Série « Throunwiessel » (2) : La monarchie est un fétichisme

Une monanarchie ?

La « Heeschefra », place Clairefontaine. Un ouvrage qui symbolise l’histoire luxembourgeoise
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 15.08.2025

C’est à la place Clairefontaine, à l’ombre de la cathédrale, des institutions gouvernementales, d’un restaurant autrefois étoilé et d’une galerie d’art réputée, aujourd’hui fermée, qu’elle nous tend le bras : la Grande-Duchesse Charlotte. La vox populi l’appelle affectueusement d’Heeschefra, la mendiante. Mais que peut-elle bien demander au passant, cette élégante figure, Grande-Duchesse par la grâce de Dieu et l’amour du peuple, issue d’une des dynasties les plus riches d’Europe ? De quoi cette femme comblée peut-elle manquer ? Mais, bon sang c’est bien sûr, elle est en quête de légitimité démocratique afin de compléter sa légalité politique. Ce manque, justement, est l’aporie de toute monarchie constitutionnelle.

Regardons de plus près cette imposante sculpture, œuvre de l’artiste français Jean Cardot, officiellement installée le 29 avril 1990. Né à Saint-Étienne en 1930, mort à Paris en 2020, Cardot est ce qu’on pourrait appeler un sculpteur pompier, talentueux sans être génial, monté, tel Rastignac, de sa province natale à Paris où il est élu membre de l’Académie après avoir gratifié la France de différents monuments à la gloire du pouvoir et du consensus. Il cochait toutes les cases pour réaliser, en partie « à l’insu de son plein gré », l’ouvrage qui symbolise, plus que la Gëlle Fra, l’histoire luxembourgeoise. Un sculpteur républicain pour créer un « Denkmal » à la gloire de la monarchie constitutionnelle, peut-on imaginer meilleure illustration du paradoxe luxembourgeois ?

Nos voisins allemands savent bien que le « Denkmal » est une invitation au voyage de la pensée, une balade plutôt, que nous débutons au cœur de la Cité, sur les pavés de cette place. En 1990, année de l’installation de la statue, ses quatre points cardinaux, la cathédrale, le ministère d’État, le restaurant et la galerie étaient au sommet de leur gloire et de leur rayonnement. En moins de trente ans, le temps d’une génération, ils ont perdu de leur superbe. Tout comme la monarchie. La Place Clairefontaine symbolise à merveille la grandeur et la décadence de ce qui compte au Grand-Duché.

Les Luxembourgeois seraient, dirait la concierge de mon psychologue, resté fixés au stade pré-œdipien de l’oralité, mais aussi du fétichisme. Or, il se trouve que le fétichisme caractérise aussi la monarchie qui serait donc le régime idéal pour un peuple non adulte, voire préadolescent.

Dans l’histoire du Luxembourg, les grandes figures féminines ont toujours occulté leurs homologues masculins. À commencer par la fée Mélusine, la mythique nymphe qui se prélassait dans les flots de l’Alzette, avant que le comte Siegfried ne convola avec elle. Mélusine, femme-poisson, femme à queue, femme phallique donc, est le phantasme originaire du fétichiste. Freud nous a appris que le fétichiste n’accepte pas l’absence de phallus de la mère et que le fétiche, une bottine en cuir, un morceau d’étoffe ou de latex, de longs gants noirs (Rita Hayworth, la mythique Gilda de King Vidor, vous salue bien) ou tout autre objet partiel a pour but de cacher cette béance de la mère, son absence de pénis. Le fétiche, la queue de poisson de la belle Mélusine, est censé représenter le phallus de la mère. Les insignes du monarque, le sceptre et la couronne, ont exactement cette même fonction fétichiste.

Pendant des siècles et des siècles, la diva des grandes figures féminines servant de suppôt identificatoire aux Luxembourgeois était bien sûr, je vous le donne en mille, la Vierge Marie, la Mamm, léif Mamm, do uewen. Une mère vierge, c’est encore mieux qu’un monarque constitutionnel, un oxymore puissance quatre ! Le Luxembourgeois se méfie autant de la femme qu’il vénère la mère. Le culte marial est d’abord propagé aux XVIe et XVIIe siècles par les Jésuites pour enrôler le peuple dans sa croisade contre la réforme luthérienne. Le hasard faisant bien les choses, c’est l’époque aussi, littéralement, de la chasse aux sorcières. La maman est vénérée dans la cathédrale érigée à Luxembourg dès 1613, la putain est brûlée sur le bûcher.

Le feu est censé purifier ce qui reste de femme dans la mère. Car la sorcière, dans son vagin denté hérité du Moyen-âge, renferme le diable de la sexualité. Du haut des chaires, on punit le péché de la chair, en exhortant à brûler le corpus delicti, c’est-à-dire la sorcière, c’est-à-dire la femme. C’est dans ce contexte que surgit alors, comme un deus ex machina, une déesse, ou mieux encore, une mère de dieu qui ne se contente pas d’enfanter sans péché charnel, mais qui naît aussi sans péché originel. C’est ce que le pape Pie XI a dogmatisé au XIXe siècle dans l’Immaculée Conception. Voilà donc, ô miracle, une femme qui n’a jamais manqué, une femme sans manque, telle que la rêve le fétichiste. Est-ce un hasard alors que tous les ans, au joli mois de mai, à l’occasion de la Procession Finale de l’Octave, le tout Luxembourg exhibe les tuniques immaculées de la « Protectrice des Affligés » ? Le psychanalyste averti ne peut pas ne pas rapprocher ces riches draperies immaculées de l’exposition triomphale, dans d’autres cultures, des draps maculés des nouveaux époux après leur nuit de noces.

Dans l’histoire ancienne du Luxembourg, les hommes font piètre figure. Ceci dit, après le pauvre Siegfried, abandonné à son triste sort pour un regard mal placé, voici enfin un homme, Jean l’Aveugle, privé de ce regard, puni là où son aïeul a péché. Comte de Luxembourg, Roi de Bohème, Empereur du Saint Empire Romain Germanique, il est aveugle comme Œdipe qui se creva les yeux après avoir découvert son inceste avec sa mère. Chérissant le glaive plus que le rêve, plus habile dans les guerres féodales que dans les guerres du sexe, aveugle aux appâts de la femme et fidèle à sa mère Marguerite de Brabant, fondateur de la Fouer, c’est une des rares figures masculines vénérées par les Luxembourgeois pour des raisons qui bien souvent leur échappent, mais qui témoignent de leur tropisme pour la mère et de leur phobie pour la femme.

Après Mélusine et Marie, la sainte trinité des femmes-cultes de l’histoire luxembourgeoise se clôt en apogée avec la Grande-Duchesse Charlotte, celle-là même qui nous apostrophe Place Clairefontaine. Elle remplace en 1919 sa malheureuse sœur Marie-Adélaïde, forcée d’abdiquer pour avoir trop voulu s’immiscer dans la politique du pays en prenant clairement le parti de la droite et pour avoir trop sacrifié aussi à ses amitiés et racines germaniques. Charlotte devra sa popularité, ironie de l’histoire, à ces mêmes encombrants voisins allemands. Sous l’annexion nazie, tout un peuple finira par se reconnaître dans cette femme coquette et intelligente qui choisira l’exil pour sauvegarder l’indépendance du pays qui, jusque-là, restait cramponné à sa neutralité.

La nouvelle souveraine avait d’autant moins de mal à rivaliser avec la mère de dieu, qu’elle allait engendrer une ribambelle de princesses et de princes. Elle prenait à cœur l’injonction de Marx pour qui le seul acte du souverain consiste à (re)produire des héritiers du trône. La situation de son exil au Portugal d’abord, aux États-Unis ensuite, créait de surcroît une absence, un vide symbolique, propice aux processus d’idéalisation. Après la guerre, une nation entière voyait dans Charlotte une mère et se voyait comme ses enfants plus que comme ses sujets, et encore moins comme des citoyens à part entière. Les soldats n’étaient pas des hommes adultes, mais « ons Jongen ». Et même après son accession au trône, son fils, le Grand-Duc Jean, restait « de Prënz Jang ». Et pour bien des anciens, la fête nationale du 23 juin reste toujours le « Groussherzoginsgebuertsdag ». En ces temps-là, pas si reculés que ça, le Luxembourgeois était majeur et vacciné, certes, mais pas la Luxembourgeoise qui perdait sa majorité quand elle se mariait, du moins jusque dans les années 1970. Le narratif officiel, (comme on ne disait pas encore), d’une « Landesmutter », d’une mère-patrie couvant ses enfants, épousait l’inconscient collectif ou, plutôt, l’inconscient inculqué et introjecté. Voilà le Grand-Duché gravitant comme la ruche autour de la reine pondeuse. Et la ruche ne tardait pas devenir riche.

La monarchie siérait donc aux Luxembourgeois, comme le deuil à Électre. Sauf que le deuil, celui de l’enfance, celui qui est la conditio sine qua non pour accéder à l’âge adulte, les Luxembourgeois ne l’ont jamais entièrement fait. Pourtant, de Mélusine à Charlotte, en passant par la Vierge Marie, ils en ont fait du chemin vers la majorité politique et psychologique. « Luxembourgeois, encore un effort pour être de vrais adultes ! » aimerais-je paraphraser l’injonction que le marquis de Sade adressa à ses compatriotes dans sa Philosophie dans le Boudoir.

La monarchie fonctionne donc comme le fétichisme. Le meilleur traité jamais écrit sur la question est... une bande-dessinée. Avec Tintin et le sceptre d’Ottocar, Hergé, proche de la Cour belge, a fait plus pour nous faire comprendre les rouages de la monarchie que les meilleurs constitutionnalistes. Privé de son sceptre, son fétiche, le bon roi Ottocar est obligé d’abdiquer. Henri, le souverain qui va bientôt d’abdiquer, aurait été bien inspiré de méditer cette leçon, avant d’avoir voulu brader les bijoux de la couronne et de sa mère.1

Le système monarchique repose sur une privation. Il y a une place, pour le citoyen, qui n’est pas à prendre. Celle, justement, du souverain. Pour pouvoir prétendre à prendre, ou plutôt à remplir cette place, le souverain doit donc être différent. À charge du monarque d’accepter lui aussi une privation : ne pas être comme les autres, respirer l’air frais au sommet de la solitude. Il n’est pas des nôtres, mais nous sommes les siens. Une situation de win-win disent les monarchistes, de lose-lose répondent les républicains.

1 Hergé, Le sceptre d’Ottocar, Casterman, Bruxelles, 1938. Au moment où Hitler annexe l’Autriche, Georges Remy (dit Hergé) raconte l’histoire d’un Anschluss ratée. On reconnaît aisément dans la petite Syldavie l’Autriche dont veut s’emparer le riche voisin, la Bordurie, allégorie de l’Allemagne nazie. Le chef des conspirateurs s’appelle Müsstler, contraction de Mussolini et Hitler. Remy, dont l’attitude pendant l’Occupation est pour le moins ambiguë, a fait de la Syldavie une « Belgique déguisée en pays slave », selon la formule du critique littéraire François Rivière. Mais on peut tout aussi bien voir dans ce petit pays des Balkans un pastiche du Luxembourg, en jetant, par exemple, un coup d’œil sur la brochure touristique de Syldavie que Tintin découvre dans l’avion qui le mène à Klow, capitale de la Syldavie : « Parmi les nombreuses régions enchanteresses qui attirent à juste titre les étrangers amateurs de pittoresque et de folklore, il est un petit pays, malheureusement trop peu connu, mais qui dépasse en intérêt beaucoup d’autres contrées. (...) Les plaines sont fertiles en blé et couvertes de grasses prairies d’élevage. Le sous-sol est riche en minerais. »

Paul Rauchs
© 2025 d’Lëtzebuerger Land