À propos de Bizet, Nietzsche ne tarissait pas d’éloges, qualifiant sa musique de « légère, souple, polie, une musique qui ne transpire pas, une musique raffinée, fataliste et, de ce fait, populaire ». Plus d’un siècle plus tard, l’histoire n’a pas démenti ce jugement, tant et si bien que Carmen, le chef-d’œuvre intemporel du compositeur français est aujourd’hui l’opéra le plus joué dans le monde. Il fallait tout le flair du grand penseur pour prédire un avenir aussi brillant à une œuvre au départ si éminemment subversive. Car, en peignant la sombre destinée de deux âmes perdues dans le jeu capricieux de leurs passions déchaînées, Bizet mettait le monde de l’opéra sens dessus dessous. Ne fut-il pas en effet accusé d’immoralité et de vulgarité pour avoir fait une héroïne tragique d’une fille de mauvaise vie, marginale, hors-la-loi, volage, aux mœurs en tous points scandaleux ?
La production du Festival d’Aix-en-Provence qu’a présentée, dimanche dernier, le Grand Théâtre, se veut un retour aux sources. Version originale, en langue française, dialogues parlés caractéristiques de l’opéra-comique (à la place des récitatifs chantés de Guiraud), le tout sur base de l’édition critique de Didion et Heinzelmann, parue en 1992 : autant d’atouts visant à dépasser le stade de la tradition musicologique la plus éculée. Plongée dans les tréfonds les plus noirs de l’âme humaine, l’opéra de Bizet bénéficie ici de l’expertise musicale de José Miguel Pérez-Sierra, lequel, connaît sa Carmen sur le bout des castagnettes. Il en déploie de façon magique les merveilles de la musique, accentue, dès le Prélude, les contrastes entre le legato des cordes et le staccato des cuivres, et pousse dans ses derniers retranchements un Orchestre Philharmonique du Luxembourg rutilant et vibrant à souhait, tous pupitres en éveil. Telle une araignée tissant sa toile, sa baguette d’orfèvre peaufine, avec le soutien de l’Ensemble Aedes, les méandres de l’intrigue de ce drame passionnel autour des deux personnages centraux que sont Carmen et Don José, l’opéra valant surtout par le face-à-face de ceux-ci. Quant aux chœurs d’enfants et de jeunes de La Monnaie, au chant non moins diaphane, il émane d’eux une séduction certaine. Et c’est avec un tempérament de feu que le maître d’œuvre impulse à l’ensemble une vitalité et une jeunesse qui correspondent exactement à l’esprit de ce chef-d’œuvre de la musique pérenne.
Grâce à une équipe composée de voix triées sur le volet, suffisamment ductiles aussi pour se plier, dans le cri comme dans le chuchotement, à des exigences souvent inouïes, la distribution vocale est équilibrée au point que même les rôles secondaires sont loin d’être négligés. Singulière et fascinante incarnation d’une passion aux confins de la folie, Ève-Maud Hubeaux campe, dans le rôle-titre, une Carmen convaincante et séduisante : vocalement, par un organe au timbre aussi raffiné et nuancé que chaleureux et passionné ; dramatiquement, par l’art de vivre son rôle intensément, mais sans délirantes bouffées d’hystérie. Une pulpe, de la souplesse, une sensibilité innée et un style naturellement juste sont l’apanage de Don José qu’incarne le ténor Michael Fabiano. Un timbre abyssal et pénétrant, celui de son rival en amour, le torero Escamillo, alias Jean Sébastien Bou. Enfin, la palme irait bien à la soprano Anne-Catherine Gillet, qui incarne une Micaëla non seulement crédible, mais on ne peut plus idoine, et dont la voix émeut par la pureté veloutée de son timbre et ses aigus lumineux d’une exquise beauté.
Au total et au final, et musicalement parlant, un très bon moment, passé en compagnie d’une Carmen qui ne manque pas de relief et de répondant. N’était la mise en scène ou plutôt la mise à sac, du soi-disant « visionnaire » Dmitri Tcherniakov ! Vision ? Peut-être, mais, à coup sûr, une vision grotesque, qui prête le flanc à la critique, tant le « démetteur » en scène tire ostensiblement la couverture à lui. Mû par le souci sans doute estimable de dégager le chef-d’œuvre lyrique des scories de la tradition, mais, en même temps, fidèle à sa sulfureuse réputation d’iconoclaste, le Russe prend un malin plaisir à bousculer allègrement les clichés à la faveur d’une approche on ne peut plus audacieuse et d’un savoir-faire théâtral bancal, qui ne manque pas de susciter la polémique et laisse pour le moins dubitatif. C’est que l’homme ose tout, ne recule devant rien, allant jusqu’à raconter une histoire en quelque sorte « parallèle » à celle du livret de Meilhac et Halévy.
Pas de Séville, pas de soleil, pas de montagne, de caserne, de manufacture de tabac, pas de toréadors en habits de lumière, de gitanes cigarières, de contrebandiers retors, pas non plus de rouge-sang de l’amour qui le dispute au noir de la mort, mais des éclairages parcimonieux (excepté dans le tableau final, où ils soulignent le contraste saisissant entre l’ambiance festive de la corrida et la mort qui rôde, seule la musique, in fine, étant inondée de bout en bout de lumière, une lumière toute méditerranéenne, à laquelle le maître de cérémonie ibérique s’emploie avec bonheur à restituer toute la transparence vivace et vivifiante, grâce à des tempi enlevés pour ne pas dire endiablés, et avec, en prime, un réel sens du drame implacable), mais une Carmen prétendument « thérapeutique », des plus contestables en bien des points, logée, qui pire est, dans un décor unique, mochard, terne pour ne pas dire ennuyeux.
Ainsi, au lieu d’avoir eu droit à la Carmen originelle et traditionnelle, nous avons assisté à un spectacle « autour de Carmen », qui, tout en se voulant original, n’est finalement qu’un je-ne-sais-quoi prétendant abusivement être un exemple de « redécouverte » et « redynamisation », une amère plaisanterie, une mascarade fadasse, où le spectateur gagne en stupéfaction ce qu’il perd en émotion. Si Tcherniakov entend surprendre les plus blasés, sa douteuse entreprise de « déconstruction » (l’idée est furieusement à la mode !) est réussie. Mais choquer gratuitement, dans le seul but avoué de choquer, provoquer pour le plaisir de provoquer, c’est - nous semble-t-il - un peu court comme vision, comme en témoigne le résultat, plus que discutable, avec, à la clé, un spectacle anachronique, ce que l’on voit sur scène étant en total décalage avec le texte et la musique. Et les effets brechtiens de distanciation à gogo (« les policiers ne sont pas des policiers, mais des acteurs », croit devoir préciser l’un des protagonistes) constituent, en l’occurrence, une circonstance aggravante.
Imagine-t-on, un instant, un peintre « relooker » la Joconde ? « La vraie admiration », disait Ernest Renan, « est historique ». À bon entendeur…