La journée de l’Économie 2024, organisée mardi après-midi, menaçait de sentir la naphtaline. Les organisateurs que sont le ministère de tutelle, la Chambre de commerce, la Fedil et PWC, avaient en effet décidé de remettre la compétitivité au cœur des préoccupations (« Are we Still in the race ? »), comme en 2011. Pour l’occasion, ils avaient invité un vieil habitué, l’économiste Lionel Fontagné, qui avait planché sur le sujet à la demande du gouvernement en 2005. Son rapport, Une Paille dans l’acier, et ses préconisations avaient porté sur les fonts baptismaux le tout jeune Observatoire de la compétitivité, créé et dirigé par Serge Allegrezza. L’intéressé a animé cette semaine cette 17e édition de la Journée de l’Économie. « Usually I talk about boring things. As a master of ceremony today, I will try to be really engaging », a-t-il promis en esquissant un mouvement des coudes.
Le directeur de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, a très vite douché les espoirs, en se préoccupant notamment de la chute du Luxembourg à la vingtième place du IMD Competitiveness Index. « Le Luxembourg n’a jamais fait moins bien que la quinzième place », a regretté le responsable de l’institution patronale. Pire encore, le Grand-Duché dégringole en matière d’investissement dans la recherche et développement, ce qui pourrait retarder la transition énergétique et digitale des entreprises locales, s’est alarmé Carlo Thelen. Lex Delles, fraîchement nommé ministre de l’Économie et intervenant du même coup pour la première fois à la journée thématique, s’est félicité du choix du programme du jour. « Cela matche parfaitement avec les ambitions gouvernementales », s’est réjoui le libéral. Le gouvernement Frieden-Bettel est au diapason du patronat depuis son installation fin novembre. « Improving productivity » et « enhancing competitiveness » seraient au « top of the agenda ». Lex Delles a juré s’appuyer sur le projet de la « Troisième révolution industrielle » produit en 2016 autour du futurologue Jeremy Rifkin, mais aussi sur la Vision Eco2050 présentée en septembre 2023 par Luxembourg Stratégie. Mais cette direction du ministère, anciennement dirigée par Pascale Junker, a disparu cette semaine de l’organigramme publié sur meco.gouvernement.lu. Mardi, le ministre DP a informé avoir créé une direction générale « Affaires économiques, compétitivité et prospective », sous l’autorité de Pierre Thielen. Serge Allegrezza (en désaccord avec Pascale Junker ces dernières années dans leurs perceptions respectives de l’impératif de croissance et en concurrence avec elle pour la proximité intellectuelle avec l’ancien ministre Franz Fayot) s’est ainsi enthousiasmé que l’observation de la compétitivité (« close to [his[ heart ») soit ainsi renforcée. Ce qui lui a offert l’opportunité d’inviter sur scène l’expert-ès-compétitivité Lionel Fontagné.
Mais le professeur à la Sorbonne et consultant à la Banque de France a vite jeté un froid. « J’aurais pu reprendre les conclusions faites il y a vingt ans et les passer en revue une par une, mais j’ai conclu que c’était une mauvaise idée », a-t-il introduit avant de se pencher très en détail sur les enjeux du prix du carbone. Celui-ci a occupé les recherches du professeur Fontagné ces dernières années, notamment à travers le « Carbon Border Adjustment Mechanism » de l’Union européenne. Lionel Fontagné a-t-il eu la flemme de se pencher à nouveau sur les indicateurs luxembourgeois pour préparer sa conférence ? Pas vraiment. « Réduire de moitié, et d’ici 2030, les émissions par rapport à 2005, cela va inévitablement poser des problèmes de compétitivité », a interjeté l’économiste. La fin prochaine du système européen de quotas gratuits cause quelques soucis de compétitivité-prix aux sidérurgistes européens, a glissé l’auteur d’Une Paille dans l’acier. Puis il a mis la clim’. « If you’re obsessed with rankings, you might end up with a challenge », a rétorqué Lionel Fontagné aux animateurs qui tentaient de le faire parler compétitivité et croissance coûte-que-coûte. « How green can we be ? », lui a-t-on demandé. « On n’a pas le choix », a t-il répondu. Les engagements ont été pris. « Il est parfois nécessaire de changer d’optique sur ce qui doit être fait », a-t-il poursuivi.
Aujourd’hui, il faudrait surtout s’interroger : « Est-ce que l’économie luxembourgeoise est assez résiliente pour garantir la prospérité ? », soit précisément la question à laquelle Pascale Junker et ses équipes ont tenté de répondre ces dernières années. Lionel Fontagné a rapidement présenté des modèles statistiques selon lesquels le Luxembourg serait l’État membre ayant le plus profité du Marché intérieur, « cinq fois plus que l’Allemagne, c’est la première bonne nouvelle ». « Deuxième bonne nouvelle », si l’économie européenne devait se détacher (« decoupling ») de la Chine et de la Russie, le Luxembourg serait le pays du Vieux Continent qui en souffrirait le moins. Un écho aux propos de François Heisbourg, géopolitologue franco-luxembourgeois invité en 2023 de la Journée de l’Économie, qui avait estimé que le Grand-Duché serait bien instruit de s’aligner avec les États-Unis et de ne pas trop s’amouracher avec l’Empire du Milieu. Un risque particulier pour le Luxembourg en cette année d’élections européennes, a souligné Lionel Fontagné, celui d’un « Brexit généralisé » (une déliquescence ou une implosion de l’UE, comprend-on). « Le Luxembourg serait l’État membre qui en souffrirait le plus. Ce serait dramatique », a-t-il prévenu, avant d’inviter à la lutte contre l’euroscepticisme (« the best survival key »).
De leur côté, les patrons ont abordé sans complexe le sujet de la compétitivité à travers le prisme du prix. Et après une année 2023 avec trois index puis des élections sociales en 2024 avec leurs lots d’actions syndicales, certains se sont montrés à fleur de peau. Le directeur général de Cargolux, Richard Forson, s’est emporté sur la paix sociale à la luxembourgeoise. « Quelle est sa définition ? Est-ce donner aux syndicats ce qu’ils veulent ? », a interrogé le dirigeant de la compagnie de fret aérien majoritairement capitalisée par l’État. L’augmentation sensible des coûts fixes des salaires (« prohibitifs »), alimentée par l’indexation et les revendications syndicales (Cargolux a subi une grève historique en 2023), rendrait la société qu’il dirige « extremely uncompetitive » et surtout l’empêcherait d’investir dans ses capacités. Richard Forson a ainsi invité les syndicats éventuellement présents dans la salle à revoir leurs « politiques, qui nous ramènent à l’époque de Margaret Thatcher », et qui, au niveau européen, pourraient faire du Vieux Continent une unique « région de tourisme ».
Sur ces propos (applaudis par l’assemblée), le managing partner de PwC a rebondi par une touche personnelle d’humour : « On a un avantage dans notre maison : c’est de ne pas avoir de syndicat. Une liste a été montée mais elle n’a pas réussi », a dit François Mousel dans l’hilarité générale. Interrogé sur la compétitivité du pays dont il dirige le principal cabinet d’audit, le Luxembourgeois voit un élément de « faiblesse structurelle », dans la prétendue « déconnexion entre la composition de la Chambre des députés et les entreprises privées ». Pour le patron de PWC, le corps électoral, composé exclusivement de Luxembourgeois (et bien qu’élargi ces dernières années par la facilitation de la naturalisation), ignorerait trop les contraintes économiques internationales.