« Die Reform hat uns gutgetan » : Le titre sous lequel l’interview était placée ne pouvait que paraître déplacé au moment de sa parution, ce mercredi. Alors que le cadavre de Caritas est encore chaud, Jean-Claude Hollerich loue dans la Revue les « aspects positifs » de la séparation entre l’Église et l’État. Le cardinal sort enfin de son mutisme et s’exprime de vive voix sur l’affaire Caritas : « Die Caritas war eine äußerst professionelle Organisation, die sehr viel Gutes getan hat », dit-il. Mais, il y a un mais : « Allerdings war ihr Schaffen nicht direkt mit der Glaubensgemeinschaft verbunden ». En une phrase, le cardinal résume le malaise que lui inspire la Caritas paraétatique. « In einer Kirchengemeinschaft zu sein, bedeutet, sich mit einzubringen. Das bedeutet nicht, bezahlt zu werden um Dienstleistung zu erbringen. » Difficile de ne pas y entendre une critique envers la Caritas défunte, pour laquelle Hollerich exprime d’ailleurs les condoléances d’usage : « Mir tut es leid, dass eine jahrzehntelange gute Arbeit quasi auf einen Schlag ausradiert wurde ». En fait, le cardinal avait très tôt décidé de se laver les mains de l’affaire. « Der Staat richtet es nun », dit-il cette semaine à la Katholische Nachrichten-Agentur. « Es wird eine Nachfolgeorganisation namens ‘HUT – Hëllef um Terrain‘ geben », précise-t-il, « aber da ist nichts Christliches mehr drin ».
Jeudi, le pape François débarquera pour une courte escale au Luxembourg. Le catholique de gauche Michel Pauly place ses espoirs dans le pape connu pour son engagement en faveur des réfugiés et marginalisés. « Et muss ee bieden, dass hien der Kierch zu Lëtzebuerg a besonnesch hirer Hierarchie de Kapp wäscht », dit-il dans son « Fräie Micro » sur Radio 100,7. Or, il y a de fortes chances que le pape partage le point de vue de son cardinal. En mai 2023, François avait appelé Caritas Internationalis à « remonter à la source » de la charité : « Il serait facile de se laisser aller à des logiques mondaines qui conduisent à s’égarer dans un activisme pragmatique ». Les Caritas devraient retrouver « ce qui les distingue des autres agences qui travaillent dans le domaine social », à savoir leur « vocation ecclésiale ». Cette vision papale est peu en phase avec la Caritas luxembourgeoise, traitée comme simple « prestataire de services » par le Premier ministre.
Sur ce point, il semble y avoir une continuité entre François et Benoît XVI. Ce dernier écrivait en 2021 : « In den kirchlichen Einrichtungen – Krankenhäusern, Schulen, Caritas – wirken viele Personen an entscheidenden Stellen mit, die den inneren Auftrag der Kirche nicht mittragen und damit das Zeugnis dieser Einrichtung vielfach verdunkeln ». Un écho à son plaidoyer de 2011 en faveur d’une « Entweltlichung » de l’Église allemande, dont il critiquait le « Überhang an Strukturen gegenüber dem Geist ». Prononcée à Fribourg-en-Brisgau, siège fédéral de Caritas Deutschland, cette critique avait été largement interprétée comme visant cette puissante organisation, souvent dénigrée comme « Sozialkonzern ».
Les relations entre la curie romaine et le réseau Caritas ont toujours été marquées par des tensions. Celles-ci se sont aiguisées au cours des dernières décennies. En 2011, la secrétaire générale de Caritas Internationalis, Lesley-Anne Knight, n’a pas reçu le « nihil obstat » (« rien ne s’oppose ») nécessaire à sa reconduction. L’Anglaise avait osé critiquer la volonté de Benoît XVI de lier l’aide au développement à l’évangélisation. Une année plus tard, le Vatican affirmait sa suprématie, plaçant Caritas Internationalis sous la tutelle du conseil pontifical « Cor Unum ». Nouveau pape, nouvelle démonstration de force. En novembre 2022, François a démis l’ensemble de l’équipe dirigeante de Caritas Internationalis de ses fonctions, après qu’un audit eut révélé « des faiblesses dans les procédures de gestion ». (La presse catholique évoquait des cas de « mobbing » au sein de la structure.) Par simple décret, le pape congédia non seulement le secrétaire général de Caritas Internationalis, mais également son président, ses vice-présidents, son trésorier, ainsi que tout le comité exécutif.
La Caritas luxembourgeoise est en grande partie une copie de la Caritas allemande. Fondée en 1897 par des laïcs pour résister aux pressions bismarckiennes, celle-ci s’est mutée en véritable empire. Omniprésente dans le secteur médico-social, elle emploie 740 000 salariés dans plus de 25 000 services. (Les Caritas autrichienne et suisse ont eu un développement similaire.) Les Caritas des pays latins, par contre, ont connu une tout autre histoire. Liées aux paroisses, elles sont portées par des bénévoles et interviennent surtout pour les plus défavorisés. Aujourd’hui, l’Église luxembourgeoise passe du modèle allemand au modèle latin. Sans le détournement de 61 millions d’euros, la question ne se serait probablement pas posée. Or, le hold-up ou insider job a forcé l’archevêché à trancher. La décision s’est prise en cercle très restreint au palais épiscopal.
Le facteur déterminant aura été l’argent. C’est ce que répète, en substance, Leo Wagener ce mardi au Land : « Nous ne sommes pas capables, à moins de nous mettre nous-mêmes en péril, de nous engager dans cet ordre de grandeur. » Or, au-dessus de la logique comptable, exprimée par Wagener, il y a une stratégie de repli, voire de purification, exprimée par Hollerich. Face à la fin de non-recevoir de l’Église, Christian Billon et PWC ont pris les devants. Leur communiqué annonçant la création de HUT a été publié jeudi dernier, c’est-à-dire la veille de l’entrevue avec l’archevêché. Il a fallu attendre mardi pour que celui-ci se fende d’un communiqué très tiède.
L’archevêché y « remercie » les anciens employés, bénévoles et donateurs. Et tire, sans sentimentalité, un trait sur une institution centenaire : « Respectant entièrement l’indépendance de la nouvelle structure HUT, l’Archevêché n’y sera pas représenté ». La Caritas se voit réduite en « bad bank », sans conventions, ni personnel, mais avec plus de trente millions d’euros de dettes. À partir d’octobre, le très riche mais inégalitaire Luxembourg sera un des seuls pays au monde à ne pas disposer d’une Caritas en état de fonctionner. Créer une nouvelle structure, une mini-Caritas qui assurerait au moins le plaidoyer, n’est pas à l’ordre du jour, du moins pas dans l’immédiat..
Revenu du Japon en 2011, le jésuite Hollerich a toujours vu le Luxembourg comme une terre de mission. Les catholiques y constitueraient désormais « une minorité », dit-il cette semaine à la Revue. Comme alternative à feu Caritas, il cite la pastorale sociale de Bonnevoie, un exemple qu’aime également avancer son auxiliaire, Leo Wagener, qui y avait été prêtre. Plus d’une soixantaine de bénévoles y assurent des distributions de vivres, de vêtements et de produits d’hygiène. Des cours de français sont également offerts, ainsi que des ateliers pour personnes marginalisées. Leo Wagener veut développer une diaconie qui soit « complémentaire » à l’offre (para)étatique, et opère dans les « niches ». Mais cette charité, improvisée sur le terrain par des bénévoles, se distingue des services que pouvait assurer une Caritas hautement professionnalisée. En somme, c’est la différence entre accueillir cinq réfugiés au palais épiscopal (ce qu’a fait le cardinal) et assurer la gestion d’une vingtaine de foyers pour réfugiés (ce qu’a fait Caritas). Le problème pour l’Église, c’est que le dynamisme à Bonnevoie est l’exception qui confirme la règle : La grande majorité des paroisses sont vieillissantes, les prêtres et leurs ouailles se cramponnant aux cérémonies et rituels. Une autre carence, c’est le faible impact politique de la pastorale sociale, qui n’est pas conçue pour développer un plaidoyer, ni pour faire du lobbying auprès des ministères.
Face à la fulgurance de l’implosion, le milieu catholique est encore en état de choc. Il aura fallu presqu’une semaine avant que les premiers retrouvent la parole. Ce mercredi, la vieille garde « catho de gauche » a publié un article au vitriol sur forum.lu, fustigeant « un deuxième hold-up sur la Caritas ». Dans ce récit, quelque peu manichéen, le directeur déchu de Caritas se transforme en héros tragique, tandis que le Premier ministre tient le rôle de l’intrigant rancunier. « Der Betrug war eine fast ideale Gelegenheit für Luc Frieden, es Marc Crochet und der Caritas heimzuzahlen und der sozialbewegten Kritik an seiner Regierung innerhalb und außerhalb der CSV die Spitze zu brechen », écrivent les sept auteurs, parmi lesquels on retrouve l’ex-chargé de com’ de l’archevêché, Théo Péporté, et l’ancien président de la CSJ, Pierre Lorang.
À côté des organisations syndicales et patronales, la Caritas était probablement l’organisation la plus puissante dans le contexte du modèle néocorporatiste. Elle n’offrait pas simplement ses services à l’État, elle en négociait également les modalités de fonctionnement et de financement. « Die Idee der Maison relais enstand dort, ebenso wie die Konzeption für verschiedene soziale Zulagen », rappelle le Wort ce mercredi. (L’idée d’exclure les frontaliers des allocations étudiantes, reprise en 2010 par Jean-Claude Juncker, provenait également de la Caritas.) La chute de l’empire Caritas constitue donc une réelle rupture historique. Dans un communiqué, l’Asti constate cette semaine « l’absence de réactions allant au-delà des banalités convenues du monde politique ». Surtout le silence du CSV est assourdissant. C’est pourtant le parti auquel Caritas est historiquement le plus liée : Quasiment tous les membres de son CA y sont encartés. L’affaire Caritas agit comme un redoutable révélateur des mutations socio-politiques. Il fait non seulement apparaître la marginalisation de l’Église et l’hétéronomie des acteurs conventionnés, mais également la droitisation du CSV. (Et incidemment, l’émoussement des réflexes anticléricaux de la gauche, devenue la championne d’une Caritas agonisante.)
« Es ist immer schade, wenn ein Akteur aus dem öffentlichen Diskurs verschwindet », se fait citer le Premier ministre dans le Tageblatt. Le président de la fraction CSV (et un des derniers représentants de « l’aile sociale »), Marc Spautz, semble, lui, davantage ébranlé par l’écroulement du bloc chrétien-social : « C’est un siècle d’histoire commune entre le CSV, le Wort et Caritas qui se termine aujourd’hui », dit-il au Land. Le député CSV Paul Galles est, lui, concerné à titre personnel : Il est salarié (en congé politique) de la Fondation Caritas, et ne sait pas encore s’il figurera sur la liste des trente licenciés. L’annonce de la fin de Caritas, il l’aurait vécue comme « surréelle » ; il ressentirait « une colère » sans savoir « contre qui la diriger ». La Caritas aurait incarné « eng sozial Haltung » qu’il résume par l’axiome : « Les pauvres sont-ils tes amis ? ». Puis de confesser : « Au cours des derniers mois, je n’étais moi-même pas toujours sûr de ma réponse à cette question ». En tant que Stater échevin, Galles a soutenu l’interdiction de la mendicité. « J’étais trop sous pression », dit-il.