Tout l’été, l’archevêché a fait comme si l’affaire Caritas ne le concernait pas. Pendant ce temps, PWC a confectionné une nouvelle structure qui n’a plus rien à voir avec l’Église. Après avoir vendu le Wort, le cardinal laisse couler la Caritas

Le grand repli

Le cardinal Jean-Claude Hollerich
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 13.09.2024

C’est une de ces cruelles ironies de l’Histoire : La Caritas luxembourgeoise, fer de lance de la doctrine sociale de l’Église, vient d’être liquidée par PWC, symbole du néolibéralisme triomphant. Après les catholiques sociaux, place aux philanthropes. Dans un communiqué publié ce jeudi, le président du « comité de crise » de la Caritas, Christian Billon, dévoile la nouvelle structure. Elle n’a plus rien à voir avec l’ancienne. À commencer par son nom : « Hëllef um Terrain » (HUT). La liste des membres fondateurs se lit comme un who’s who de la notabilité locale. On y retrouve l’avocat d’affaires Paul Mousel, le brasseur Georges Lentz, le CEO de Foyer Marc Lauer, l’Ombudsman Claudia Monti ainsi que l’adjointe à l’ORK, Françoise Gillen, sans oublier Christian Billon. On y retrouve également la Fondation La Luxembourgeoise, contrôlée par la famille Hentgen-Pauly, un des piliers des catholiques capitalistes. Quant à la Fondation Félix Chomé, elle est issue de l’Arbed, mais est présidée par François Pauly, cousin de Pit Hentgen.

Le communiqué note sans ironie que les premiers fondateurs « représentent la diversité du paysage luxembourgeois », et « encourage d’autres acteurs de la société » à rejoindre l’initiative HUT, dont la mission est « la lutte contre la précarité au quotidien ». Politiquement, la nouvelle structure se présente comme un mélange entre DP et CSV. Sociologiquement, elle ressemble beaucoup à la Croix-Rouge, dont le conseil d’administration réunit la bourgeoisie autochtone depuis plus d’un siècle. Le CA de HUT aligne, lui, exclusivement des profils d’experts. À l’heure actuelle, on y retrouve deux administrateurs indépendants (David Hagen et Pascal Rakovsky), une haute fonctionnaire (Claudine Konsbruck), une avocate (Marisa Roberto) et un ancien directeur général du groupe Elisabeth (Willy De Jong). Quant à Christian Billon, il siègera au CA jusqu’à début 2025, lorsque Claudia Monti prendra le relais.

C’est Paperjam qui a annoncé, ce jeudi matin, qu’une associée du Big Four, Tiphaine Gruny, avait « tricoté » cette nouvelle entité, cherchant des membres fondateurs et un fonds de roulement, le tout « en ligne avec les exigences du Premier ministre ». L’opération aurait été traitée comme « ultraconfidentielle » en interne : Les administrateurs de la Caritas actuelle (autour de la présidente Marie-Josée Jacobs) n’y auraient pas été « impliqués », ils n’en auraient eu « la moindre information ». « Le projet a été organisé en toute indépendance des actuels conseils d’administration avec l’aide de Christian Billon assisté de Tiphaine Gruny (PwC) », lit-on dans le communiqué officiel.

Une manière sans ambiguïté d’affirmer « la coupure avec le passé » souhaitée par Luc Frieden, et d’insister sur l’indépendance de la nouvelle entité, quitte à publiquement humilier l’ancienne ministre Jacobs, une des dernières exposantes de l’aile sociale du CSV. Comme l’a relevé Reporter le mois dernier, c’était Frieden himself qui avait recommandé PWC pour mener l’enquête comptable et concocter une nouvelle structure. Quant au président du « comité de crise », Christian Billon, il est, lui aussi, issu de PWC, dont il avait repris les activités « domiciliation » et « ingénierie financière » en 2001, tout en s’engageant par ailleurs comme bénévole dans le milieu associatif.

Jeudi 26 septembre, la papamobile longera les boutiques de luxe du centre-ville. « Pour servir » est le slogan retenu par l’archevêché luxembourgeois pour l’escale grand-ducale du pape François. Dans la brochure officielle, on apprend que cette devise est « un hommage aux religieux et religieuses, qui, pendant des siècles, ont rendu des services généreux comme pionniers dans le secteur hospitalier, éducatif et social luxembourgeois ». Encore aujourd’hui, poursuit la brochure, l’Église « essaie » de se mettre au service des plus démunis. Le cardinal Jean-Claude Hollerich se retrouvera dans une situation délicate : Il va devoir expliquer au pape pourquoi le Luxembourg est devenu un des seuls pays au monde à ne plus disposer d’une Caritas en état de fonctionner. Le communiqué d’aujourd’hui est limpide : « La nouvelle entité n’aura ni lien avec les entités touchées par la crise, ni avec le réseau Caritas ». Les conventions avec l’État pourraient être reprises par HUT dès le 1er octobre 2024. L’ancienne Caritas sera entièrement vidée de sa substance. Elle se voit dégradée en bad bank, concentrant les avoirs toxiques.

Cette semaine encore, l’archevêché refusait de préciser s’il comptait participer à la « nei Caritas » qu’avait annoncé Luc Frieden mercredi dernier. À aucun moment de sa conférence de presse, Luc Frieden n’a fait allusion à l’archevêché, pourtant le principal stakeholder de l’affaire ; ni à PWC, l’architecte de la nouvelle structure. Mercredi dernier, Luc Frieden s’affichait encore confiant que la nouvelle entité allait pouvoir reprendre le nom Caritas. Manifestement, les nouveaux fondateurs de Hëllef um Terrain ont vu les choses différemment : « Le changement de nom démontre le renouveau nécessaire pour retrouver la confiance des donateurs », lit-on dans le communiqué. « Il est important pour les donateurs, les salariés et les bénéficiaires ainsi que pour le gouvernement que ce projet et les personnes engagées dans celui-ci soient indépendantes de la gouvernance de la Caritas. »

L’archevêché serait « impliqué » dans des discussions « toujours en cours », déclarait Leo Wagener ce lundi au Land. Contacté ce jeudi, il est visiblement pris de court, ne s’attendant pas à ce que la nouvelle entité soit si rapidement présentée. La discussion se menait au palais épiscopal, en cercle très restreint, preuve du centralisme de l’institution. D’emblée on sentait peu d’enthousiasme. Pour une Église qui se présente comme « plus petite et plus pauvre » (du moins en liquidités), la perspective de porter de nouveau un lourd appareil paraétatique n’apparaissait plus séduisante. Elle estimait ne plus disposer des ressources personnelles et financières nécessaires pour reconstruire d’elle-même l’empire Caritas. Les forces vives laïques qui, il y a un siècle, avaient lancé la première Caritas (face à un clergé initialement réticent) sont aujourd’hui exsangues.

Le 19 juillet, Radio 100,7 a révélé que Caritas avait été victime d’un détournement massif de fonds : Plus de soixante millions partis dans la nature. Pendant une bonne partie de l’été, le cardinal a fait semblant que l’affaire ne le concernait pas. Son silence aura duré quatre semaines et demie. Quelques jours avant le jour de l’Assomption, Jean-Claude Hollerich a finalement fait envoyer un communiqué à la presse. Il y exprime sa « profonde indignation » devant le détournement, appelle à « faire la lumière complète » et encourage la mise en place de « tous les mécanismes de bonne gouvernance nécessaires ». La communication épiscopale restait étrangement convenue et plate : Aucun appel à la solidarité, ni à la mobilisation des ouailles, même pas de vague message d’espoir. « Dans la réalité, cela ne fonctionne pas ainsi », répond l’évêque auxiliaire Leo Wagener au Land. La Caritas serait « une vraie entreprise » : Pour traverser la crise actuelle, il faudrait des « professionnels », et pas des « bénévoles ». Le mutisme du cardinal a provoqué l’incompréhension dans une bonne partie de la communauté catholique. « Le Premier nous a dit qu’il communiquerait sur ce dossier », explique Leo Wagener.

L’archevêché a été aux abonnés absents de la gestion de crise. Était-ce par peur de devoir payer l’ardoise ? Par crainte de se salir les mains ? Ou pour ne pas exposer son cardinal papabile au reproche de ne pas avoir su gérer sa propre maison ? Quoiqu’il en soit, en conclusion de son communiqué de la mi-août, Hollerich passait la patate chaude aux experts externes : « Il incombe maintenant au comité de crise de réunir tous les prérequis nécessaires à une confiance renouvelée ». La Caritas ne semblait plus être son problème. L’archevêché a préféré laisser la main libre au Premier ministre qui avait immédiatement pris le lead du dossier. Comme lors du sauvetage des banques, Frieden a donc endossé le rôle du gestionnaire de crise. À la nuance près qu’en 2008, il devait encore rapporter à une instance supérieure en la personne de Jean-Claude Juncker.

Vu son caractère existentiel, la crise a été exclusivement abordée sous l’angle financier et administratif, comme problème purement managérial. Dans ses interventions publiques, Luc Frieden a présenté la Caritas comme un simple prestataire de services, une sorte de Dussmann non-commercial, qui fait ce qu’il est payé pour faire. Cette caractérisation peu flatteuse, car postulant une subordination vis-à-vis de l’État, aucune des organisations conventionnées n’a osé la contredire. (Au Luxembourg, les ONG ne mordent pas la main qui les nourrit.) Mais quoique crue, la caractérisation friedenienne n’est pas dénuée de fondement. À partir des années 1980, Caritas a monté une floppée de nouvelles associations gestionnaires pour suivre la demande étatique, étoffant son offre de crèches, de centres de réfugiés, d’accueils d’urgence pour SDF. Cette organisation semblait too big to fail. Même son concurrent libéral, la Croix-Rouge, aurait eu du mal à absorber d’un coup des centaines de salariés et des dizaines de structures. Au point que le Premier et PWC ont dû monter à la hâte une nouvelle structure.

L’analyse et la critique sociales qu’avait assurées la Caritas (et dont Luc Frieden avait souvent été l’objet en tant que ministre de la Justice) n’auront très probablement plus leur place dans la nouvelle structure, lancée par les notables patronaux. Les salariés s’occupant du « plaidoyer » politique ne seront pas repris par la nouvelle entité, pas plus que l’équipe travaillant sur les projets internationaux. Entre vingt et trente personnes perdraient leur emploi au Luxembourg, et c’est sans compter les très nombreux collaborateurs de la Caritas à l’étranger, dont les contrats ont été terminés. Au final, quelque 360 salariés devraient être repris par la « nouvelle Caritas », estime le secrétaire central de l’OGBL, Smail Suljic.

Pour l’Église, le naufrage de Caritas a donné une nouvelle urgence à une question plus ancienne mais toujours non résolue : Quel doit-être son rôle social et sociétal au XXIe siècle ? Alors qu’en Allemagne, l’Église continue à gérer des crèches et cliniques, l’Église luxembourgeoise serait désormais « trop petite pour assurer cela », dit Leo Wagener. « On devra chercher des services complémentaires, trouver des niches », estime-t-il, sans réellement préciser lesquelles. La vente du Wort aux Flamands de Mediahuis a fait couler beaucoup d’encre en 2020. Une année plus tard, dans une interview accordée au Soir, Leo Wagener en donnait une explication peu sentimentale : « Il était à prévoir qu’à un certain moment, au lieu d’en retirer des recettes, l’archevêché devrait peut-être investir davantage pour assurer la pérennité de ce média de qualité. Nous avons donc opté pour l’immobilier qui est plus fiable. » Et Wagener d’ajouter : Quitte à « perdre en influence ».

Ce réflexe de repli est perceptible auprès de quasiment toutes les structures sociales fondées au XXe siècle par l’Église. L’archevêché s’est ainsi retiré de l’Asbl Jacques Brocquart, une organisation qui réunit sept internats pour lycéens et lycéennes à travers le pays. Jean-Claude Hollerich en a quitté le conseil d’administration en juillet 2021, sans nommer de remplaçant. La logique économique de l’archevêché est implacable. Sur le site de l’actuel Centre Convict, l’Église projette de construire des appartements, des bureaux et un hôtel quatre étoiles, le tout en prime location, surplombant la vallée de la Pétrusse. Ce projet immobilier – déjà très peu social en soi – ne prévoit pas de place pour l’actuel Internat du Convict (mieux connu sous le nom de « Boulette »), dont l’implantation future reste incertaine.

Un des titres officiels de Leo Wagener est celui de « vicaire général en charge des biens temporels de l’Église ». Dans ses interviews, il paraît souvent comme un comptable débordé. Face au Land, il évoque « la pression financière énorme » qu’il dit ressentir comme « eng richteg Belaaschtung ». Sa grande préoccupation, outre le casse-tête provoqué par l’entretien des 157 édifices religieux, c’est « la masse salariale » des prêtres, diacres et laïques embauchés depuis 2015 (et qui ne sont plus fonctionnarisés). Assurer ces salaires, ce serait assurer « eise core-business », disait Leo Wagener en décembre dernier sur RTL-Radio. « Nous avons beaucoup misé sur l’immobilier », continuait-il. Puis de regretter qu’avec la crise immobilière « nous devons explorer de nouvelles pistes », précisant que l’archevêché se ferait « conseiller par des externes ». En 2015, l’Église a embauché comme « économe général » Marc Wagener. L’ancien directeur général du fabricant de cigarettes Heintz van Lande-
wyck est devenu un personnage-clef de l’archevêché. Il dirige notamment Lafayette SA (présidée par Pit Hentgen) : Cette holding de l’Église pesait 126 millions d’euros en 2023, dont 119 millions d’actif immobilisé.

Même si la séparation avec l’État leur avait été imposée, Erny Gillen et Jean-Claude Hollerich ont, dans un premier temps, tenté de la présenter comme une potentielle libération. « Es ist ein Abkommen, das uns viel kostet, das viele Punkte beinhaltet, die uns weh tun, das aber auch Chancen für die Zukunft enthält », déclarait Hollerich en 2015 au Wort. Or, l’Église n’a jamais pris le temps pour développer une réflexion sur les suites de cette « césure ». Le quotidien et ses vexations ont immédiatement pris le dessus. À commencer par la lancinante guérilla judiciaire lancée contre l’archevêque par les irrédentistes des fabriques d’Église. Quand on l’interroge aujourd’hui sur les aspects positifs du divorce entre l’Église et l’État, Leo Wagener répond par « la détente » des relations avec « des partis qui affichaient un certain anticléricalisme » (et qui seraient les mêmes qui ont « initié cette séparation »). Avec le CSV, l’Église garderait « une certaine relation », mais celle-ci ne serait pas « possessive », ni dans un sens ni dans l’autre. (Face à RTL-Radio, Wagener avait estimé en décembre qu’avec Luc Frieden il y aurait « une plus grande convivialité ».)

La « C-Famill » a volé en éclats. La dernière tentative d’en recoller les morceaux remonte à 2012. Marc Spautz, Patrick Dury, Robert Urbé, Marc Glesener et Théo Péporté avaient alors fondé « Les journées sociales du Luxembourg », une Asbl censée « favoriser la rencontre et le débat » entre le CSV, le LCGB, la Caritas, le Wort et l’archevêché. « Cela s’est dissous par la suite », a constaté Leo Wagener sur RTL-Radio. L’hégémonie catholique a sombré, et l’Église cherche refuge dans les niches.

Dans leur « plaidoyer » publié en amont des dernières législatives, la hiérarchie ecclésiastique s’est repliée sur ses positions traditionnelles, à commencer par « la protection de la vie – du début jusqu’à la fin » : Il serait ainsi « inconcevable » que le droit à l’avortement soit inscrit dans la Constitution, lisait-on dans ce papier de six pages. Si la liste des revendications inclut un court chapitre sur le droit d’asile, elle met surtout en avant les intérêts de la propre boutique, exigeant des conditions plus lucratives pour construire du logement abordable, une révision du cours « Vie et société », ainsi que davantage d’aides publiques pour la conservation du patrimoine « cultuel et culturel ». La protection du climat et de la biodiversité est entièrement absente de ce document, alors qu’il y a cinq ans encore, Jean-Claude Hollerich avait manifesté au milieu des jeunes de Fridays for future.

Leo Wagener promet « un large débat d’orientation » sur l’avenir de l’Église luxembourgeoise. Il ne peut encore avancer de date précise, puisque le cardinal serait occupé à Rome par le synode, dit Wagener, « leider Gottes fir eis ». Pour les catholiques luxembourgeois, le cardinal reste une énigme. Son style de direction est décrit comme peu inclusif et solitaire. En bon jésuite, le cardinal laisserait parler (ce que la tradition ignatienne appelle « discerner »), et déciderait seul. Le cardinal se voit, lui, au-dessus des clivages : « Je suis avant tout le berger de tous », déclare-t-il dans un récent livre d’entretiens.

Jean-Claude Hollerich ne donne quasiment pas d’interviews à la presse luxembourgeoise. (Entre 2022 et 2024, le Land a adressé de multiples demandes d’interview, dont aucune n’a eu des suites.) Le cardinal préfère parler aux médias étrangers qui voient en lui un réformateur libéral, soulignant sa proximité avec le pape. Or, dans son fief, Jean-Claude Hollerich fait preuve d’un étrange faible pour les groupuscules traditionalistes et formalistes, qu’il a accueillis à bras ouverts, installant le séminaire Redemptoris Mater au Kirchberg, la fraternité Verbum Spei à Belval, les Servantes du Seigneur et de la Vierge de Matara au Cents. Sans oublier la reconnaissance des très droitiers Scouts d’Europe. Cette nouvelle faune inquiète les cathos luxembourgeois, plutôt consensuels. Or, par rapport aux « Kulturchristen » autochtones et leurs paroisses moribondes, ces courants minoritaires mais exaltés peuvent paraître dynamiques. L’Église fait pudiquement allusion à ces tensions. Dans sa contribution au synode, elle évoque des « lieux authentiques de vie chrétienne », tout en pointant « deux écueils majeurs » : « Celui du repli sur eux-mêmes, ou à l’inverse, celui de se laisser absorber par l’air du temps ».

Bernard Thomas
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