Le Luxembourg a perdu la semaine dernière un musicien d’envergure internationale. Victor Fenigstein, pianiste, professeur de musique et compositeur, né à Zurich en 1924, installé à Luxembourg depuis 1948, vient de mourir à l’âge de 97 ans. Il a donné à des générations d’élèves le goût de la recherche musicale et a construit une œuvre qui défia les tendances dominantes de son temps.
En 1947, les autorités de la Ville de Luxembourg décidèrent de recruter un professeur de piano par le moyen d’un concours international. Un jeune Suisse, que personne ne connaissait à Luxembourg et qui ne connaissait personne à Luxembourg, se présenta. Le jury fut ébloui par sa performance et le choisit à l’unanimité.
Fenigstein était issu d’une famille juive orthodoxe originaire de Silésie et connut l’antisémitisme dans une Suisse repliée sur elle-même et travaillée par les appentis-dictateurs. Il chercha appui dès le lycée dans les milieux antifascistes plus ou moins clandestins et se lia avec celle qui l’accompagnera pendant toute sa vie, Marianne Sigg, de confession protestante et de formation juridique. En 1943, il commença des études musicales auprès d’Edwin Fischer et Emil Frey. En 1947, il participa au « Cercle des Lundis » fréquenté par Brecht, Lukacs, Silone et Benno Besson.
L’arrivée de Fenigstein déclencha un séisme dans le monde musical luxembourgeois. À peine nommé, Fenigstein se vit confronté à une levée de boucliers de prétendus patriotes, partisans d’une musique luxembourgeoise, défenseurs des traditions et fermés aux vents nouveaux. Une bataille de procédure de deux ans s’ensuivit qui mena Fenigstein du conseil communal au Conseil d’État. La police politique suisse, le « Staatsschutz », s’occupa du cas Fenigstein en juin 1948 et ouvrit un dossier nourri par les rapports en provenance du Grand-Duché : « Es wurde in Erfahrenheit gebracht, dass Fenigstein ein begabter Musiker ist und ein gebildeter Mensch. Er ist äusserst nervös. (…) Er soll sich als aggressiver Kommunist entpuppt haben. (…) Auch seine Ehefrau sei eine fervente aber reservierte Kommunistin. » En 1950, Fenigstein fut accusé de fréquenter le professeur Biermann et menacé d’expulsion. La chasse aux sorcières atteignit son point culminant en 1953, quand les époux Fenigstein furent suspectés d’être des espions russes.
Fenigstein aurait sans doute repris le chemin de l’exil, si une grave maladie ne l’avait pas frappé en 1952. Le médecin diagnostiqua une sclérose en plaques multiple et lui annonça une mort prochaine qui heureusement se fit attendre. Ne pouvant plus donner de concerts, Fenigstein se fit compositeur. Pendant qu’il était encore alité Fenigstein composa la cantate Et le jour se leva pour lui sur des poèmes de Paul Éluard. Écrite au moment de l’exécution des époux Rosenberg et évoquant le bombardement de Guernica, l’œuvre est avant tout autobiographique évoquant la solitude, la solidarité, l’insoumission et l’espoir. Elle fut jouée sous la direction de Carlo Hommel en 1994 à Liège et en 1999 à l’église de Bissen.
Les allusions à l’actualité politique et le rapport avec la littérature caractérisent la manière de Fenigstein de faire de la musique. Le compositeur essaie de faire dialoguer les mots et les sons n’hésitant pas à intercaler sous forme de citations des bruits de manifestations, de travaux de la mine ou des comptines d’enfants. « So zitiere ich des Lied Weisst Du wieviel Sternlein stehen ? mit seiner süsslichen Frömmigkeit und seiner frömmelnden Süssigkeit : Ich fasse es als einen Ausdruck von Heuchelei. »
Fenigstein a toujours refusé de suivre les modes et il a su s’affranchir de toute orthodoxie, mais il opéra un certain retour vers l’expressionnisme musical des années vingt, représenté par Paul Dessau, Kurt Weill et Hanns Eisler, et s’intéressa aux possibilités nouvelles apportées par les techniques dodécaphoniques. La fondation en 1974 de « Musica Nova » par un groupe de jeunes musiciens autour de Marco Kraus mélomanes montra que Fenigstein n’était plus un homme seul. Le refus de l’harmonie et la recherche des contrastes leur était commun.
À partir de 1983, Fenigstein s’attaqua à ce qui peut être considéré comme son œuvre majeure, la mise en musique de la Sainte Jeanne des Abattoirs de Bertolt Brecht qui fut représentée en 1986 à Augsbourg, la ville natale de l’écrivain, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. La pièce se déroule aux abattoirs de Chicago et dénonce l’exploitation économique et l’hypocrisie morale. Par sa musique Fenigstein souligne le caractère cruel et grotesque d’une forme de capitalisme sauvage. L’œuvre fut reprise en 2001 dans une mise en scène de Frank Hoffmann et jouée par un ensemble mixte helvético-luxembourgeois dans les anciens abattoirs de la ville d’Esch puis dans la Dampfzentrale de Zurich.
L’œuvre de Fenigstein se composait à l’origine de cinq actes d’une heure chacune. « Ich träume von einem Spektakel, das sich über einen ganzen Tag verteilt. Akt 1 beginnt im früheren Schlachthof. Akt 2 in irgendeinem Park, Lavals Park oder Galgenberg, Akt 3 auf einer Industriebrache, Akt 4 auf einem öffentlichen Platz, Akt 5 im Escher Theater. Dazwischen muss sich das Publikum von einem Ort zum anderen fortbewegen, wo es dann weitergeht, kann etwas trinken, essen oder plaudern. » Aux esprits sceptiques Fenigstein rappela : « Das gab es schon einmal… im alten Griechenland. » Cela aurait peut-être pu être un projet pour Esch, capitale européenne de la Culture.
En 1986 la maladie empêcha Fenigstein d’écrire des notes. Le recours à l’ordinateur et une grande énergie lui permirent d’achever la mise en musique des Sonnets de Shakespeare. Pour son 85e anniversaire, le Conservatoire lui rendit hommage. Une ancienne élève de Fenigstein, Mme Hennicot-Schoepges, dit tout ce que le pays d’adoption doit à ce grand artiste, et fit amende honorable pour les difficultés de l’accueil. Une biographie de l’artiste et de l’homme a été écrite par Fritz Hennenberg, l’ancien Chefdramaturg du Gewandhaus de Leipzig.