Le Grand-Duché de Luxembourg est un pays très particulier, voire unique au sein de l’Union européenne, en ce qui concerne la composition et le fonctionnement de son marché du travail, fortement marqué par le phénomène des travailleurs frontaliers depuis plusieurs décennies. Le Luxembourg à lui seul concentre le quart de tous les travailleurs frontaliers exerçant dans l’Union. Qui sont-ils au juste ? Comment peut-on les définir ? Quelles sont les conséquences concrètes de leur définition aux niveaux de la sécurité sociale et de la fiscalité ?
La définition du travailleur frontalier par le droit européen est contenue dans le règlement européen 883/2004 assurant la coordination des régimes de sécurité sociale dans l’UE : « Le terme travailleur frontalier désigne toute personne qui exerce une activité salariée ou non salariée dans un État membre et qui réside dans un autre État membre où elle retourne en principe chaque jour ou au moins une fois par semaine. » Cette définition contient ainsi la double condition temporaire du retour quotidien ou hebdomadaire au domicile et celle de devoir traverser une frontière. Une petite précision de langage s’impose afin d’éviter toute confusion. On attribue aux frontaliers les qualificatifs de leurs pays de provenance : les frontaliers « belges », « allemands » et « français ». Il est utile de préciser que ceci n’a rien à voir avec la nationalité de ces travailleurs, mais uniquement avec leur lieu de résidence. Un banquier de nationalité suédoise travaillant à Luxembourg-Ville, mais résidant à Thionville entrera dans la catégorie des frontaliers français. Un maçon italien habitant Arlon, travaillant dans une entreprise à Differdange, sera quant à lui considéré comme un frontalier belge.
Voyons à présent, à travers quelques données statistiques, comment se composait le marché du travail au Luxembourg à la date du 31 mars de l’an dernier. Le taux de travailleurs frontaliers exerçant au Luxembourg était alors de 44,1 pour cent de l’emploi total et se situait pas loin de la moitié du total des salariés exerçant dans le pays, ce qui est considérable. Les frontaliers provenant de Belgique représentent près d’un quart du total de l’ensemble, à quasi égalité avec ceux venant d’Allemagne. Les frontaliers de France sont de loin les plus nombreux.
Le cadre réglementaire européen contient des dispositions en matière de sécurité sociale. Il crée des mécanismes de coordination, mais en aucun cas une véritable harmonisation des systèmes de sécurité sociale valable pour tous les États membres de l’Union européenne. Ces systèmes varient d’un État membre à l’autre et sont fonction de cultures sociales particulières. Le règlement 883/2004 ne définit le travailleur frontalier au sens social du terme que de façon minimale puisqu’il n’a pour finalité que de coordonner des dispositifs nationaux en la matière, en laissant subsister des dispositions conclues bilatéralement entre le Luxembourg et d’autres pays, plus favorables au règlement lui-même. Si un frontalier exerce dans son pays de résidence une partie de son activité au profit d’un employeur luxembourgeois, il ne devra pas dépasser la moitié de son temps de travail total, sinon il basculera dans le régime de la sécurité sociale de son État de résidence.
En matière d’allocations de chômage, il faut insister sur une situation particulière. Lorsque fut négocié le règlement 883/2004, il avait été prévu que les travailleurs licenciés perçoivent leurs allocations de chômage dans le pays où leur emploi avait été perdu. Le Luxembourg a demandé et obtenu une exception au vu de la nature particulière de son marché du travail. Globalement, le chômage est payé à ces frontaliers pendant trois mois par le Luxembourg au tarif de leur pays de résidence.
Dans le domaine fiscal, le droit européen ne trouve pas à s’appliquer. Ce sont des conventions bilatérales signées entre États qui vont déterminer le régime fiscal des travailleurs frontaliers. Ces conventions ont pour but essentiel d’éviter la double imposition des revenus provenant de divers États membres. Les règles et critères varient d’un cas à l’autre. Toutefois, comme il s’agit d’éviter que les revenus ne soient imposés deux fois, la grande majorité des États membres de l’UE ont conclu entre eux pareilles conventions fiscales bilatérales, suivant une convention modèle produite par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Voyons à présent, comment cette différenciation possible trouve à se concrétiser dans le cadre particulier du télétravail. Le règlement précité dispose que le salarié exerçant une partie substantielle de son travail (à savoir au moins la moitié, rappelons-le) sur le territoire de son État de résidence doit être affilié auprès des organismes de sécurité sociale de cet État et, le cas échéant, auprès des organismes de sécurité sociale luxembourgeois pour son travail effectué sur le territoire luxembourgeois. En revanche, si le salarié exerce moins de cinquante pour cent de son travail sur le territoire de son État de résidence, il doit s’affilier uniquement auprès des organismes de sécurité sociale luxembourgeois.
En matière fiscale, les salariés ou les indépendants sont imposés en principe dans l’État où la profession est exercée. Si le salarié exerce une activité professionnelle dans son pays de résidence et également au Luxembourg, il est en principe imposable dans les deux pays, en fonction de la proportion de l’activité prestée dans chaque pays. Pour faire en sorte que les travailleurs frontaliers bénéficient du télétravail, les pays voisins du Luxembourg ont prévu avec ce dernier des aménagements relatifs au traitement fiscal et social de ces salariés provenant des pays limitrophes du Luxembourg. Ces derniers bénéficient de 34 jours durant lesquels ils peuvent exercer leur profession dans leur pays de résidence sans basculer dans le régime de sécurité sociale de celui-ci, ni être soumis à son régime fiscal.
En ce qui concerne les travailleurs frontaliers exerçant leur activité professionnelle au Luxembourg, le principe général veut que ceux-ci s’acquittent de l’impôt sur le revenu au Luxembourg pour les revenus qu’ils y perçoivent. Ainsi et par exemple, un résident belge travaillant au Grand-Duché paiera donc ses impôts au Luxembourg, la convention belgo-luxembourgeoise ayant fixé le principe de l’imposition dans le pays du lieu de travail. Cette situation entraîne bien entendu une perte dans la perception de l’impôt par la Belgique. Le Luxembourg et la Belgique entretiennent une relation toute particulière en matière fiscale.
Entrons dans quelques considérations historiques afin de voir comment, in fine, cette situation a pu se développer et a pu être modifiée complètement il y a une bonne vingtaine d’années. Dès la création de l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) en 1921, il avait ainsi été prévu que les droits d’accises et de douanes perçus par les deux États soient redistribués entre eux selon des clés de répartition. Ces clés étaient basées sur l’évolution de la population et des recettes d’accises et étaient révisables pour des périodes de dix ou deux ans selon les cas. Le mécanisme allait subir des changements importants dès 1975 via ce qui a été appelé la « compensation Martelange ». À l’origine de l’accord, on trouve l’accroissement du côté grand-ducal de Martelange du nombre de stations-services délivrant des produits pétroliers, entre autres. En 1975, le système de répartition des recettes fut modifié, les différences des taux de taxation entre la Belgique et le Luxembourg ayant entraîné le fait que beaucoup de Belges effectuaient des achats à meilleur prix au Luxembourg. La compensation prévoyait que sept pour cent des recettes perçues par le Grand-Duché étaient transférées à la Belgique. Les choses évoluèrent toutefois dès 2002 par un nouvel accord conclu entre les deux États.
La « compensation Martelange » fut supprimée. Toutefois, afin de tenir compte des effets induits par le travail frontalier et afin de permettre à l’État fédéral belge d’assurer le financement de ses communes, dont un nombre de plus en plus significatif de résidents exerçaient une activité professionnelle au Grand-Duché, un montant forfaitaire fut déterminé de manière à être déduit de la part des recettes communes revenant au Grand-Duché, pour in fine être ajouté à la part revenant à la Belgique. Les montants conclus pour la rétrocession fiscale du Luxembourg vers la Belgique furent les suivants : 24 millions d’euros pour 2002, 20 millions pour 2003, 15 millions pour 2004 et les années suivantes. Le montant de 15 millions d’euros allait aussi être indexé annuellement au taux de deux pour cent dès 2005. La répartition du financement s’effectuerait en fonction des revenus professionnels perçus au Luxembourg, déclarés par les résidents belges de ces communes à l’impôt des personnes physiques. Ce système, pour mémoire, a encore évolué dès 2016.
Ce mécanisme de rétrocession, conclu dans le cadre de l’UEBL, ne vaut pas pour la France, ni pour l’Allemagne au grand dam de ces deux pays. La France demande depuis longtemps à bénéficier d’une rétrocession similaire. À ce jour, le Luxembourg a toujours refusé. L’Allemagne, quant à elle, n’avait jamais rien demandé jusqu’à ce que certains de ses responsables politiques cosignent un courrier adressé à l’ancienne chancelière Angela Merkel et au président Emmanuel Macron le 20 mai 2019 pour demander à bénéficier d’une rétrocession. Aucune suite concrète n’y a été donnée.