à la musique, et leur refus est total pour tout ce qui dérègle leurs habitudes quant à la mise en scène. Et là, les trois y sont allés fort, c’est le retournement brusque, brutal, de situation.
Vous vous rendez compte, aux sonorités soyeuses, douces et légères, brillantes, de la « Wunderharfe » comme on aime à appeler la Sächsische Staatskapelle Dresden, sous la baguette magique de Christian Thielemann, ne voyons-nous pas cette oie blanche qu’est normalement Elsa dans un accoutrement plus viril, en train de repêcher une perruque dans l’eau, aller vers un sac en plastique récupérer ses autres habits et les mettre. Tant pis pour elle, ça se passe sous le regard d’Ortrud, sa rivale de toujours pour le pouvoir dans le royaume et pour Telramund, qui va l’accuser pour de vrai du meurtre de son frère Gottfried.
Alors, l’arrivée miraculeuse de ce chevalier dont il ne faudra demander ni le nom ni la provenance, ne peut plus être qu’une ingénieuse, bien malicieuse manipulation (à laquelle se prête bien un jugement de dieu). Il faut voir Elsa gagner d’emblée la faveur des gens, serrant les mains, câlinant les joues des enfants, l’enjeu est autre qu’une simple élection, et jusqu’au roi Heinrich, au début plutôt enclin à croire Telramund et le choisir pour mener l’opération spéciale (comme on dit aujourd’hui) contre les Hongrois, retourne très vite sa veste. Affaire classée, s’il n’y avait pas l’interdit qui ne cesse de travailler Elsa, mauvaise conscience, allez savoir.
En tout cas, voici Elsa et Lohengrin, seuls pour la première fois, alors qu’au pied du lit nuptial, se retrouvent le sac en plastique ainsi que le cor du héros, symboles du passé. Cela ne peut se terminer que mal, les deux en ont lourd à porter, on connaît le dénouement, un peu inattendu quand même, quand Elsa, après l’aveu identificatoire de Lohengrin, retire à son tour un Gottfried du canal, ébouriffé, penailleux. Pauvres femmes à la fin, l’une penchée sur son mari mort, Ortrud sur le cadavre de Telramund, l’autre mise déjà au ban, dans ses vêtements de meurtrière. Dira-t-on que seul le roi Heinrich s’en tire mieux, il tient son commandant (pour ne pas dire « Führer von Brabant »), pas sûr toutefois qu’il fasse le poids.
Voilà comment se retourne, comme un gant, une belle histoire, quand on ne se laisse plus aller au poison de la musique. Cela dit, il est d’ailleurs toujours permis de préférer les éclats, les stridences d’Ortrud. Et la représentation à Salzbourg n’a pu que conforter cette opinion : certes, Jacquelyn Wagner n’a pas démérité. Elsa, dont on retiendra surtout le numéro d’aguicheuse du premier acte, Elena Pankratova, elle, a convaincu par sa justesse et sa puissance. Comme l’a fait Martin Gantner en Telramund. Quant à Eric Cutler, solide dans son chant, il a campé avec du talent ce Lohengrin à qui les Wieler, Viebrock et Morabito n’avaient concédé pas la moindre auréole lumineuse, le moindre halo de gloire.
Laissons les mots de la fin au dessein justement de la mise en scène : « Wenn wir also die Zuschreibungen überdenken, die diese beiden Frauenfiguren normalerweise erfahren… Ja. Es ist Ortrud, die eine Herrschaft des Irrationalen aufziehen sieht. » Un avertissement dans les temps que nous vivons.