LuxFilmFest-Home Edition

Une décennie

d'Lëtzebuerger Land vom 29.05.2020

En préparation de son onzième anniversaire (4-14 mars 2021), le Luxembourg City Film Festival se poursuit chaque semaine en ligne jusqu’au 18 juin. L’occasion de découvrir une large sélection de films issus des précédentes manifestations et de se convaincre, s’il le fallait, de la qualité et de la richesse de ce festival panorama qui a pour ambition de « dessiner un paysage représentatif du cinéma contemporain », selon les termes du directeur artistique Alexis Juncosa recueillis peu avant le début des festivités.

Révolution virtuelle Sur la forme tout d’abord, le festival a su s’adapter à la nouvelle conjoncture. Des entretiens avec des réalisateurs et des producteurs se sont tenus en visioconférence, un dispositif qui aura permis d’instaurer des échanges fructueux avec les spectateurs. Des configurations inédites avec le public, moins formelles, plus interactives, et peut-être moins intimidantes quand l’invité nous parle depuis le fauteuil de son salon... Jean-Luc Godard s’est ainsi récemment illustré en s’entretenant sur Instagram, d’où il marmonnait, cigare au bec, que « (…) Le virus est une communication, il a besoin d’un autre, d’aller chez le voisin, comme certains oiseaux, pour y entrer. Comme quand on envoie un message sur un réseau, on a besoin de l’autre pour entrer chez lui »... Les modalités du virtuel ne doivent évidemment pas se substituer à la fréquentation des salles. Mais elles peuvent constituer un bon instrument pour compléter ou approfondir la programmation d’un festival sur grand écran, comme le sont par exemple les « suppléments » d’un DVD.

Une cartographie du monde En attendant la réouverture prochaine (annoncée pour la mi-juin) des salles et de la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, la programmation actuellement proposée sur la plateforme www.vod.lu est une autre façon de donner suite à cette démarche innovante. Le parcours thématique proposé au spectateur l’aura accompagné en douceur sur la voie du déconfinement. Les deux premières semaines préparaient la sortie au grand air, avec une sélection jeune public destinée aux enfants sur le chemin de l’école puis une seconde, intitulée « Sortir des sentiers battus », qui invitait à un voyage qui n’avait rien de touristique, puisque l’on y trouve les grands enjeux auxquels le monde est confronté. L’un des intérêts de cette programmation en ligne est justement de relier le passé et le présent, d’offrir le recul nécessaire pour observer la façon dont les problèmes internationaux ont évolué ou involué depuis. La présence de Daesh au Mali, mettant en péril la population et les manuscrits de Tombouctou, était le sujet du film d’Abderrahmane Sissako (Timbuktu, 2014). La forêt et la population amazoniennes étaient l’épicentre du monde dans L’Étreinte du serpent (2015), de Ciro Guerra. Avec l’élection de Bolsonaro, la survie de cette région fondamentale à la vie humaine fait dramatiquement retour dans l’actualité, alors que des avancées significatives commençaient à voir le jour, comme par exemple la reconnaissance juridique de la rivière Atato en 2016 par la Cour constitutionnelle de Colombie. La programmation du LuxFilmFest tire ainsi toute son épaisseur de cette distance temporelle, dressant une cartographie de la décennie (2010-2020), avec ses tensions, ses paradoxes et ses moments de fraternité humaine.

De la difficulté d’aimer Il y a dix ans déjà, bien avant que n’émerge le mouvement MeToo, le festival s’emparait de la parité et des relations conjugales. Les fictions réunies dans la section « Drôles de drames » (22-28 mai) nous le rappellent. Ici les femmes se lèvent et se barrent, en effet. Ainsi dans Une Séparation, d’Ashgar Farhadi, lauréat de l’Ours d’or à la Berlinale 2011, Simin souhaite fuir l’Iran avec sa fille, quitte à laisser seul son mari (Nader) se charger de son père atteint d’Alzheimer. Une procédure de divorce est à contre-cœur engagée. Tout au long du film règne une atmosphère pesante, oppressante, où chaque situation peut être explosive. Le cinéaste iranien dresse le portrait d’une société iranienne en ébullition, atomisée par les divisions intestines et un gouvernement qui rançonne ou emprisonne sa population. Rarement les adultes n’auront paru si désemparés, si bien que ce sont les enfants qui se chargent de soutenir leurs parents, voire de les éduquer avec une maturité désemparante.

Une tourmente amoureuse et un renversement pédagogique que l’on retrouve dans un autre film de la sélection : C’est ça l’amour (2019), le second long-métrage de Claire Burger. Récompensée à Cannes pour l’excellent Party Girl (2013), la jeune réalisatrice a tourné tous ses films dans la ville mosellane de Forbach, où elle a grandi. On y retrouve les mêmes bars conviviaux et désuets, la cour de récré du lycée Jean Moulin ou encore le plateau de la Scène Nationale-Le Carreau où sont convoqués les drames familiaux. Un groupe de cinéastes fidèles à l’ancienne cité minière s’y est même constitué ces dernières années (Samuel Theis, Régis Sauder). C’est ça l’amour (2019) s’ouvre de la même façon qu’Une séparation : Armelle, régisseuse, se sépare de son mari, qui ne sait pas encore que celle-ci a déjà entamé une relation avec un autre homme... Le brave Mario, bonhomme interprété par Bouli Lanners, s’occupe donc seul de leurs deux filles, confirmant, à la suite d’Une séparation, que les occupations traditionnellement assignées aux femmes (le ménage, l’éducation des enfants) se transfèrent désormais aux hommes. Mais ces derniers peinent à la tâche ; Nader, dans Une Séparation, dérape lors d’une altercation malheureuse avec une aide à domicile. Là où Mario, débordé de tous côtés, voit chaque jour son autorité contestée par la petite Frida, tandis que l’aînée fait au mieux pour soutenir son père et préserver l’unité familiale.

Curiosités esthétiques Les neufs films de la sélection « En marge » (29 mai-4 juin) font la part belle aux créatures singulières : personnages duplices (Madame Hyde, 2017), zombies assoiffés de sang (Pride and prejudices and zombies, 2016), ados paumés cédant à la tentation du crime (Spring breakers) ou de l’anthropophagie (Grave)... Les (a-)mateurs d’abdos et de petits culs en bikini fluo ne manqueront pas de regarder Spring breakers d’Harmony Korine, qui érige la biatch attitude en principe de vi(c)e. Tout le talent du cinéaste américain consiste à révéler les désirs morbides qui sommeillent sous ces corps de rêve, à retourner le rêve (plastique) en un cauchemar (psychologique) où seuls comptent l’argent, la drogue et le sexe. Un teen-movie dont l’hédonisme sombre rappelle les films de Larry Clark (Bully, 2001) ou de Gus Van Sant (Elephant, 2003).

Autrement terrifiant est la production franco-belge intitulé Grave, tranche de cinéma bien saignante signée Julia Decournau. Le film avait secoué le public lors de sa présentation au festival de Cannes, en 2016. L’indice de son étrangeté tient tout d’abord à la présence de l’acteur Laurent Lucas, inquiétante depuis sa participation dans Lemming (Dominik Moll, 2004). L’animalité est au cœur de l’histoire de ces deux frangines étudiant dans la même école de vétérinaire, où l’on passe ses journées à disséquer de la viande. Issue pourtant d’une famille vegan, la fluette Justine (Garance Marillier) finit par prendre goût à la chair humaine... On lève les limites entre l’humain et l’animal, le civilisé et le sauvage, le cuit et le cru, comme le fugitif de Gutland (2017) traverse les frontières des pays. Chaque fiction bascule d’un genre à l’autre ; elles revêtent initialement un certain réalisme pour se déplacer vers le registre du fantastique (Gutland), du film gore (Grave) ou du thriller (Spring breakers). Voilà donc de quoi frissonner, en attendant les prochaines sélections thématiques : « Hollywood Arthouse » (5-11 juin), avec un film de Tim Burton (Big eyes, 2014) et Luca Guadagnino (A bigger splash, 2015) réalisés sous le patronage pictural de David Hockney ; enfin, les meilleures productions luxembourgeoises seront mises à l’honneur « Retour à la maison » (12-18 juin).

Toute la programmation complète du Luxembourg City Film Festival est disponible sur le site (luxfilmfest.lu)

Loïc Millot
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