Le 6 juin prochain, on commémorera en grandes pompes le 80e anniversaire du débarquement allié sur les plages de Normandie. Moins d’un an plus tard, le 8 mai 2025, on célèbrera celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec le temps, ils ne sont plus très nombreux, ceux qui peuvent encore témoigner de ce que représente vivre pendant plusieurs années dans une « économie de guerre ». C’est le terme utilisé en juin 2022, quatre mois après l’agression russe contre l’Ukraine, par le président français, mais d’une manière assez vague et générale.
Il a précisé sa pensée en janvier 2024 lors d’une visite à l’arsenal de Cherbourg. Pour Emmanuel Macron, les industriels français du secteur de l’armement étaient frappés, avant 2022, d’une « forme d’engourdissement satisfait » sur le plan productif et commercial. Bien que, malheureusement, la demande d’armes ne faiblisse pas dans le monde en raison de la multiplication des conflits, et que la France soit le troisième exportateur mondial derrière les États-Unis et la Russie, sa part de marché a diminué et des contrats ont été manqués en raison notamment d’une offre insuffisante et de délais de livraison trop élevés.
La guerre à l’Est de l’Europe a mis au jour de façon criante ces lacunes, la France se révélant incapable de satisfaire les besoins des Ukrainiens en matériels et en munitions. Ainsi elle ne produit que 3 000 obus par mois alors que les Ukrainiens en tirent 5 000 à 8 000 par jour. Pour Emmanuel Macron « passer en mode économie de guerre » signifie avant tout posséder « une capacité de production plus rapide et plus forte ». « Je demande à chaque patron d’être totalement concentré sur les enjeux de production et d’approvisionnement. Il ne faut plus jamais se satisfaire de délais de production qui s’étalent sur plusieurs années », a-t-il insisté, délivrant au passage un satisfecit aux fabricants du canon Caesar, du missile Mistral et de l’avion Rafale qui ont augmenté leurs cadences et réduit leurs délais.
La position macroniste se retrouve au niveau européen, portée par un autre Français, le commissaire au Marché intérieur, Thierry Breton, également chargé de l’industrie européenne de la défense. Depuis janvier 2024, il réclame un « changement de paradigme au niveau de l’UE » pour passer en « mode économie de guerre » avec la création d’un fonds de cent milliards d’euros pour augmenter les capacités de production des pays membres. Déçu par les mesurettes annoncées par la Commission le 5 mars (une modeste enveloppe de 1,5 milliard d’euros pour lancer un premier programme industriel de défense), Thierry Breton a co-signé le 22 mars, avec Josep Borrell Fontelles, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, vice-président de la Commission, une tribune intitulée « Industrie européenne de défense : le temps est venu de faire un bond en avant » publiée par l’hebdomadaire français Le Nouvel Obs.
Une augmentation de la production militaire correspond tout au plus à une « économie de préparation à la guerre » mais n’a rien à voir, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif, avec les « économies de guerre » telles qu’on les a connues dans l’histoire. Malgré une forte hausse depuis 2022, l’Allemagne et la France atteindront péniblement en 2024 le chiffre de deux pour cent du PIB consacré à la défense, un niveau que le Royaume-Uni dépasse à peine. Les autres grands pays européens sont loin derrière : 1,46 pour cent pour l’Italie, 1,26 pour cent pour l’Espagne. La Belgique (1,13 pour cent) et le Luxembourg (0,72 pour cent) font encore moins bien. Les seuls pays de l’Otan dont l’effort est supérieur à deux pour cent sont ceux d’Europe du Nord et de l’Est, géographiquement proches de la Russie mais, sauf en Pologne (3,9 pour cent) les proportions oscillent entre 2,3 et 2,7 pour cent seulement. Les États-Unis, qui ne sont pourtant pas en « mode économie de guerre » sont à 3,5 pour cent.
Un pays engagé dans un conflit armé dépense beaucoup plus. En 1917, le Royaume-Uni consacrait 47 pour cent de son PIB à sa défense. Ce fut encore davantage pendant la Seconde Guerre mondiale avec un pic de près de 54 pour cent en 1945. Pendant cette guerre les États-Unis ont alloué 37 pour cent de leur PIB à leur défense. Le pourcentage était de quatorze pour cent en 1953 à la fin de la guerre de Corée et de neuf pour cent en 1968 au cœur de la guerre du Vietnam. En période de paix, on était à plus de cinq pour cent entre 1981 et 1990, au moment du déploiement de « l’ Initiative de défense stratégique » (IDS), programme américain de défense antimissiles également connu sous le nom de « Guerre des étoiles », lancé par le président Reagan.
Qualitativement, une véritable économie de guerre présente des caractéristiques bien particulières. Selon l’expert français Renaud Bellais, « cette formule renvoie à la mobilisation des ressources de l’économie pour soutenir l’effort de guerre sur une grande échelle ». Non seulement la production de matériel militaire (armes et véhicules) et de munitions tourne au maximum des capacités, mais une partie des usines dédiées à la fabrication de biens de consommation sont reconverties dans la fabrication militaire et dans l’industrie lourde. Les flux commerciaux sont perturbés et les importations sont limitées au strict nécessaire. Il en résulte des pénuries de biens courants, qui conduisent à mettre en place des mesures de rationnement y compris pour l’énergie et l’alimentation. Les salariés et même les inactifs sont mobilisés au profit des productions de défense et affectés à des postes précis.
Ce dispositif s’accompagne également d’un strict contrôle de la masse monétaire et des devises, de la hausse des impôts et taxes et de l’émission d’emprunts plus ou moins obligatoires. Un tel encadrement de l’économie, entièrement tournée vers l’effort de guerre (deux tiers de l’économie américaine en 1943) nécessite une planification autoritaire. Facile à mettre en œuvre dans les dictatures, dont c’est l’essence même, cette mise sous tutelle est plus difficile à appliquer et à faire accepter dans les démocraties libérales. Rien de tout cela n’est en vigueur dans les pays européens, et dans ces conditions parler aujourd’hui d’économie de guerre relève de l’abus de langage ou de la communication politique.
Mais rien n’interdit d’y penser et de s’y préparer, si la Russie persiste dans son attitude belliqueuse. Fait révélateur : depuis le 22 mars, avant même l’attaque terroriste qui a endeuillé Moscou, les autorités russes ne parlent plus au sujet de l’Ukraine « d’opération spéciale » mais de « guerre », terme qu’il était jusqu’ici interdit de prononcer sous peine de sanctions. En 2024 ce pays consacrera environ six pour cent de son PIB aux dépenses militaires, contre 3,7 pour cent en 2021. C’est trois fois plus en proportion que l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni et près de deux fois plus que les États-Unis. En effet, en octobre 2023 la Douma a voté une hausse de 68 pour cent du budget de l’armée, qui atteindra 106 milliards d’euros dès cette année.
Dans le droit fil des pratiques soviétiques, l’État russe peut imposer à sa population – qui en a l’habitude – des restrictions de toute nature pour financer son effort de guerre, qui se limite pour l’instant à l’Ukraine mais qui pourrait s’étendre. Le 17 mars, au soir de sa réélection, Vladimir Poutine a évoqué la perspective d’une guerre entre Moscou et l’Otan qui pourrait conduire à une Troisième Guerre mondiale. Plutôt qu’un conflit nucléaire qui détruirait la planète, les experts envisagent une guerre classique « à haute intensité ». C’est le cas de l’Institute for the Study of War (ISW) qui a révélé le 20 mars que « plusieurs indicateurs financiers, économiques et militaires russes suggèrent que la Russie se prépare à un conflit conventionnel à grande échelle avec l’Otan, pas de façon imminente, mais probablement dans un délai plus court que celui que certains analystes occidentaux avaient initialement avancé ». Le think tank américain fait notamment allusion à « des préparatifs financiers » permettant à la Russie de maintenir à un haut niveau les dépenses publiques du pays pendant un certain laps de temps. Le ministre russe de la défense a d’ailleurs annoncé que l’armée russe allait former deux armées interarmes avec quatorze divisions et seize brigades d’ici la fin de 2024.
Plusieurs officiels européens (comme le président polonais Andrzej Duda ou le ministre danois de la Défense, Troels Lund Poulsen) ont exprimé leur crainte d’une attaque russe contre un pays de l’Otan en 2026 ou 2027, avant la date initialement imaginée par les membres de l’organisation en 2023. Sur le plan économique le rapport de forces reste très favorable à l’Occident. Selon Statista, en 2023 les dépenses militaires américaines s’élevaient à 860 milliards de dollars, et celles cumulées des trois premiers pays européens de l’Otan (Allemagne, Royaume-Uni et France) étaient supérieures à 190 milliards. Au total les budgets défense de ces quatre pays pesaient à eux seuls exactement dix fois celui de la Russie. De plus face aux énormes ressources industrielles de l’Occident, l’ISW estime que les Russes manquent actuellement des effectifs, des infrastructures et des capacités de formation nécessaires pour doter correctement les unités militaires dont elle aura besoin à court terme.