Un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 10 novembre perturbe l’installation du nouveau gouvernement et de son ministre des Finances, Gilles Roth (CSV). Une disposition du Vermögensteuergesetz (VStG) modifiée fin 2016, est contraire à l’article 15 de la constitution selon lequel les Luxembourgeois sont égaux devant la loi. Cette disposition régit l’impôt sur la fortune. Elle concerne les Soparfis et les sociétés qui détiennent plus de 90 pour cent d’immobilisations financières dans leurs actifs. C’est donc tout un pan de recettes budgétaires qui est potentiellement fragilisé. Sur 100,7 vendredi dernier, l’ancien directeur de l’Administration des contributions directes (ACD), Guy Heintz, s’est inquiété des « importantes répercussions » sur le budget si des milliers de Soparfis devaient payer moins d’impôts.
À l’origine de la saisine de la Cour constitutionnelle se trouve Sicap, Société pour l’informatique commerciale appliquée. Elle a été créée en 1972 par Alain Schumacher. Sicap n’est pas une Soparfi, mais une société qui a commercialisé ordinateurs et logiciels. Elle a été créée par une sorte de savant fou et gai-luron de l’informatique. Aux premières heures de l’informatisation grand-ducale, Sicap vendait aux entreprises et institutions des ordinateurs de bureau Logabax et des programmes de comptabilité faits-maison. Le Parlement européen, la Commission et l’Arbed comptaient parmi ses clients. Alain Schumacher développe maintenant des générateurs de nombres aléatoires (qui permettent des simulations fondamentales pour la cryptographie). Ce geek de 75 ans dit posséder l’ordinateur « home office » le plus performant d’Europe, trente téraflops destinés à la recherche, un investissement de 180 000 euros réalisé ces dernières années via la filiale Sicap R&D. Mais la reconversion commerciale via la recherche tarde à porter ses fruits. Alain Schumacher espérait une collaboration avec l’Université du Luxembourg, mais elle ne s’est pas matérialisée. Seule une collaboration avec un chercheur japonais, Matsumoto Makoto, a abouti.
Mais le fantasque Alain Schumacher, rapidement passé par Déi Gréng, s’est davantage fait connaître du grand public via des procédures entamées contre les administrations afin de faire respecter ce qu’il considérait comme ses droits légitimes. Dans les années 1990, les médias se sont fait l’écho de son opposition à Intrastat, des statistiques relatives au marché intracommunautaire que les entreprises nationales devaient encore collecter et communiquer malgré l’avènement du marché intérieur, ce qui représentait une charge de travail superflue. Alain Schumacher avait engagé la résistance face à cette promesse non tenue en montant une Asbl. Durant la même décennie, il a entamé un bras de fer avec la Ville de Luxembourg pour obtenir le droit pour les personnes morales résidant dans la capitale d’obtenir des vignettes de stationnement, au même titre que les personnes physiques. Il a remporté quelques batailles et se félicite de n’avoir payé qu’une quinzaine d’amendes sur 400 papillons. La guerre a toutefois cessé faute de combattants lorsque Sicap a déménagé ses locaux de l’avenue Guillaume et s’est installée à Heisdorf.
Le trublion oppose cette fois, à raison, une loi luxembourgeoise à l’ordre constitutionnel. Sa motivation n’est pas idéologique, mais le cheminement expose les ressorts d’un État-entreprise, guidé par des objectifs économiques, aux dépens de l’équité. Sicap conteste un bulletin d’impôt sur la fortune pour 2019 envoyé par l’ACD. Le fisc lui demande 4 815 euros. La direction de Sicap estime ne devoir payer que le tiers, 1 605 euros, montant de l’impôt minimum sur la fortune. La loi fiscale exige le paiement d’une imposition minimale (et non une imposition normale) si le bilan est pour 90 pour cent composé d’immobilisations financières. Sicap, dont l’activité commerciale sommeille (et qui réalise des pertes), détient une participation dans une filiale capitalisée à hauteur d’un million d’euros, Sicap R&D. Si ses actifs avaient été de nature différente, par exemple plus de stocks et de créances sur clients, elle n’aurait dû payer que 1 605 euros. Le triplement de l’impôt tient à des changements législatifs opérés entre 2012 et 2016.
Il trouve ses racines dans le plan d’austérité déposé en 2012 à la Chambre par le ministre des Finances, Luc Frieden. Le chrétien-social décidait alors de taxer davantage les sociétés pour contrer le déficit budgétaire. Toute une série de mesures (augmentation de l’impôt de solidarité, baisses de déductibilité, etc.) provoquaient un resserrement fiscal. La Chambre de commerce avançait vent debout, notamment à cause de l’élargissement du périmètre de l’impôt minimal sur les sociétés. « Cette mesure frappera en premier lieu les entreprises dont les investissements sont importants », écrivait-elle dans son avis sur le projet de loi 6497. L’institution patronale s’inquiétait avec véhémence pour « la compétitivité et l’image de stabilité du pays ». Elle citait une série d’entreprises concernées par un potentiel départ à cause de ces mesures : les PME, « déjà fragilisées par le contexte économique », les « fleurons de l’industrie luxembourgeoise en raison de leurs importants investissements », les groupes internationaux « ayant localisé au Luxembourg de nombreuses sociétés de détention de participation ou de financement » ou encore « les petits investisseurs dont la gestion de leur patrimoine familial a été confiée à une société luxembourgeoise ».
L’impôt minimal ne concernait dès lors plus seulement les Soparfis, définies comme collectivités exerçant sans agrément ministériel. Elles étaient imposées depuis 2011, à l’initiative de Luc Frieden, à hauteur de 1 500 euros. En 2012, ce montant était multiplié par deux. La Chambre de commerce craignait cet amendement. Il évaluait à 630 millions d’euros le rendement fiscal de la « domiciliation » et soulignait l’activité développée autour de la domiciliation à proprement parler. Aux yeux des patrons, ce business menaçait de déménager aux Pays-Bas, à Malte, Chypre ou vers « d’autres plateformes d’investissement en plein essor telles que Singapour et Hong-Kong ». Le projet de loi 6497, qui avait pour rapporteur Gilles Roth, appliquait un impôt minimum sur le revenu des collectivités selon la taille et la structure du bilan. Cet impôt concernait dorénavant les sociétés ayant plus de 90 pour cent d’immobilisations financières.
Le projet de loi en question prévoyait une imposition minimale entre 500 et 20 000 euros selon une échelle de paliers associés à la taille du bilan. Ce dernier montant, prévu si l’actif dépassait vingt millions d’euros, effrayait notamment parce qu’il menaçait le business des Sicar (société d’investissement à capital risque), nouveau type de sociétés créé pour soutenir l’activité du private equity (investissement non-côté), ainsi que celui des sociétés actives dans la propriété intellectuelle (en vertu de la niche de l’article 50bis LIR) ou la titrisation. Ces sociétés, vouées à l’optimisation fiscale, affichent traditionnellement de lourds bilans. La Chambre de commerce a voulu limiter les dégâts. Par une subtile suppression de texte, elle a obtenu du législateur que ces « membres importants » soient relativement épargnés. Une sorte de tarif unique de 3 210 euros (qui deviendra 4 815 euros en 2016) a ainsi été appliqué de facto à toutes les sociétés qui ont un bilan avec 90 pour cent de participations financières. En 2016, la taxation minimum est passée de l’Impôt sur le revenu des collectivités (IRC) à l’impôt sur la fortune (IF) sous la pression de la Commission européenne pour des raisons techniques. Ce qui vaut que la loi de 2016 est précisément attaquée par Alain Schumacher. Mais l’injustice tient au fait que les sociétés des paliers inférieurs paient trop par rapport aux autres.
On parle ici des sociétés ayant entre 350 000 et deux millions d’euros d’actifs pour un bilan composé d’au-moins 90 pour cent de participations financières et de cash en banque. La disposition du VStG « opère une différence de traitement entre contribuables se trouvant dans une situation comparable », écrit dans son arrêt le vice-président de la Cour constitutionnelle, Francis Delaporte. « Le législateur peut, sans violer le principe constitutionnel de l’égalité, soumettre certaines catégories de personnes à des régimes légaux différents, à condition que la différence instituée procède de disparités objectives, qu’elle soit rationnellement justifiée, adéquate et proportionnée à son but, » poursuit le magistrat. Or, au cours de la procédure, devant les juridictions administratives ou à la Cour constitutionnelle, aucune justification n’a été apportée par la partie étatique. Pourquoi ces seuils de 350 000 euros et de 90 pour cent ? Selon un tableau produit par la défense d’Alain Schumacher, jusqu’à deux millions d’euros de bilan (avec 90 pour cent de positions financières), une entreprise paie le triple de l’impôt minimum sur la fortune normal, soit 4 815 euros. Entre deux et dix millions d’euros de bilan (avec aussi 90 pour cent d’actifs en immobilisations financières), l’entreprise paie 90 pour cent de l’imposition normale minimale (4 815 au lieu de 5 350 euros). Entre dix et quinze millions d’euros de bilan, elle en paie 45 pour cent (4 815 au lieu de 10 700). La dégressivité (liée à l’impôt minimal forfaitaire) continue à tous les niveaux. Au dernier, avec plus de trente millions d’euros d’actifs, la société visée paie quinze pour cent de l’imposition normale (4 815 euros au lieu de 32 100). Dans une annexe à sa requête déposée au tribunal administratif, Alain Schumacher comprend qu’un impôt minimum à 1 600 euros ne serait pas rentable pour l’État au regard de la masse de travail associée. Ce serait la cause de l’injustice.
L’article incriminé de la VStG est donc déclaré « non conforme ». L’arrêt appelle une réforme législative. Le sujet a été mis à l’ordre du jour de la première Commission des finances de la mandature, ce mardi. Le ministre des Finances, Gilles Roth, s’est entouré de ses plus hauts cadres ministériels, dont Pascale Toussing, directrice de l’ACD sur le départ. « Ils n’ont pas voulu se prononcer sur les conséquences en termes de recettes », regrette le député socialiste Franz Fayot. Le ministre se serait contenté de rassurer sur la possibilité d’encaisser l’impact budgétaire. Seules 5 000 sociétés seraient concernées. Ce jeudi, le ministère reste incapable de produire un chiffre. Pour se donner une idée, une bête multiplication du delta entre l’impôt payé et l’impôt réellement dû (autour de 3 000 euros) par le nombre de sociétés potentiellement concernées permet d’évaluer à quinze millions d’euros par an le déchet fiscal. Aucun redressement en faveur du contribuable n’est ici possible, selon le ministre. Pour les années qu’il a contestées, Alain Schumacher paiera lui 1 605 euros d’impôt sur la fortune. Et non pas 4 815 comme demandé par l’ACD.