Tom Haas (41 ans) reçoit ce lundi au nouveau siège du Statec, situé dans l’immeuble « Twist » qui s’élève sur les tristes dalles de Belval. Son bureau est situé au cinquième étage. De la salle de conférence, on voit les hauts-fourneaux muséifiés. Derrière eux monte la fumée des fours à arc électriques d’Arcelor-Mittal (dont la productivité est bien plus facile à mesurer que celle de la place financière). Le 26 octobre, Serge Allegrezza aura eu 65 ans, et Tom Haas reprendra la direction de l’institut national de la statistique qui compte désormais 214 employés. Il sera le quatrième directeur du Statec en plus de soixante ans. Georges Als (1963-1990) l’avait construit sur base de ses dadas démographiques. Robert Weides (1990-2003) en a développé les analyses conjoncturelles. Serge Allegrezza (2003-2024) a consolidé l’expertise sociale. Comme chef de la minuscule unité « Modélisation et Prévisions », Tom Haas a donné au Statec une crédibilité en matière climatique et énergétique.
L’intéressé estime que s’intéresser au climat serait « en fait mainstream » pour sa génération d’économistes, « tout comme le sont les inégalités ». Pendant longtemps, explique-t-il, les macroéconomistes se sont très peu penchés sur l’énergie, puisqu’ils la considéraient illimitée. « Mais du moment où le GIEC nous dit qu’on ne peut tout extraire – à moins de rendre la planète inhabitable –, cela devient de nouveau un produit rare, et l’économie s’intéresse aux produits rares ainsi qu’à leur allocation efficiente. » Il lui aurait paru « logique » que ce soient des jeunes, comme lui, qui développent une expertise sur ces questions au sein du Statec.
Ce n’était pas gagné d’avance. Les ministres verts Carole Dieschbourg et Claude Turmes restaient méfiants envers cet institut, dirigé par un social-démocrate productiviste. S’enfermant dans une logique d’assiégés, ils ont préféré passer commande auprès de consultants allemands pour chiffrer la première version du PNEC, qui trace la feuille de route pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Un camouflet pour le Statec. Tom Haas décide alors d’investir le terrain, avec la micro-unité qu’il dirige. Durant l’été 2019, celle-ci publie une évaluation sur la gratuité du transport public et la hausse des accises. Haas tente d’en calculer l’impact sur les budgets des ménages. C’est la première modélisation du Statec à opérer un « clustering », c’est-à-dire à diviser les ménages en cinq quintiles de revenus. La conclusion : « Les plus démunis n’ont souvent pas de voiture et recourent davantage au transport public ; c’est ce qui rend les mesures redistributives ».
« La politique a compris qu’une évaluation du Statec n’était pas forcément une menace », se rappelle Tom Haas. Le Statec se positionne ainsi pour la modélisation de la taxe carbone. D’autant plus que le mouvement des gilets jaunes fait craindre un backlash similaire au gouvernement luxembourgeois. Le Statec aurait tenté de fournir une image « aussi exhaustive que possible », en traitant la question sous tous les angles : les émissions, le budget de l’État, la croissance, le pouvoir d’achat. Il aurait voulu livrer des réponses quantifiées et « honnêtes » aux inquiétudes spécifiques à chacun des trois partis de coalition, dit Haas. Fin 2021, le Statec se voit confier la modélisation du PNEC updaté. L’institut de la statistique a réussi à se rendre incontournable.
Le baptême du feu politique de Tom Haas, ce sont les Tripartites de 2022-2023. Les modélisations du Statec rythment les réunions au château de Senningen. Après la période peu glorieuse du Covid-19 (durant laquelle le Statec « n’était pas à la hauteur », concédera Allegrezza plus tard), la crise inflationniste permet de regagner en crédibilité. C’est quasiment en temps réel que Tom Haas et son équipe calculent l’impact des mesures proposées, non seulement sur le taux d’inflation, et donc sur le déclenchement des tranches indiciaires, mais également sur le pouvoir d’achat des ménages, quintile par quintile. La question est très politique. En mars 2022, la Tripartite avait notamment échoué sur la question des quintiles qui auront droit au crédit d’impôt. (L’OGBL voulant l’étendre jusqu’aux salaires annuels de 135 000 euros.)
Même s’il ne figurait pas au comité de sélection, Serge Allegrezza avait officieusement recommandé Tom Haas pour prendre sa succession. Ceux qui le côtoient professionnellement, décrivent le futur directeur comme « sociable », « pédagogue », « intelligent », « consciencieux », « indépendant ». Le candidat interne a dû passer une batterie de tests dans un assessment center. Haas évoque « un processus ouvert, extrêmement professionnel », avec entretiens, évaluations et mises en situation. (Les candidats ont même dû se plier à des exercices de relations aux médias, devant caméra.) L’actuel Zeitgeist politique semblait favoriser une candidature plus étroitement spécialisée en « compétitivité ». Qu’un ministre de l’Économie libéral nomme (pour une durée de sept ans) un candidat se démarquant par sa sensibilité écologique a donc pu surprendre. Ce choix fait apparaître le Forum Royal comme un des derniers bastions de « l’esprit Gambia ». Lex Delles (DP) se montre peu sectaire dans sa politique de nomination. Il a laissé intacte l’équipe de Claude Turmes à l’Énergie. Il a coopté le très écolo Jeff Feller, ancien directeur de cabinet de Bettel, comme « coordinateur de la politique économique ». Enfin, au début du mois, Christophe Origer, par ailleurs conseiller Déi Gréng à Echternach, a intégré le cabinet ministériel comme « attaché à la direction ». D’un point de vue stratégique, ces ouvertures permettent au DP de contrecarrer l’hégémonie CSV, et de garder ouvertes les futures arithmétiques de coalition.
Serge Allegrezza a toujours revendiqué sa liberté de parole, posant pour les unes de Paperjam, parlant aux matinales, modérant des tables-rondes. Lecteur insatiable, il a su s’adapter très tôt aux tendances intellectuelles (à l’exception de l’urgence climatique, intégrée tardivement). Au cours des dix dernières années, Allegrezza a gauchisé son discours, citant Thomas Piketty et invitant Adam Tooze à la Journée de l’Économie. Tom Haas reste plus prudent. Le rôle du Statec ne serait pas « d’intervenir activement » dans les débats, estime-t-il, du moins pas sur « les questions idéologiques ». Même si, ajoute-t-il, celles-ci pourraient être déclinées à un niveau plus scientifique. Tom Haas affiche une vue très rationnelle de la politique : « Il y a des faits que tout le monde accepte », dit-il. En fin de compte, ce serait donc « une question de pondération ».
Tom Haas a grandi dans le village de Fischbach (canton de Mersch) ; et il se rappelle des batailles de boules de neige impliquant l’actuel Lieutenant-Représentant. Ses deux parents étaient instituteurs, et le jeune Tom avait son père comme enseignant en cinquième et
sixième année d’école primaire. Après ses années de lycéen passés dans les bâtiments abbatiaux du Lycée classique d’Echternach, il poursuit ses études en éco-gestion à l’Université de Montpellier. Major de sa promotion en économétrie, Haas monte à Paris et intègre la prestigieuse École nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae). Dans cette grande école d’ingénieurs, il suit des cours très appliqués et concrets, destinés aux futurs cadres des ministères, entreprises et banques françaises. « C’était une tout autre ligue », se rappelle Haas. L’Université de Montpellier n’avait pas l’argent pour payer les licences des programmes standard d’économétrie : Les étudiants étaient donc obligés de les pirater pour suivre leurs TD. À l’Ensea par contre, les ordinateurs étaient remplacés tous les 18 mois et les profs acheminés par avion. Alors qu’une grande partie de sa promo s’oriente vers la finance, Haas retourne au Luxembourg et intègre le service public.
Tom Haas divise sa carrière au Statec en trois périodes : Cinq années d’analyse conjoncturelle, cinq années de modélisation, cinq années d’« intelligence économique » au service des ministres. Il livre sa propre origin story. Durant la présidence européenne de 2015, il raconte avoir croisé Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la BCE. Ancien, comme lui, de l’Ensae, celui-ci lui glisse : « Les prévisions, c’est une très bonne école, mais on ne le fait pas toute une vie. À un moment, il faut les porter activement vers l’extérieur ». Cette « conversation d’ascenseur » au Kirchberg aurait « déclenché quelque chose » en lui, estime Haas. « Dat huet mech e bësse waakreg gerëselt ».
Dans sa dernière préface au Rapport Travail et Cohésion sociale, Allegrezza estime qu’il faudrait revenir au concept de « classe ». Celui-ci aurait été « un peu vite évacué », et le Statec ferait bien d’en « explorer le pouvoir explicatif ». Tom Haas évoque la difficulté à retracer dans le temps les classes socio-professionnelles et la mobilité entre elles, faute de données fiscales. Il se montre « relativement optimiste » de pouvoir trouver un accord avec Jean-Paul Olinger, le nouveau directeur de l’Administration des contributions directes. C’est un point de contentieux depuis bientôt dix ans. Un accès à ces données (anonymisées) ouvrirait de nouvelles perspectives, par exemple sur le patrimoine et sa concentration. (Même si la vue ne sera pas forcément très précise, les fortunes étant peu imposées, le fisc dispose de peu d’informations sur elles.) L’intérêt principal de ces données résiderait ailleurs, selon Haas. Elles permettraient de calculer le Revenu national brut « depuis la source », c’est-à-dire par les revenus : « Cela donnerait une vue plus honnête sur ce que la croissance apporte effectivement au pays ».