Des lettres d’Andrée Viénot-Mayrisch, dit « Schnouky », adressées à sa mère Aline, Eugénie Anselin, seule sur la scène du Kasemattentheater, et Antoine de Saint Phalle, à la direction, livrent une pièce biographique quelque peu flâneuse, mais d’une rare sensibilité. Coup de cœur de l’équipe du Centre de Documentation sur les Migrations Humaines, Schnouky porte clairement cette nostalgie qu’a la passion du documentariste, et révèle à la lumière du théâtre, l’une des magnifiques personnes qui aura marqué un pan de l’histoire de notre société moderne.
Le travail conceptuel et dramaturgique des auteurs Marc Limpach et Charel Meder, à partir de la correspondance d’une fille à sa mère, retrace l’émancipation personnelle et intellectuelle d’une jeune femme de la haute société luxembourgeoise, dans l’étrange période séparant les deux guerres mondiales. De ses 17 à ses trente ans, Andrée Mayrisch aura vécu à Genève, Paris, Londres et Berlin, pour rencontrer le beau monde, épouser l’homme politique et résistant français Pierre Viénot, se lier d’amitié avec le charismatique Léon Blum, et s’engager dans le mouvement socialiste. La suite de son histoire ne nous est pas contée ici : elle a été une fervente militante socialiste et anticolonialiste, maire, députée, et même sous-secrétaire d’État, entres autres faits d’armes…
D’une liberté de ton, d’esprit et de parole, les lettres choisies sont le reflet de la personnalité puissante de cette femme entre deux mondes. Aspirant à la modernité, au progrès et engagée à faire évoluer la société, cette progressiste de son temps, est une des personnalités symboles de l’histoire de l’émancipation féminine autant que de la culture occidentale actuelle. Un siècle plus tard, ses pensées hantent encore les problématiques sociétales ambiantes.
Ainsi, dans ce long – peut être un chouïa trop long – monologue, Eugénie Anselin se transforme au rythme des lettres de cette Schnouky, exposant son quotidien avec précision, ses histoires de cœur, ses aspirations, luttes et animosités. C’est troublant de voir à quel point Anselin incarne Andrée Mayrisch, au sens strict du terme. L’actrice transformée, vit et ressent la mutation de son personnage de lettre en lettre. D’abord jeune candide, vorace de découverte, Schnouky devient une penseuse libérée et incisive. De voyages en rencontres, Anselin la suit, pour retranscrire en scène chacun des moments décrits dans les lettres.
Dans son film Molière, le réalisateur et scénariste Laurent Tirard donnait une ligne lumineuse à son personnage éponyme, parlant du théâtre, ou plus précisément, l’acte de jouer la comédie, en ces termes : « c’est un métier M. Jourdin, un métier du sentir et non du paraître ». Les bons comédiens et comédiennes apprennent à sentir au fil des scènes qu’ils foulent, pour donner à voir des sentiments artificiels, certes, mais du « sentir », tout bonnement. Reste ensuite aux « grands » de trouver l’essence-même du sentiment, celui qui le porte – ou l’a porté – dans le réel, pour associer le jeu (théâtral) à l’être (personnifié).
Un précepte qu’Eugénie Anselin suit « à la lettre », guidée par la mise en scène d’Antoine de Saint Phalle, qui semble discrète de prime abord, mais se révèle pleine d’exigence sur certains passages, pour réinjecter du rythme à l’affaire par la suite. Car, il est vrai que de temps à autre, le soufflé retombe. C’est clairement l’unique reproche dont on pourrait affubler Schnouky. Et, c’est l’adage du monologue, un genre qu’on regrette pourtant de ne pas voir plus sur les scènes luxembourgeoises.
La pièce est presque trop bien tenue, sans tâches, sans débords, s’en est asticotant de perfection. Tout le monologue est si « clean », qu’on pourrait fermer les yeux et se laisser nous raconter, comme au bord du feu, les frileux soirs d’été. La pièce s’entendrait tout aussi somptueusement.
Comme Eugénie Anselin est à son habitude, magnifique, la correspondance qu’elle joue, se livre à la faveur de la sonorité des mots – dits parfois un caramel en bouche –, des langues – aussi nombreuses que les voyages de l’héroïne –, de l’humeur du discours – pas toujours heureux –, et des innombrables couleurs du tempérament qu’avait Andrée Mayrisch – « Viénot » en fin de pièce.
En fait, de sa chambre d’étudiante – comme en cage –, à sa maison d’épouse de seulement sept chambres, « ni trop grande, ni trop petite », dans Schnouky on entend le récit d’une tranche de vie d’une bourgeoise ordinaire, mais d’une femme unique en son genre. Tout cela lustré à la peau de chamois par le duo à la scène comme à la ville Anselin/De Saint Phalle, dans une maîtrise parfaite – on le redit – de la poésie, des outils scéniques et ressorts dramaturgiques que font jaillir ces lettres, qu’il ne faudrait surtout pas jeter au feu…