Théâtre

« Maintenant et à tout moment »

d'Lëtzebuerger Land du 14.05.2021

« C’est l’histoire d’une famille qui a peur des oiseaux », lance à la sortie du spectacle, la jeune fille qui nous accompagne. La métaphore est comprise, même si ce n’est pas d’une famille qu’il est question, ou d’oiseaux à proprement parler, il s’agit bien d’une frayeur, et d’un autre type d’êtres vivants en « migration ». Ce que prend dans son viseur la compagnie barcelonaise Agrupación Señor Serrano, accueillie aux Rotondes, c’est l’universalité des migrations qu’elles soient animales, humaines, ou idéologiques. L’objet est d’éveiller, quitte à enfoncer quelques portes pour poser un regard poético-dramatique sur les choses du monde, cette apathie des politiciens européens face à une crise majeure de toujours, venue de la guerre, de la pauvreté, de l’oppression. Ces malheurs que les migrants fuient, quitte à escalader les murs dressés aux frontières, même ceux qui bordent le green immaculé d’un 18 trous…

La salle est comble, au moins autant qu’on puisse y mettre ces temps-ci. Des chants d’oiseaux ambiancent le lieu à l’entrée. Le titre Birdie vidéo-projeté au centre d’une toile tirée sur le fond de scène, s’impose en lettres typographiques gothiques. Le décor est sobre, fait de plein de matériel à « utiliser », pour raconter. Une grande moquette verte, découpée comme un green de golf occupe le plateau, une foule de minuscules figurines en caoutchouc disséminés sur celui-ci, montrant l’exode, cette migration dont on va nous parler.

Ce n’est sûrement pas un hasard quand, au commencement, la caméra passe sur le bureau du photographe José Palazon – protagoniste physiquement absent mais central – en un travelling pour révéler un livre : Los viajes de Gulliver de Jonathan Swift. Satire politico-sociale, décriant une société aux vices multiples, de l’enrichissement, à la jalousie en passant par la corruption – un temps qui n’a pas foncièrement changé –, le trio d’« opérateurs » que sont Àlex Serrano, Pau Palacios et David Muñiz deviennent ce Lemuel Gulliver, voyageant dans le monde d’aujourd’hui pour surligner les maux de notre époque.

Ça fait un petit moment qu’Àlex Serrano, avec son Agrupación Señor Serrano, distille un théâtre nourri par l’actualité et les problématiques qui en découlent, pour raconter notre monde contemporain. Utilisant la vidéo live, le son, le texte, la maquette, la marionnette, la manipulation d’objet, associés à la métaphore, l’humour ou la critique, la compagnie espagnole passe au crible notre humanité. Mutiques, concentrés, en chemise cravate, discret et élégant, tentant d’être le plus absent possible des images construites, le groupe d’artistes qui compose ce Birdie s’emploie à exposer en grand ou en petit, une des cruelles histoires des discordances de notre monde. Là, entre film et théâtre d’objets, le trio de manipulateurs nous dessine la carte postale de Melilla, ville espagnole en Afrique, symbole d’une aberration internationale, celle venue de décisions étonnantes, comme la construction d’un golf à cinq millions d’euros, au bord du mur, séparant la ville côtière espagnole du Maroc.

Du green flamboyant du golf de Melilla, Palazon avait photographié le contraste entre la riche Europe et la pauvre Afrique. Sur cette photo : plusieurs migrants sont perchés – comme des oiseaux –, sur la cime d’un grillage de trois mètres ou plus, cernés par la Guarda Civil – les flics aux frontières –, quand deux golfeurs tentent un birdie, le tout baigné dans le vert prononcé de l’herbe finement coupée… Point de départ de leur spectacle un brin polémique, mais assurément bien-pensant, l’Agrupación Señor Serrano continue son exposé pour comparer la fuite forcée de ces migrants, à l’invasion des oiseaux d’Hitchcock, dans son film mythique, et la peur qui en découle chez les « bonnes gens » d’Europe.

Voilà déjà cinq ans que ce spectacle beau et incisif tourne en Europe. Et si un peu de poussière s’est posée sur quelques lignes avec le temps, une pandémie plus tard et d’autres problèmes en plus, Birdie conserve une grande puissance morale, forgée sur les contrastes encore quotidiens faisant s’opposer guerres, pollution, déforestations, exploitation, famine, à surconsommation, sécurité, famille, stabilité, santé, droits de l’homme, recyclage, émancipation sociale, liberté, égalité, fraternité…

C’est en fait assez triste, avec en clôture, un grand final en caméra portée, montrant les colonnes de figurines d’animaux, utilisés pour personnifier les migrants, se sauvant de la brutalité pour être confrontés à une autre, presque plus vicieuse. Pourtant dans le drame, il reste de l’espoir, le spectacle ouvrant à une réaction chez le quidam, « maintenant et à tout moment ». Birdie est un spectacle qui se vit comme une expérience sensorielle et émotionnelle, transcrite avec une forme de simplicité dans les images, mais une frappante percussion dans le discours qu’elles amènent.

Godefroy Gordet
© 2024 d’Lëtzebuerger Land