Éclatement en vue « La guerre ? Je refuse d’y croire. Toutefois, je n’imaginais pas le conflit qui allait se produire en 1992. Je jouais au tennis un vendredi, et le dimanche, j’étais dans les tranchées », témoigne Aleksandar Trifunović, rédacteur en chef du site indépendant Buka à Banja Luka, chef-lieu de la Republika srpska (RS), entité créée au sortir conflit. Le pays et son architecture institutionnelle née de la guerre de 1992 à 1995 et des accords de Dayton sont aujourd’hui sur le point d’exploser.
La RS, « l’entité serbe », menace de faire sécession. L’initiative provoque la plus profonde crise que le pays ait connu depuis la fin de la guerre. À la baguette, son homme fort, Milorad Dodik, membre serbe de la présidence collégiale de l’État central de Bosnie, partagée avec les membres de la Fédération croato-musulmane, les représentants serbes ont quitté toutes les institutions communes du pays et l’Assemblée de la RS a, le 10 décembre dernier, donné au gouvernement de cette entité un délai de six mois pour organiser son départ de trois institutions cruciales communes à l’État central : l’armée, la justice et les impôts.
Milorad Dodik bénéficiait du soutien des Occidentaux en 2006 quand il est revenu au pouvoir. Devenu nationaliste et porteur d’un discours séparatiste, il suscite dorénavant une profonde inquiétude. D’autant plus que les pieds de nez se succèdent, comme cette déclaration faite par le leader serbe au quotidien Novosti à la veille du Nouvel An et qui ravive le spectre de la Grande Serbie : « Je suis convaincu que la Republika Srpska deviendra un jour un État indépendant et jouira d’un statut fédéral ou confédéral avec la Serbie », pays et voisin et considéré comme un grand frère à Banja Luka. Puis a été célébrée en grande pompe « la fête nationale » et les trente ans de la proclamation, le 9 janvier 1992, d’une « République des Serbes de Bosnie », qui fût dirigée par Radovan Karadžić, condamné par le Tribunal pénal International de la Haye pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, notamment du fait de sa responsabilité lors du siège de Sarajevo et dans le massacre de Srebrenica. Cette commémoration a, sans surprise, provoqué l’ire dans la fédération croato-musulmane et sa capitale Sarajevo.
Pour Milorad Dodik, on ne peut employer le terme « génocide » pour qualifier les exactions commises par les responsables serbes pendant la guerre de 1992-1995. C’est d’ailleurs l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. En effet, fin juillet dernier, le Haut représentant de la communauté internationale en Bosnie (Office of the high representative), Valentin Inzko, à la veille de son départ, après onze ans en poste, a imposé une loi interdisant l’apologie des crimes et des criminels de guerres condamnés. « Cette loi contribue à légitimer les accusations fréquentes du camp bosniaque que la RS est une création ‘génocidaire’ et qu’elle doit être supprimée. Cela fait des années que la Bosnie est vue par l’OHR comme un protectorat. Maintenant, on exige un retour à Dayton et le respect de la Constitution, ce qui implique que l’on rende aux entités leurs prérogatives », explique Snežana Novaković Bursać, à la tête du groupe parlementaire de l’Alliance des sociaux-démocrates indépendants (SNSD) de Dodik à l’Assemblée de la RS. Autrement dit, la RS veut récupérer quelques 140 compétences transférées au fil des ans aux institutions centrales et détricoter tout ce qui a été entrepris depuis 25 ans pour rapprocher les deux entités. « Personne n’a compris pourquoi Valentin Inzko a pris cette décision alors que toutes les ambassades occidentales considéraient que ce n’était pas une priorité absolue, mais au contraire inopportun et un cadeau pour Dodik », souligne un diplomate occidental à Sarajevo.
Magouille Dans cette offensive qualifiée de « sécession rampante » par les Bosniaques, Milorad Dodik est épaulé non seulement par Belgrade, qui joue au pompier-pyromane, mais aussi par Zagreb. « Tous les génocides ne sont pas équivalents et la loi imposée par l’OHR sur cette question est coloniale », a ainsi déclaré Zoran Milanović, président de Croatie, suscitant un tollé à Sarajevo. Surtout, Milorad Dodik a le soutien solide de Dragan Čović, vice-président de la Chambre des peuples et chef du HDZ-BiH, le parti nationaliste croate de Bosnie-Herzégovine. Celui-ci réclame depuis plusieurs mois une réforme de la loi électorale avant les élections générales de 2022, pour renforcer le caractère ethnique du vote en Fédération, où les électeurs peuvent choisir librement de voter pour le représentant bosniaque ou le représentant croate au sein de la Présidence collégiale. C’est ainsi que le croate Željko Komšić, non membre du HDZ (Hrvatska Demokratska Zajednica, parti pancroate), a été élu au poste de président croate de la présidence tripartite avec les voix des Bosniaques, au grand dam de Čović qui estime l’élection illégitime. Cette exigence de changement des règles du jeu avant les élections d’octobre prochain est notamment défendue par l’idée que les Croates de Bosnie sont dépossédés de leurs droits, alors qu’ils sont un des trois « peuples constitutifs » de Bosnie.
« Ce n’est pas normal que des électeurs appartenant à une communauté élisent le représentant d’une autre », estime l’affable Josip Topić, membre du HDZ et président croate du Conseil municipal de la petite ville médiévale de Jajce, nichée dans les montagnes de la Fédération. Pour cet ancien combattant des forces croates de Bosnie (HVO), tout doit être décidé au Parlement de l’État central avec l’accord des Bosniaques, Serbes et Croates, et surtout pas imposé par la communauté internationale. Ou encore pire, par « les autres », les 2,7 pour cent qui refusent de se déclarer membres d’une communauté ou d’une autre. Pour Aline Cateux, doctorante en anthropologie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, installée à Sarajevo, l’objectif de Čovic est en réalité de constituer un monopole sur la représentation politique des Croates de Bosnie et de renforcer le déjà-puissant système de contrôle social et clientéliste mis en place en Herzégovine (la partie principalement peuplée par les Croates). « À terme, le but est de créer une troisième entité, croate, qui aurait Mostar pour capitale, et qui aurait vocation, tôt ou tard, à se détacher de la Bosnie et se rattacher à la Croatie », estime-t-elle, rejoignant l’avis de nombreux observateurs, qui constatent que l’on a échoué, avec Dayton, à construire un État citoyen.
Tanja Topic est analyste politique à Banja Luka, cité du nord-est de la Bosnie où flottent partout les drapeaux aux couleurs serbes. « Avec Dodik, l’unification à terme avec la Serbie est un leitmotiv. On présente Sarajevo comme l’étranger. Au journal télévisé, ce qui concerne la Fédération est dans la rubrique ‘informations régionales’ », souligne-t-elle, sans pour autant croire à l’éclatement du pays. « Dans la vie quotidienne, il y a beaucoup plus de communication entre les différentes communautés que ce qui est relayé dans l’espace public. Car Milorad Dodik et Dragan Čović, mais aussi Bakir Izetbegović, le leader nationaliste Bosniaque du Parti de l’action démocrate (SDA), sont de mèche en jouant la carte ethno-nationaliste. Ils surrenchérissent à la veille des élections. Les trois sont en perte de vitesse à cause de leur gestion désastreuse », dit-elle. Ainsi, Milorad Dodik a pris un coup sévère à l’automne 2020 lors des dernières élections municipales, puis son parti a été visé en septembre par un vaste scandale sanitaire : dans les hôpitaux de RS, les malades du Covid-19 recevaient de l’oxygène industriel et pas médical ; enfin, son protecteur, Milan Tegeltija, président de la plus haute instance judiciaire de Bosnie-Herzégovine, a été forcé de démissionner, démasqué dans une affaire de trafic d’influence. Il a aussi perdu le contrôle, tout comme Dragan Čović, de la Commission électorale centrale. Sans oublier les sanctions américaines. « Sa marge de manœuvre est de plus en plus étroite, et c’est pour cela qu’il peut passer la ligne rouge. Il est prêt à marcher comme un funambule le long du précipice pour ne pas finir en prison », estime Tanja Topić.
Exode et mobilisation «La Bosnie est un des pays les plus pauvres d’Europe, un des plus corrompus, le taux de mortalité liée au Covid-19 est l’un des plus élevés au monde, nous sommes en tête de liste du crime organisé, de la pollution atmosphérique, de l’endettement et le Fonds monétaire international refuse de nouveaux emprunts… mais au lieu de s’y attaquer, on continue à négocier les appels d’offres et les postes dans les hôtels et les auberges, on bloque les institutions et on manipule avec la peur », analyse Svetlana Cenić, économiste et ancienne ministre des finances de la RS. Voilà pourquoi
Aleksandar, employé dans une entreprise allemande de Hi-Tech à Banja Luka, s’apprête à partir pour l’Allemagne, comme plus de 150 000 personnes en 2021, contre 24 000 en 2013. « Je ne pense pas qu’il y aura une guerre, je suis plutôt bien payé, mais ça n’est pas possible de construire sa vie dans un pays dominé par le clientélisme des dirigeants nationalistes », dit le trentenaire. Les nationalistes bosniaques assurent toutefois que la crise ne serait pas seulement politique, mais « sécuritaire ». Doyen de la Faculté des Sciences politiques de Sarajevo, Sead Turčalo estime que la Bosnie-Herzégovine est incapable de la résoudre par elle-même et réclame non seulement des sanctions radicales à l’encontre de tous les dirigeants politiques corrompus afin de les marginaliser complètement, mais aussi le renforcement de la présence militaire internationale, même si l’European Union Force (EUFOR) considère que la situation est sable et que ses 600 hommes suffisent.
Sur les quais de la Miljacka à Sarajevo, les vétérans Bérets Verts, ces unités de volontaires qui se sont formées au début de la guerre, tentant d’organiser la défense avant que ne soit créée l’Armée de Bosnie-Herzégovine, sont en état d’alerte. « Nous avons reçu des milliers de candidatures, venant de toutes les régions du pays et aussi de la diaspora », assure Vahid Alić, dirigeant de la section du mouvement dans le centre de Sarajevo, debout dans la salle qui sert de mémorial aux shehid, les martyrs musulmans, et aux « autres combattants tombés ». Mais en déambulant dans les tranchées reconstituées, il précise : « Nous sommes les derniers à vouloir la guerre, mais nous nous tenons prêts à défendre le pays si jamais les circonstances l’exigeaient. » De fait, si la communauté bosniaque est aujourd’hui celle qui redoute le plus la guerre, c’est aussi la seule à envisager sérieusement une telle hypothèse.
En attendant, l’État central bosniaque s’apparente à un fantôme. Strajo Krsmanović dirige la Galerie nationale des Beaux-Arts de Sarajevo, dont le principal problème est d’être « nationale » dans un État comme la Bosnie-Herzégovine. « Chez nous, tout est divisé. Selon les accords de Dayton, la culture relève des deux entités et même, au sein de la Fédération, des dix cantons. Il n’y a pas de ministère de la Culture, nous n’avons pas d’institution de tutelle et personne n’est en charge de nous financer. » Ce mois de janvier, les caisses de la Galerie sont désespérément vides, avec seulement de quoi payer un mois de salaire des quatorze employés. La situation est la même dans les six autres institutions nationales… Strajo Krsmanović est un Serbe de Sarajevo, qui n’a jamais quitté sa ville, même aux heures les plus sombres du siège, mais il estime que le pays vit aujourd’hui « la période la plus dangereuse de son histoire », même s’il ne croit pas la guerre possible.
Éducation à la carte (ethnique) Tout comme la culture, l’éducation a été attribuée à la RS et aux cantons en Fédération. De fait, il n’existe pas de système éducatif commun, ce qui fait que chaque communauté dispose de son propre programme et de ses manuels scolaires. Ainsi, les communautés croates (de tradition catholique) et serbes (de tradition orthodoxe) se réfèrent à l’histoire de leur « nation-mère » (Croatie et Bosnie), et la communauté bosniaque (de tradition musulmane) se concentre sur le mythe bosniaque. « Lorsque je suis rentré à Jajce en 1995, à la fin de la guerre, Dragan, mon ami croate et moi, jouions ensemble au football dans la cour de l’école. On nous répondait par le silence lorsqu’on demandait pourquoi on ne pouvait pas aller en cours ensemble », témoigne Samir Beharić, Bosniaque trentenaire, activiste de l’ONG Balkan Forum. « Des années après, on a fini par étudier ensemble au moins les mathématiques et l’éducation sportive. Puis durant l’été 2016, comme d’habitude à la veille des élections, les leaders locaux du SDA (le parti bosniaque, ndlr) ont décidé de nous séparer pour de bon et de construire un nouveau bâtiment pour les élèves de leur communauté », raconte Samir, qui a participé à la rébellion des lycéens de Jajce, laquelle a réussi à faire reculer les autorités locales. Un cas unique. « Les responsables politiques nationalistes et corrompus ont tout intérêt à maintenir la ségrégation car elle permet de se partager le butin des voix des enseignants. Et le résultat, c’est que la plupart de mes camarades sont devenus des nationalistes », souligne celui qui s’active pour rapprocher les univers parallèles des Balkans.
La Bosnie est déchirée, mais dans la ville ouvrière de Tuzla, on veut rester serein. Indéboulonnable bastion du Parti social-démocrate (SDP), héritier de l’ancienne Ligue des communistes, la ville a toujours résisté aux sirènes nationalistes. « Ici, peut-être du fait de notre culture ouvrière et cosmopolite, nous regardons l’autre comme un être humain, pas comme un Bosniaque, un Serbe ou un Croate », explique Vehid Šehić, le président du Forum des citoyens de Tuzla. Maire de la ville depuis 2000, Jasmin Imamović, insiste sur la défense des accords de Dayton : « Il n’y a pas d’autre solution possible. Il faut que les Serbes renoncent à l’idée de sécession mais aussi que les Bosniaques renoncent à l’idée de supprimer la Republika Srpska. Le cadre de Dayton est une camisole de force imposée, mais on ne pourra le changer que par un consensus de tous les peuples du pays ». Pour lui, la priorité aujourd’hui de la communauté internationale devrait être de s’assurer que les élections du 2 octobre prochain prévues par Dayton auront bien lieu, sachant que Čović et Dodik menacent de bloquer le budget. L’OHR peut en effet, en utilisant les « pouvoirs de Bonn », l’imposer. Et même adopter un système de protection de l’intégrité du scrutin, demandé depuis des années par la société civile qui dénonce le trucage des élections.
C’est sans doute une piste de réflexion plus constructive que le non paper du printemps dernier, attribué au chef du gouvernement slovène, l’ultraconservateur Janez Janša, transmis à la Commission européenne, qui envisageait de modifier toutes les frontières des Balkans sur des principes « ethniques », partageant la Bosnie-Herzégovine entre la Croatie et la Serbie et ne laissant aux Bosniaques musulmans qu’un minuscule territoire centré autour de Sarajevo, de Zenica et de Tuzla. Une vieille idée commune aux nationalistes croates et serbes que ce document est venu remettre à l’ordre du jour.