Même pas peur Dans deux petits mois, le 19 juin, Fatim et Albertine, sept ans (et demi !) seront sur la scène des Rotondes pour présenter le spectacle qu’elles ont créé avec les autres enfants de l’atelier Theaterlabos. « C’est pas trop effrayant », dit l’une. « Je suis contente de montrer ce qu’on fait », dit l’autre. Tous les mardis après-midi, ils sont une demi-douzaine d’enfants de six et sept ans à participer à l’atelier théâtre mené par Mirka Costanzi, pédagogue de théâtre. Ils élaborent le spectacle tous ensemble, avec leurs mots, leurs idées, les personnages qu’ils ont envie de jouer. « Chacun fait une phrase et à la fin c’est une histoire », résume Manon, du même âge. « On travaille à partir d’improvisations autour de thématiques qui les touchent comme la jalousie, le conformisme, l’appartenance au groupe », précise Constanzi.
Un autre groupe de plus grands (dix à douze ans) leur succède. Ils sont encadrés par la comédienne Julie Kieffer. Tous partagent un même enthousiasme, un même dynamisme, une même envie de créer et de jouer. « Faire du théâtre, ça permet d’inventer des choses tous ensemble », nous dit Lore. À pas encore douze ans, c’est une des habituées du Theaterlabos : elle montera pour la sixième fois sur scène. « Dans les ateliers théâtre, on rencontre des nouvelles personnes et on joue ensemble », ajoute Louis, visiblement très à l’aise. Eux aussi sont en pleine création pour leur présentation de fin d’année, également à partir d’improvisations, mais ce mardi, le groupe commence par des jeux d’échauffement où gestes et émotions sont associés. « On commence et finit les ateliers de manière rituelle, avec tout le monde en cercle, assis sur son coussin, ça permet de rythmer le temps et de maintenir l’attention », détaillent les animatrices.
Ces comédiens en herbe sont aussi des spectateurs assidus : « Je vais tout voir », indique Manon. « J’aime bien quand le théâtre nous fait réfléchir », estime Louis, « J’aime mieux quand ça fait rire », lui rétorque Charles. « Moi, j’aime aussi le cirque et quand il y a de la musique », ajoute Paule. En quelques phrases, ils démontrent la diversité de la création scénique pour le jeune public, un secteur qui connaît une vitalité peu commune que ce soit à travers des accueils de spectacles ou des productions locales. « Depuis quelques années, Luxembourg est passé à la vitesse supérieure en matière de spectacles jeune public », constate Dan Tanson, un des pionniers du secteur, « J’ai l’impression que les parents ont appris à aller au théâtre avec leurs enfants. Ils sont moins dans le simple moment occupationnel ou divertissant, mais y prennent part de manière plus active. »
Des méchants, bien méchants Depuis vingt ans, Dan Tanson mélange théâtre et musique, marionnettes, vidéos et jeux physique et a signé une quinzaine de spectacles. Ils lui ont valu plusieurs prix internationaux dont deux « YEAH ! Young European Award », un peu les Oscars du genre. Il préfère s’adresser aux enfants de cinq à neuf ans : « Avant cet âge, on travaille surtout sur des situation et des images pour pousser à la découverte. À partir de cinq ans, on peut apporter de la complexité aux histoires et faire évoluer les personnages dans des situations amusantes ou problématiques, même s’il faut encore veiller à une typologie de caractères qui soit claire : les méchants sont vraiment méchants. » Plus tard, les personnages pourront être plus nuancés, plus ambigus et les sujets plus sombres.
« Il n’y a pas de sujet tabou, on peut parler de tout aux enfants. » Tous les comédiens, musiciens, metteurs en scène et producteurs interrogés sont sur la même longueur d’onde. « Il faut trouver les bons mots et la bonne sensibilité pour qu’une discussion puisse suivre », estime Angélique D’Onghia, chargée de production arts de la scène aux Rotondes. Elle veut éviter les spectacles « trop pédagogiques qui ne laisseraient pas de part à l’imaginaire et l’onirique ». « Les enfants ont moins de préjugés ou de gênes que leurs parents, ils ont un abord simple et direct sur les sujets évoqués dans les pièces », constate Jean Bermes. Ce chanteur lyrique a progressivement axé sa carrière vers le jeune public, considérant qu’« avec les enfants, on n’a pas le droit à l’erreur. C’est un choix d’orientation, pas une résolution par défaut parce que je n’aurais pas réussi dans l’opéra pour adulte. »
« Il faut prendre les enfants au sérieux », plaide la conteuse Betsy Dentzer. « Ils savent plus que ce que les adultes pensent et sont ouverts à ce qu’ils ne comprennent pas : ils ont l’habitude de se faire des images et de créer des histoires autour des conversations des adultes. » Forte d’une vingtaine de créations, elle a fait du conte sa marque de fabrique. « C’est un formidable outil pour être ensemble, pour partager une bulle sociale, de manière démocratique, sans besoin de grand écran ou d’effets spéciaux ». Car pour Betsy Dentzer, le conte permet « de faire un cinéma dans sa tête » et surtout « d’avancer à son rythme », loin des clips survitaminés, du zapping, des plans ultrarapides auxquels les enfants sont généralement soumis dans les films et les jeux. Si elle essaye de retravailler certains personnages et situations, exagérément stéréotypés, notamment par le rôle dévolu aux femmes, et de rendre les contes plus contemporains, elle sait à quel point les thématiques abordées sont intemporelles et universelles « et permettent de réfléchir aux questionnements qui traversent les enfants comme le courage, le partage, la peur... »
Ubspielung Selon les âges, ces thématiques évolueront, mais c’est aussi le dispositif qui doit être adapté. La durée du spectacle par exemple, ne doit pas excéder la demi-heure pour les plus petits qui apprécient aussi qu’il y ait peu de texte, mais des objets, des gestes, de la musique. La proximité, notamment par l’absence de gradins, est aussi recherchée tant par les enfants que par ceux qui sont sur scène pour favoriser le dialogue et l’échange. Si le choix du vocabulaire doit aussi correspondre aux âges, rien n’empêche de rechercher un double sens. « Il faut créer pour les plus grands : si les petits ne comprennent pas tout, c’est moins grave que si les grands s’ennuient ou se sentent traités comme des bébés », considère Betsy Dentzer qui voit « dans le sourire des parents, un gage de réussite ». « Le sous-texte, l’Ubspielung, la double-lecture, les jeux de mots destinés aux adultes font partie de l’écriture, ils sont aussi notre public », ajoute Dan Tanson.
Pour s’assurer de l’adhésion des enfants, rien de tel que de les faire participer au processus de création. C’est ce que pratique régulièrement Jean Bermes et ses acolytes et ce qu’encourage les Rotondes en tant que producteurs d’un spectacle. « Certaines répétitions sont ouvertes à des classes partenaires qui suivent la création à plusieurs moments. Les enfants apportent leur regard et permettent d’adapter certains aspects », détaille Angélique D’Onghia. « On travaille parfois les textes avec les phrases que disent les enfants spontanément, ou un thème qu’ils mettent en avant », revient Bermes dont le récent Mega Beis (sur la colère) a été inspiré par des enfants qui ont commenté une scène où le héros se fâche. « Ils avaient tous des histoires de colère et de rage à raconter. » Avec les mots d’enfants et les situations racontées, la troupe crée avec des improvisation, avant d’écrire réellement des textes. Un processus créatif pas bien éloigné de ce que font Fatim, Albertine, Manon, Paule, Louis, Charles, Lore, Gabriel et tous les autres.