Les bahaïs du Luxembourg

La religion de l’update

d'Lëtzebuerger Land vom 14.08.2020

Autour de 500 bahaïs, ressortissants de vingt nations différentes, habitent au Luxembourg. Cependant environ cinquante pour cent sont issus de l’immigration iranienne. Joubin Bashiri est l’un d’entre eux. Né en Iran en 1977, il a émigré au Luxembourg à l’âge de six ans. Les bahaïs sont persécutés en Iran et ses parents ne voulaient pas que leurs enfants grandissent dans ce contexte tendu. Depuis, il n’a plus revisité son pays natal : « Même si je me sens avant tout luxembourgeois, j’aimerais un jour visiter l’Iran et voir d’où vient ma famille », dit-il.

Durant notre entretien, Bashiri tient à transmettre une idée particulière de la religion bahaïe, celle de l’unité dans la diversité : Dieu est un et l’humanité est une. Pourtant ce dieu qui ne forme qu’un se manifeste différemment à différentes époques : « Dieu est comme le soleil qui illumine la terre. L’évolution de l’humanité est de manière progressive liée à la révélation divine. Et Baha’u’llah, notre prophète, nous a révélé les bons principes pour la vie dans un monde globalisé. Au début, on vivait dans des tribus, puis dans des villages, aujourd’hui dans un contexte de globalisation. Baha’u’llah a reconnu que l’humanité est interdépendante. On le voit actuellement dans cette pandémie – et je simplifie un peu – : Si l’humanité se considérait une, il y aurait eu plus de coopération ; mais on constate au contraire un repli sur l’État-nation », c’est dans ces termes que Bashiri explique sa compréhension de la religion bahaïe.

La théologie bahaïe est née dans le contexte de l’islam chiite iranien, mais elle contient également des éléments de religions de révélation antérieures, tels que le christianisme, le judaïsme et le zoroastrisme. Et comme celles-ci, la religion bahaïe fait partie des traditions monothéistes. Les bahaïs ne le nient pas et assument cette incorporation : Les révélations antérieures de Dieu ont été adaptées à leurs époques. Baha’u’llah ne fait que proposer une « mise à jour » des traditions monothéistes, tout en établissant une religion à part.

Baha’u’llah (ce qui veut dire « Gloire de Dieu ») n’est pas le seul prophète bahaï. Avant lui, en 1844, Sayyid Ali Muhammad se proclama le « Bab » (« la porte ») d’une révélation. Mais les autorités iraniennes firent exécuter le Bab en 1850. Baha’u’llah, prend alors la relève et se proclame à son tour nouveau récepteur des révélations. Il promettait que celles-ci allaient enfin mener à une mise à jour des religions monothéistes. Les instances dirigeantes chiites iranienns restaient méfiantes et persécutaient le Baha’u’llah qui se réfugia en Palestine où il trouve la mort en 1892. En exil, le Baha’u’llah connait une période productive : il rédige d’abord le Kitáb-i-Íqán, un livre théologique, et ensuite le Kitāb-i Aqdas (« Livre le Plus Saint »). Ce dernier est une sorte de potpourri qui contient des lois, des réflexions sur l’éthique et l’organisation des institutions bahaïes, des prophéties et même des lettres aux dirigeants du monde.

Joubin Bashiri fait partie d’une des institutions bahaïes : l’assemblée spirituelle nationale. Il s’agit d’une assemblée spirituelle nationale qui consiste de neuf membres (hommes et femmes) nommés chaque année. L’assemblée organise des activités séculaires et religieuses : d’un côté, ils s’occupent du travail administratif, organisent des activités musicales ou éducatives pour des jeunes ; de l’autre, ils organisent des rencontres et des fêtes spirituelles.

L’idée de « mise à jour », propre à la religion bahaïe, se reflète également dans les questions institutionnelles : « Quand le nombre d’analphabètes était haut, il fallait des prêtres, mais Baha’u’llah nous appelle à nous adresser désormais en tant qu’individus à dieu sans intermédiaire. » Cette soi-disante émancipation religieuse explique pourquoi la foi des bahaïs se pratique surtout au niveau individuel, mais également pourquoi le conseil national agit de manière autonome, selon les besoins locaux.

D’après le professeur en science des religions, Manfred Hutter, les bahaïs en Europe de l’Ouest « font généralement partie des classes socio-économiques aisées ». Une des raisons devrait être liée au Kitāb-i Aqdas « qui valorise le travail, l’éducation et se proclame contre la mendicité ». L’analyse de discours, appliquée par Hutter aux projets éducatifs soutenus par les bahaïs, relève que ces derniers soulignent, à côté de certains idéaux éthiques, toujours l’indépendance économique qui devrait résulter d’une bonne éducation.

Cinq millions de personnes réparties sur plus de 200 pays appartiennent à cette religion. Les bahaïs sont, et cela peut sembler surprenant, principalement présents dans les pays subsahariens, en Amérique latine et en Inde. Selon Manfred Hutter, la popularité du bahaïsme dans ces régions est due à l’engagement en faveur de l’éducation, de la démocratie et de l’égalité des droits des femmes. « En Europe centrale, beaucoup d’autres institutions politiques et civiles propagent également ces aspects, ce qui signifie que les bahaïs de l’hémisphère nord perdent, pour ainsi dire, leur caractère démarquant », note Hutter. C’est pour cette raison que le sociologue des religions (et converti bahaï) Peter Smith nomme parfois la religion bahaïe comme religion des pays du sud.

Les bahaïs luxembourgeois sont également actifs dans le sud via l’ONG Unity Foundation qui est présidée par le banquier bahaï Fernand Schaber. Comme la plupart des ONG guidées par les principes de cette jeune religion, Unity Foundation se concentre principalement sur l’éducation, mais touche également à des domaines comme la santé et les droits des femmes.

Le professeur Hutter souligne que ces ONGs sont rarement « fondées sur des objectifs de mission ». Pourtant, les frontières peuvent devenir fluides entre enseignement de valeurs bahaïes et travail missionnaire – même si la conception bahaïe exclut en principe le prosélytisme. Pour rendre attrayante leur religion aux yeux des adhérents potentiels, les bahaïs envoient des pionniers qui attirent l’attention sur la religion par un mode de vie considéré comme exemplaire et par des événements sociopolitiques publics.

C’est dans cet esprit que Honor Kempton, bahaï d’origine britannique, décida d’implanter la première communauté bahaïe au Grand-Duché en 1947. Des Luxembourgeois y trouvent désormais leur foyer spirituel mais aussi des résidents originaires de pays protestants : des Néerlandais, des Anglais et des Américains. En 1959, des Perses issus de l’Iran et des États-Unis rejoignent les bahaïs du Luxembourg, qui compte aujourd’hui proportionnellement plus de bahaïs que ses pays voisins : en Allemagne vivent quelque 6 000 bahïs, alors qu’au minuscule Luxembourg, ils sont environ 500. Une des raisons qui explique cette présence est le fait que le gouvernement luxembourgeois a fait suite aux sollicitations des bahaïs locaux de venir en aide aux bahaïs persécutés en Iran.

L’ONG luxembourgeoise Unity Foundation a été créée en 1980 par un bahaï issu de l’immigration iranienne, Rafii Abbas. Son parcours biographique est étonnant. Sa vie, Abbas l’imaginait différente : Après ses études en Autriche dans les années 1960, il voulait devenir ingénieur métallurgiste. Mais à son retour en Iran, les Russes y construisaient la première aciérie. La méfiance vis-à-vis des bahaïs constituait un obstacle supplémentaire pour trouver de l’emploi. Paru dans le Wort, un portrait décrit les étapes qui s’en suivent : Abbas décide de tenter sa chance dans l’industrie du fer au Luxembourg. Mais une fois au Luxembourg, la recherche de travail s’avère difficile dans ce secteur en déclin. Finalement, il est employé par Goodyear au centre technique de Colmar-Berg. Un Iranien dans une entreprise américaine : une nouvelle fois la méfiance prend son emprise. Rafii finit par se rendre compte qu’il sera impossible de faire carrière chez Goodyear. Il ose alors lancer sa propre entreprise : En 1971, il crée l’Iran Europe Compagny (Ireco) et entre dans le business des pistaches et d’autres sortes de noix. Ireco, désormais le plus grand livreur de pistaches en Europe, a sa fabrique à Steinsel et emploie entre 45 et 70 personnes.

En Iran, sa famille était déjà impliquée dans la production de pistaches dans la province de Kerman. Cependant son pays natal Abbas Rafii n’a pas pu le revisiter depuis la révolution de 1979 ; année dans laquelle les plantations de pistaches de tradition centenaire de sa famille ont été confisquées. En effet, le statut des bahaïs en Iran est particulièrement précaire depuis la révolution : Une grande partie des cadres bahaïs ont été exécutés, le commerce avec les bahaïs interdit, leurs magasins, usines et bureaux pillés, leurs récoltes expropriées.

Tout de même, des changements démographiques se faisaient ressentir dès avant la révolution. Au milieu des années 1950, plus de 90 pour cent des bahaïs vivaient en Iran, en 1968, ils n’étaient plus que 22 pour cent. Ces chiffres ne sont pas dus à une émigration croissante d’Iraniens mais à un épisode de conversion de masse en Inde et en Afrique sub-saharienne dans les années 1960, explique Manfred Hutter. Cette forme proactive de missions ne persistera pourtant pas ; dès les années 1970 les bahaïs s’en détournent, jugeant que ces convertis vite fait, impliqués que très superficiellement dans la religion, ne restaient en fin de compte que des « Kartei-Leichen ».

Peu avant la Première Guerre mondiale, un premier moteur pour l’internationalisation de la religion fut ’Abdu’l-Baha (1844-1921), le fils de Baha’u’llah. En tant que représentant officiel de la religion, il a fait de nombreux voyages en Europe et en Amérique du Nord. Un deuxième moteur fut Shoghi Effendi (1897-1957), le petit-fils de ce dernier, qui a traduit les Écritures perses vers l’anglais. Il fit également construire la Maison universelle de la justice à Haïfa, constituée par vote en 1963 et qui est depuis l’organe suprême de gouvernance de la religion. Elle est composée de neuf hommes bahaïs, chacun étant élu pour un mandat de cinq ans. Auprès de la maison universelle se trouve également le tombeau du Bab ainsi que celui du Baha’u’llah.

Sarah Khabirpour est probablement la personnalité bahaïe la plus connue au Luxembourg. Dans un entretien avec le Lëtzebuerger Journal, elle proclame : « Je suis bahaïe et j’en tire beaucoup de force. » Et d’évoquer les valeurs bahaï que sont le travail et le service pour la société : « J’avais quitté le secteur privé parce que je voulais faire quelque chose pour la société ». Elle était cheffe de cabinet sous le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) avant de rejoindre la Bil au moment de l’alternance politique de 2014, puis la Banque de Luxembourg. De son côté, Luc Frieden n’était pas indifférent à l’échafaudage-religieux de sa cheffe de cabinet. En mai 2012, il visitait le centre bahaï du Luxembourg, deux jours avant leur assemblée nationale, ce que le président de l’époque désignait comme « historique », car il s’agissait de la première visite d’un membre du gouvernement luxembourgeois.

Travail et service – Joubin Bashiri, qui a fait des études en gestion des affaires internationales, met aussi ces deux axes en relation. Il estime qu’avec son engagement dans le jury de « Success Story » sur RTL-Télé, une émission qui aide des PME à s’établir, il vit une valeur bahaïe et n’hésite pas à citer un proverbe de Bahá’u’lláh : « Un travail accompli dans l’esprit de service est la plus grande forme de dévotion ». Travailler est un principe important pour lui aussi, estimant que le travail peut-être un vecteur pour faire avancer l’humanité.

Mais les bahaïs n’ont-ils pas de pratiques religieuses communes ? Si, il y a des « rencontres dévotionnelles », parfois organisées de manière très spontanée, quelques personnes se retrouvant dans un domicile privé pour prier ensemble. Cependant, aucune liturgie guide la rencontre, le but est de prier pendant une trentaine de minutes ou une heure ensemble. À ces rencontres ne participent pas que des bahaïs, mais toute personne qui se sent une affinité. Le Baha’u’llah a transmis une quantité de prières et Joubin Bashiri ressent que ces prières « ont une force particulière ; c’est la parole de dieu ».

Bashiri a grandi dans un environnement bahaï – les valeurs et l’éducation de ses parents étaient imprégnées des principes bahaïs. Mais on ne naît pas bahaï : on peut se déclarer bahaï à âge de quinze ans. Cependant, comme beaucoup d’adolescents, Joubin Bashiri a connu une « période un peu rebelle » et ne se déclara qu’à l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, il pense que, dans leur essence, les principes bahaïs dans « sont parfaits », mais que l’être humain est imparfait. C’est donc un processus d’apprentissage constant.

Et les Luxembourgeois se tournant vers cette religion, qu’est-ce qui les attirait en premier lieu?
Jutta Bayani, secrétaire du centre bahaï, se rappelle de camarades de classes dans les années 1970 qui vivaient la foi bahaïe. Dès ces premières rencontres, elle était convaincue de l’aspect universaliste : « Dans ma famille, on s’intéressait aux mouvements de justice civile et aux droits de l’Homme : cet esprit enchainait avec celui des bahaïs ». Elle tient aussi à préciser que, depuis 1947, les bahaïs sont reconnus comme une organisation non gouvernementale par les Nations unies. Actuellement, des discussions sur le réchauffement climatique se tiennent au sein de la communauté bahaïe internationale, dont les références se trouvent se bahai.org, explique-t-elle. Ne peut-on pas travailler sur ces sujets sans superstructure religieuse ? Jutta Bayani objecte : La religion donnerait une motivation et une énergie qu’une vision du monde purement séculaire ne pourraient pas fournir.

Pas de rituels, pas de cérémonie d’initiation, pas de sacrements, pas de clergé, peu de lieux de dévotion officiels – en quelque sorte le bahaïsme semble à l’opposé du catholicisme. Et en considérant que la foi bahaïe est soi-disant inséparable d’une éthique de travail poussée, on est tenté de la comparer à celle du protestantisme. Le Max Weber du XXIe siècle serait peut-être enclin d’intituler son livre L’Éthique bahaïe et l’Esprit du capitalisme.

Un nouveau prophète avec des nouvelles révélations viendra-t-il ? Joubin Bashiri n’a pas de doute, Baha’u’llah l’a proclamé lui-même : Un jour il y aura un nouveau prophète. « Mais pour l’instant, dit Bashiri, on est encore une jeune communauté, on a moins de 200 ans ».

Stéphanie Majerus
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