Impossible de passer à côté de cette foutue pandémie, alors autant prendre le sujet à bras le corps. C’est l’option choisie par le Théâtre national du Luxembourg qui, après la tuberculose du Zauberberg de Thomas Mann, s’attaque à une autre maladie mortelle, à travers un autre roman d’un autre Prix Nobel : La Peste d’Albert Camus. Les parallélismes entre le texte paru en 1947 et la situation que nous vivons ont été largement relevés et soulignés, il y a plus d’un an, lors du confinement de printemps. Les rééditions du roman s’étaient arrachées comme des petits pains (ou comme des rouleaux de papier toilette), comme Notre-Dame de Paris de Victor Hugo était réapparu en rayons lors de l’incendie de la cathédrale et le Paris est une fête d’Hemingway, après les attentats du Bataclan. (On ne commentera pas le cynisme des éditeurs).
Monter La Peste aujourd’hui n’est donc pas d’une grande audace, mais choisir de réduire l’adaptation à deux comédiens s’avère le pari gagnant de Frank Hoffmann à la mise en scène et Florian Hirsch, l’adaptateur et dramaturge. Ils ne sont pas tombés dans le piège classique de l’adaptation scénique d’un roman qui cherche à tout dire, tout montrer, tout transposer. Ici, l’attention est centrée sur le docteur Rieux, rôle distribué à une femme, Marie Jung, une manière de pointer l’implication actuelle des femmes dans le combat conte le Covid. Soulignons d’emblée que la comédienne est formidable dans le rôle, passant du doute à la conviction, de la distance à la tendresse, de la retenue aux cris. Une palette d’émotions remarquablement portées et transmises.
La parole du docteur Rieux peut être entendue comme le point de vue de l’auteur lui-même. Il s’interroge sur la bonté (voire la sainteté) de l’humain et penche pour une vision optimiste. « Ce que l’on apprend au milieu des fléaux, c’est qu’il y a dans les hommes plus à admirer qu’à mépriser », conclut Rieux. Autour du docteur, la multitude de personnages sont autant de facettes de réactions de la collectivité face à l’épidémie : le préfet qui tarde à réagir et sous-estime le danger ; le journaliste Rambert qui cherche à fuir Oran pour rejoindre la femme qu’il aime ; l’ami Tarrou, qui tient une chronique quotidienne de l’évolution de la maladie ou le prêtre Paneloux qui voit dans la peste une malédiction divine ; Grand, déterminé à écrire un livre dont il n’est jamais satisfait…
François Camus (dont le nom n’est que fortuitement le même que celui de l’auteur) s’empare de tous ces personnages, jouant – parfois de manière caricaturale – des accents, mimiques, attitudes et touches vestimentaires pour ne jamais perdre le spectateur. La mise en scène aide aussi à la lecture des différents caractères puisque entre les scènes, qui durent parfois à peine une minute, retenti souvent un « tadaaah » qui fait penser à celui de Law and Order, ou un fondu au noir. L’artifice est cependant discret. La bande sonore l’est moins, couvrant parfois la voix des comédiens.
Pour Camus, la maladie était une allégorie du nazisme et le médecin, celle de la résistance. À travers les dialogues recréés ou les extraits lus en voix off – une bonne manière de faire entendre le roman sans rendre le moment artificiel – , Hoffmann et Hirsch ont concentré ce qui était le plus proche et le plus parlant pour nous aujourd’hui : le confinement, la remise en question de la parole scientifique, l’ennui de l’éloignement, le dévouement des soignants… Certains sentiments ou commentaires sont un peu datés (le rapport à la religion, notamment), mais l’adaptation nous oblige à réfléchir sur notre sort actuel plutôt qu’à repenser à Oran au milieu du 20e siècle. Et on retiendra la sentence finale qui nous avertit que le bacille ne meurt jamais vraiment. « Chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne… »