Si nous le voulons, nous pouvons améliorer nos conditions de vie en Europe et augmenter fortement nos marges de manœuvre pour affronter tous les défis actuels. La publication du rapport Draghi converge avec Les 5 Travaux d’Europe2 sur les défis à relever par l’Union européenne mais les propositions de l’ancien président de la Banque centrale européenne se révèlent des remèdes très coûteux et politiquement inacceptables pour une série d’États membres.
Les élections françaises et néerlandaises de 2017, après le Brexit et l’élection de Trump ont été un électrochoc : la construction européenne est menacée. Les dernières élections en Europe et l’élection présidentielle américaine toute proche confirment que le danger n’est pas écarté, voire s’intensifie. Dans Les 5 Travaux d’Europe, je tente d’expliquer certains caractères et mécanismes mal compris de la construction européenne, fais l’inventaire de ses apports, identifie ses faiblesses actuelles et propose des améliorations concrètes, à cadre juridique et financier constant, c’est-à-dire sans réforme des traités ni augmentation des compétences et du budget européen. Notamment sur la base de ma pratique du droit européen au cours des trente dernières années. Je suis convaincu qu’il y a des pépites sous exploitées en Europe.
Premier gisement : le marché intérieur. Contrairement à ce qu’on pense, il n’est pas achevé et est en régression, notamment depuis la crise financière de 2008. 450 millions d’habitants (soit 33 pour cent de plus que les USA) sur un territoire deux fois moins grand que les États-Unis, sont propices à une prospérité économique moins gourmande en énergie et autres matières premières. En effet, si vous avez la possibilité effective de vous adresser à près d’un demi-milliard de consommateurs et de circuler à l’intérieur de l’UE pour y travailler, il est plus facile d’innover, d’investir, de produire plus, mieux, plus vite, moins cher, de monter en gamme. Les rentrées, gains de productivité et marges vous permettent de continuer à investir, de mieux payer les employés et d’accepter des exigences environnementales ambitieuses. Il y a donc un cercle vertueux prospérité, promotion sociale, écoresponsabilité, innovation technique constante.
Aujourd’hui, les mesures protectionnistes se sont multipliées, de sorte que le marché unique n’existe que pour les big players. 85 pour cent des entreprises en sont exclues, stagnent, restent trop petites pour progresser, innover, devenir écoresponsables. Ne parlons pas du parcours du combattant pour les personnes qui bougent ou cherchent à bouger au cours de leur carrière. Aujourd’hui, il est plus difficile pour un architecte à Luxembourg d’avoir des projets dans les pays limitrophes qu’il y a dix ans. Gare à la personne qui cherche à revenir dans son État membre d’origine après plusieurs années : elle doit repasser des examens et son expérience dans un autre État membre voire auprès des institutions européennes n’est pas prise en compte. Les connexions ferroviaires entre les États membres sont désolantes. Alors que l’UE est un territoire compact, il y a presque moitié moins d’échanges et de trafic ferroviaire (pourtant un moyen de transport écoresponsable) entre les États membres qu’à l’intérieur des États-Unis.
La première mesure que je préconise est la reconnaissance mutuelle, qui a été utilisée avec succès en matière de marchandises. Tout bien ou service voire produit financier produit légalement dans un État membre doit être automatiquement commercialisable dans le reste de l’Union européenne. Gros avantage : il ne sera plus nécessaire d’harmoniser les droits nationaux des États membres dans une série de domaines. En outre, la mesure ne coûte rien : il suffit d’un règlement européen de quelques articles.
Couplée avec une répression plus effective des violations par les États membres du droit européen, elle devrait entraîner de nets progrès rapidement. Des études très sérieuses parlent de dix à vingt pour cent de gain de PIB (soit 1 600 à 3 200 milliards d’euros). Je fixe plus prudemment la progression à sept pour cent du PIB, soit 1 120 milliards d’euros. Plus globalement, c’est une libération des bonnes énergies en Europe, une société plus dynamique, plus ouverte, plus confiante en elle. Il faut en cesser avec le dirigisme larvé qui sévit depuis la crise financière de 2008 et qui, sous couvert de sécurité, est en train de tuer à petit feu l’Europe, de décourager et de déprimer la population. Il faut en finir avec la réglementation européenne mortifère, qui opère comme une seconde chape de plomb, spécialement depuis le départ du Royaume-Uni qui modérait les ardeurs normatives.
Deuxième corne d’abondance : les secteurs publics. Ils comptent aujourd’hui pour moitié dans le PIB européen. À travers divers instruments, l’Europe peut les rendre plus performants avec, à la clé notamment, moins de dépenses publiques (songeons notamment à la discipline en matière de services publics qui permet de réduire en moyenne le coût de certains services publics de vingt pour cent sans réduire la générosité de l’offre), plus d’efficacité (par exemple en matière de lutte contre le chômage). C’est un travail patient qui, à nouveau, ne coûte rien. L’Union européenne dispose à cet égard d’un forum de coordination soft et d’échanges des meilleures pratiques avec les États membres, le Semestre européen. Notamment, dans ce cadre, sont discutés chaque année les projets de budget des États membres. Sous l’impulsion de Jean-Claude Juncker, la lutte contre le chômage y est devenue une priorité transversale. Le résultat a été impressionnant. Entre 2013 et 2019, le chômage est passé de douze pour cent à 6,3 pour cent dans l’UE, soit une diminution de 45 pour cent. Quel progrès par rapport au temps mis pour résorber la flambée du chômage après les chocs pétroliers de 1973 et 1979.
Il faut aussi inciter les États membres à ne pas penser seulement en termes de transferts sociaux, certes importants pour nos social démocraties. Les États ont aussi des responsabilités régaliennes (sécurité publique, justice, protection civile, défense, …). Ils doivent aussi faire davantage attention à concevoir des cadres porteurs pour l’économie et la société. Nous ne devons plus voir marché et pouvoirs publics comme des ennemis, mais comme deux moteurs complémentaires dans la sauvegarde et l’amélioration du modèle européen. Le niveau européen doit lui aussi faire des efforts comparables et revoir son approche de la réglementation. Celle-ci doit être beaucoup plus légère, plus adaptée à l’écosystème européen où l’entreprise moyenne a moins de six employés actuellement, faire preuve de moins de dogmatisme et de davantage de bon sens et d’ouverture d’esprit. Un exemple, le principe de neutralité technologique – et c’est un point sur lequel le Rapport Draghi me rejoint – doit être beaucoup plus respecté : on ne juge pas une technologie en fonction de ses préférences mais sur la base des résultats qu’elle génère. L’interdiction des moteurs thermiques à horizon 2035 est, par exemple, inappropriée : comment des politiques peuvent-ils savoir douze ou treize ans plus tôt que les moteurs thermiques ne seront pas propres en 2035 ? Gain escompté d’une amélioration de la gestion publique : la moitié de celle attendue de l’économie de marché, 3,5 %
Troisième axe : nous n’avons plus les moyens de subventionner à tout crin, même avec les meilleures intentions du monde, toutes les productions, même celles qui sont prometteuses. En lieu et place, comme dans Asterix et Obelix, uniquement quelques gouttes de potion magique en cas de nécessité. Je veux dire par là, un financement public complémentaire et minoritaire, le coup de pouce suffisant pour lever la réticence des entreprises à investir (principe d’additionnalité), une fois constatée une défaillance du marché (incapacité de l’économie de marché à financer le tout). À la limite, un financement sans décaissement immédiat, sous la forme de garanties. Ces techniques sont utilisées par la Banque européenne d’investissement, qui se finance en grosse partie sur les marchés mondiaux, compte tenu de sa réputation de sérieux. La généralisation de cette approche pourrait apporter deux pour cent de PIB de plus.
Sept plus 3, 5 plus deux font 12,5 pour cent de croissance du PIB : sur un montant de 16 000 milliards d’euros, cela représente 2 000 milliards d’euros de plus. De quoi financer les 800 milliards d’euros d’investissement supplémentaires annuels identifiés par le rapport Draghi. L’avantage de l’approche préconisée est qu’elle ne nécessite pas d’emprunts communs, rejetés par les États membres germaniques, nordiques et baltes. Français et Italiens doivent réaliser qu’ils sont devenus minoritaires dans l’Europe d’aujourd’hui et qu’il n’est plus question pour les États de s’endetter excessivement. Même les Grecs, qui font des progrès spectaculaires en la matière, ne veulent plus en entendre parler.
Dans les limites de cette tribune, je ne peux aborder tous les sujets traités dans un essai de 350 pages. Je me limiterai à une illustration. Appliquons ce triptyque à l’innovation technologique, bien mal en point en Europe par rapport aux États-Unis, à plusieurs pays asiatiques et à Israël, qui explique beaucoup de nos problèmes actuel. D’abord, l’approfondissement du marché intérieur sème les conditions de fond propices à plus d’innovation technologique, notamment des marges financières suffisantes. Ensuite, le coût des brevets, actuellement le quadruple de celui aux USA, pour un marché bien moins effectif, est divisé par dix dans un premier temps, et par vingt pour les brevets de technologie propre. Troisièmement, l’UE incite les États-membres à mettre sur pied une fiscalité attractive pour les nouveaux brevets et autres nouveaux droits de propriété intellectuelle, ce qui est aussi une mesure sociale. Statistiquement, une série d’inventeurs et d’innovateurs ne sont pas aisés à l’origine.
En quatrième lieu, dans le Semestre européen, les États seront responsabilisés sur l’objectif que trois pour cent du PIB national soit effectivement consacré à la RDI (recherche, développement et innovation). En quelque sorte, non seulement l’objectif budgétaire de trois pour cent max de déficit serait monitoré, mais il en ira de même du seuil minimum de trois pour cent du PIB affecté à la RDI, peu importe la proportion supportée par le secteur privé et par le secteur public. Chaque État devrait s’organiser et notamment concevoir le cadre applicable à l’économie nationale de manière à générer un tel pourcentage d’investissement en RDI, voire plus si un rattrapage est nécessaire. En cinquième lieu, l’UE et les États-membres travaillent main dans la main à un cadre propice à la RDI, notamment dans le cadre de la politique industrielle. Plutôt que de créer de nouvelles institutions et structures, comme préconisé par le rapport Draghi, ils approfondissent l’Espace européen de la recherche, qui est prévu et organisé par le traité et des actes de droit dérivé. Le cadre implique aussi une promotion des activités scientifiques et technologiques, une culture entrepreneuriale auprès des chercheurs.
L’UE et ses États-membres capitalisent sur et s’inspirent de certaines coopérations pratiques réussies, telles que l’entreprise commune entre l’UE et les États membres qu’est EuroHPC, l’entité européenne en charge de l’achat des supercalculateurs. Finalement, davantage du budget de l’UE est consacré à la RDI, l’activité du groupe BEI dans le domaine est accrue, l’UE crée un type de fonds labellisés en matière de RDI ; le cas échéant, les règles en matière d’aides d’État en RDI sont encore assouplies.
L’Europe a été très utile dans la reconstruction du continent après les deux guerres mondiales. Mais elle s’est un peu perdue en chemin depuis une vingtaine d’années, si l’on excepte le sursaut de la Commission Juncker. Il faut la remettre d’aplomb afin de lui permettre de jouer pleinement son rôle de levier, d’aide à la progression des populations, des entreprises, des États voire de l’UE elle-même.