Pour symboliser sa différence, le monarque doit venir d’ailleurs. Énée, fils du roi vaincu de Troie, s’en va fonder Rome à l’autre bout de la Méditerranée. Adolphe, duc de Nassau, vient du fin fond de l’Allemagne pour devenir en 1890 Grand-Duc de Luxembourg. Jusqu’au règne de Charlotte, on parlait allemand à la Cour et recevait, plus que de raison, les dignitaires de la Prusse, l’empereur Guillaume inclus. En pleine Première Guerre mondiale, cela faisait tache et aboutit à l’abdication de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde.1 Aujourd’hui on parle un français parfait à la Cour et un luxembourgeois parfois approximatif en public. La persistance du Fürstenrecht, propre à la famille régnante et en partie contraire à la Constitution, est un autre signe de différence, bien réelle celle-ci, des Nassau.
Pour marquer son altérité, le souverain dispose des signes de son pouvoir, la couronne, le sceptre, bref les joyaux de la couronne, souvent exposés aux yeux de la nation dans des musées ou autres châteaux ouverts à la visite. Le drapeau qui signe la présence du Grand-Duc dans son château, les vastes domaines où il va chasser, voilà d’autres signes extérieurs de l’altesse qui sont tous censés cacher que le roi est nu. Car, bien sûr, le monarque est autre, mais pas différent.
Nous avons vu (d’Land du 15 août) que la Grande-Duchesse avait restauré, au-delà de tout espoir pour son camp, le crédit de la monarchie. J’ai montré quels étaient les dessous psychologiques, mais aussi politiques, de cette véritable Reconquista. Je n’ai pas oublié le charme et l’intelligence de cette grande dame. Son fils et héritier, le Grand-Duc Jean, a lui aussi fait un sans-faute. Charlotte et son fils Jean avaient parfaitement compris la théorie des deux corps du roi, conceptualisée par l’historien Ernst Kantorowicz. Leurs vies privées, sages et rangées, du moins en apparence, faisaient le désespoir des paparazzi, obligés d’aller chasser le scandale du côté de Monaco.
Leurs corps publics étaient privés de scandale, entourés de tact et de discrétion; leur corps privés privés de publicité. « Vivons bien, vivons cachés » aurait pu compléter la devise « Je sers » de Jean l’Aveugle qu’ils firent leur aussi. Ils contractaient des mariages comme il faut, et leurs conjoints consorts ne sortaient pas de leurs (maigres) compétences et prérogatives. Charlotte et Jean sanctionnaient et promulguaient les lois que le gouvernement leur présentait, y compris celle sur la dépénalisation de l’avortement. Les Grandes-Duchesses portaient le chapeau au Te Deum, les Grands-Ducs portaient les pots de chrysanthèmes aux commémorations. Catholiques croyants et pratiquants, voire bigots, ils faisaient la part entre la messe de l’Octave et les fesses de l’alcôve.2 Ces deux souverains exemplaires étaient une aubaine pour leurs sujets monarchistes, mais une calamité pour la cause républicaine qui, en ces années, faisait profil bas, la question monarchique restant ainsi quasiment tabou jusqu’aux débuts du nouveau millénaire. Jusqu’au 7 octobre 2000, exactement, jour où Henri, fils de Jean, lieutenant-représentant du Grand-Duc, accéda au trône, suite à l’abdication de son père.
À partir de cette date, la monarchie, par la grâce et les lapsus de Henri Ier et de son épouse Maria Teresa, connaît au moins quatre crises.
Acte I
Le jour même de son intronisation, la langue de Henri fourche par deux fois. La majorité de ce que le journal satirique Den neie Feierkrop appelle la « Doofpresse », salue avec sympathie et empathie l’émotion, digne et légitime, du prince, alors que certains de leurs confrères se moquent de « Heinrich der Stotterer ». Soyons juste, le désormais Grand-Duc trébuche pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, quand il oublie la référence à la Constitution, pour le meilleur quand il confond intégrité (du territoire) avec intégration. Soyons juste, la suite de son règne prouvera à suffisance qu’il a bien commis un lapsus de générosité à l’égard des nombreux étrangers habitant ses terres.
Quatre ans plus tard, une autre maladresse (faute ?) politique peut s’excuser, elle aussi, par un nouvel accès de générosité empathique. En 2004, pour la première fois depuis les errements de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde, un souverain s’est autorisé une immixtion dans la politique. Dans son allocution de Nouvel An, Henri déclare vouloir participer au référendum sur le nouveau traité européen et donner sa voix au « oui ». Embarrassé, le gouvernement PCS/POSL se résout à approuver du bout des lèvres.3
Acte II
Voulant renouer avec une ancienne tradition, à priori sympathique, le couple grand-ducal fête son accession au trône par une série de Joyeuses entrées, sorte de fêtes populaires où les nouveaux souverains se proposent de partager leur joie avec le peuple. Mais ces joyeuses entrées finissent par la triste sortie de Maria Teresa qui convoque seule la presse nationale au château de Berg pour se plaindre de sa belle-mère. Convoquer les rédacteurs en chef pour leur enjoindre, s’il-vous-plaît, de ne rien écrire, cela s’appelle en langage psychanalytique le double lien, c’est-à-dire faire une chose et son contraire. Abstraction faite de ces incongruités, ce genre de querelles de famille tient plus de l’opérette que de la tragédie antique dont les actrices et acteurs rapetissent au niveau de leurs sujets. Ils deviennent des « gens comme nous ». « Mir sinn Universitären », clame encore la Grande-Duchesse, oubliant qu’à ce genre d’exercice, la nation trouve à coup sûr plus et mieux diplômés qu’eux. En niant, avec la meilleure volonté du monde et en pensant bien faire, l’inégalité et l’asymétrie qui constituent l’essence même de la monarchie, ses représentants viennent à scier la branche sur laquelle ils sont assis.
Cette méconnaissance de l’altérité qui fonde la monarchie, est encore à l’œuvre quand Henri se résout à vendre les bijoux de sa mère et les forêts de sa famille. Il brade ainsi le drapeau qui lui sert de fétiche. Pensez-vous : le Gréngewald de la famille grand-ducale est à vendre ! Le mot même de forêt est tout un programme : Les roturiers se promènent dans le bois, les nobles chassent dans la forêt. Le bois raconte de petites histoires, quand la forêt tisse des légendes et invente des contes. Les chiens font leurs besoins dans les premiers, les loups croquent les grand-mères dans les secondes. Cette affaire des arbres du Gréngewald cache in fine la forêt de la question monarchique qui, du coup, n’est plus taboue.
Car à force de mettre en pièces son altérité symbolique, la raison même de son être, la monarchie travaille à sa propre inutilité, et le peuple infantile et infantilisé, soudain, demande à devenir enfin adulte. En d’autres mots : Le peuple aspire à devenir nation.
Acte III
Après de (très) longues années de débats, les élus se prononcent en décembre 2008 sur la loi de dépénalisation de l’euthanasie et de l’assistance au suicide. Ils se sont affranchis pour ce vote de la discipline de parti, et c’est une faction bigarrée mêlant majorité (CSV et LSAP) et opposition (DP, Verts, ADR, ce dernier votant seul unanimement contre) qui fait passer le texte avec 31 voix pour, 26 contre et 3 abstentions. Cinq ans avant la dissolution prématurée de la Chambre, ce vote sert pour ainsi dire de répétition générale pour la coalition Gambia.
Mais voilà que le Grand-Duc Henri a des états d’âme. Avant même le second vote, Son Altesse fait savoir que sa conscience lui interdit de signer une éventuelle loi sur la dépénalisation de l’euthanasie. Qu’à cela ne tienne : On va donc réviser l’article 34 de la Constitution. Dorénavant le Grand-Duc n’aura plus à sanctionner les lois, il se contentera de les promulguer. Il lui sera donc épargné une humiliante abdication d’un jour comme ce fut le cas pour son oncle Baudouin, roi des Belges, qui refusa en 1990 d’apposer sa signature en bas de la loi sur la dépénalisation de l’avortement. Les milieux ecclésiastiques accourent au secours du monarque et de la « conscience morale » du Luxembourg : du haut des chaires, des bureaux de Caritas et des colonnes du Luxemburger Wort on appelle à la responsabilité très particulière des députés et du chef d’État. A tel point que le député libéral Eugène Berger se sent obligé de rappeler à des journalistes de l’AFP la proximité de la Cour avec le très catholique « Renouveau Charismatique ».
La révision de la Constitution se fait en un temps record, tout en respectant, bien sûr, la législation. Elle requiert une majorité parlementaire de deux tiers et un intervalle de trois mois entre les deux votes obligatoires. Le 11 décembre 2008, les députés votent une première fois la révision constitutionnelle. Une pétition s’opposant à la modification est rejetée, n’ayant obtenu que 796 signatures sur les 25 000 requises, échec fort révélateur de la chute de crédit de la maison régnante. La révision constitutionnelle est votée le 12 mars 2009 à l’unanimité des 52 députés présents.
Cette loi est la dernière que le Grand-Duc promulgue et approuve. Dorénavant, il promulguera les lois sans les sanctionner. C’est ce qu’il fera en mars 2009 pour les lois concernant la médecine palliative et l’euthanasie. Six mois plus tard, le Vatican le décorera du Prix Van-Thuan des droits de l’homme pour, dixit Radio Vatican, « avoir refusé de signer la loi sur l’euthanasie et avoir été pour cela démis de ses pouvoirs par le parlement. » C’est donc en véritable martyr que Henri consent à renoncer à ce qui lui reste de prérogatives.4
L’histoire va retenir d’Henri ces gestes qui font rétrécir ses pouvoirs comme peau de chagrin. Est-il moderne ou malhabile ? A-t-il lu Machiavel qui a conseillé au prince « de faire des choses dignes de mémoire dans les affaires du gouvernement de son pays » ? Mais ce qui valait à l’époque pour les princes absolutistes, n’est plus vrai aujourd’hui pour les monarques constitutionnels. Moins on se souvient d’eux, mieux ils se portent. Ils représentent le présent, dans le présent, et peuvent même être omniprésents. Leur visibilité publique doit être totale, leur invisibilité privée aussi. Ils doivent renoncer au privilège des gens de pouvoir : construire des monuments à leur gloire.5 Ils doivent se résoudre, d’après la formule de Nietzsche, à être des « feierliche Nullen », comme tous ceux, d’ailleurs, qui ont le devoir d’être un symbole.6
Acte IV
Cherchez la femme, dit l’adage, et n’en déplaise aux féministes, l’ancienne (?) organisation patriarcale du Luxembourg n’a jamais vraiment caché le matriarcat occulte qui régit la vie domestique. Cela vaut aussi pour la famille grand-ducale qui, nous l’avons vu, se veut être une famille comme les autres. À la fin des années 2010, la presse se fait de plus en plus l’écho de dysfonctionnements à la Cour grand-ducale qui seraient l’œuvre, murmure-t-on, du comportement de Maria Teresa. Le rapide turn-over du personnel donne le tourniquet, les colères de la grande-duchesse seraient épiques, la confusion entre dépenses publiques et privées semble totale. Au plus fort de la tempête, le 26 janvier 2020, Henri prend sa plus belle plume pour voler au secours de son épouse et lui déclarer dans une lettre publique son amour et sa solidarité. Cette lettre, touchante dans sa maladresse, met à mal toute la subtile distinction entre les corps symbolique et biologique du souverain et vient brouiller une fois de plus la frontière entre sphère privée et fonction officielle. Le « journaleux » Stéphane Bern, courtisan et intime de la Cour, accourt lui aussi à la défense de la couronne et reproche aux « petits journaleux » d’avoir mal lu le rapport Waringo... qui n’a pas encore paru. Tiens donc !
Devant la fronde, le Premier Ministre Xavier Bettel se voit en effet obligé de charger Jeannot Waringo, ancien directeur de l’Inspection générale des finances, de faire un état des lieux et de proposer des remèdes. Le chef du gouvernement, fervent partisan de la monarchie, voit là une des dernières chances de, sinon sauver la monarchie, du moins restaurer ce que lui reste de crédit. Plus que d’un audit des Big Four, cette tâche tient du neuvième travail d’Hercule. En expert économiste et comptable, Jeannot Waringo s’est surtout attaché dans son remarquable rapport aux aspects financiers et organisationnels du fonctionnement de la Cour.
En fonctionnaire d’État zélé et consciencieux, bien que retraité, il a rempli sa mission non sans états d’âme ce dont témoignent les (très) nombreux recours à la première personne et le style parfois un peu gêné qui fait plus que transpirer sa profonde empathie, voire sympathie pour le personnel de la Cour, dont le désarroi est pointé non sans émotion. Plus qu’un rapport, cela en fait un véritable témoignage. L’auteur prend d’ailleurs bien soin de préciser qu’il n’avait accepté aucune rémunération pour ce travail qui lui a pris plus de six mois. Le rapport, fort de 44 pages, est daté du 24 janvier 2020 et mis en ligne pratiquement en temps réel. L’absence de frontière entre dépenses et activités privées et officielles revient comme un leitmotif tout au long des pages et fait écho aux apories et aux aspects psycho-sociologiques inhérents à l’institution monarchique à la sauce luxembourgeoise.
Que propose-t-il ? Une révolte ? Non Sire, une révolution... de palais ! Mais révolution quand-même. Qui commence par la séparation des jumeaux siamois afin d’aboutir à une distinction la plus claire possible entre corps privé et public, qui instaure une Maison du Grand-Duc dirigée par le maréchal de la Cour et qui s’occupe des fonctions publiques du chef de l’État, qui redéfinit, ou plutôt qui définit le rôle du conjoint. L’avenir dira s’il s’agit-là d’une médecine curative ou seulement de soins palliatifs. La récente polémique sur l’hagiographie montrée à l’occasion de la dernière Fête Nationale, tournée avec l’argent public à la gloire privée du couple grand-ducal, montre à l’évidence que la leçon du rapport n’a pas encore été tirée.
Alors ? Maria Teresa ne se prendra-t-elle plus à l’avenir pour la Gëlle Fra et Charlotte restera-t-elle pour toujours la Heeschefra ? Un quart de siècle après son installation Place Clairefontaine, sa stature, son statut, sa statue se donnent à voir sous un nouveau jour. Son visage, dans son élégante fragilité, nous apparaît comme celui décrit par le philosophe Emmanuel Levinas.7 La sculpture de la Place Clairefontaine est aux antipodes du monument du Knuedler qui n’est pourtant qu’à deux pas : d’un côté le Roi Grand-Duc Guillaume, autoritaire sur son cheval, mâle dominant et souverain presque absolutiste, symbole du XIXe siècle, de l’autre côté la Grande-Duchesse Charlotte, à pied, femme diaphane et frêle. Sera-t-elle le symbole du XXIe siècle et d’une monarchie veillant sur la souveraineté de la Constitution, se rendant compte ainsi de son inutilité?
Acte V
Il reste à écrire par le nouveau couple qui va s’installer dans une maison petite-bourgeoise à l’ombre du château de Berg, alors que Maria Teresa a annoncé depuis bien longtemps qu’elle rêve de vivre sa retraite à Biarritz, cette perle de l’Atlantique basque qui a vu tant de cours venues y faire leur cure. Le symbole d’une monarchie qui prend l’eau ?