Les cathos capitalistes, alliés aux libéraux, reprennent l’œuvre sociale de Caritas. Des ONG s’en émeuvent

« Une cause nationale »

d'Lëtzebuerger Land vom 20.09.2024

L’asbl Hëllef um Terrain (HUT) est officiellement née mardi, constituée devant la notaire Cosita Delvaux. L’association prend le relais, au niveau national (voir encadré), de l’œuvre sociale menée par Caritas depuis les années 1930 : accueil des sans-abris et des réfugiés, épicerie sociale ou encore soutien psychologique. « L’objectif de cette nouvelle structure est d’œuvrer contre la précarité au quotidien », selon le communiqué qui annonçait sa naissance vendredi dernier. Au 1er octobre, sera proposé à 350 salariés de rejoindre la nouvelle entité, HUT. De nouvelles conventions seront signées avec l’État pour financer ces services. Chez Caritas, ne resteront que les dettes et les poursuites judiciaires. Après quasiment un siècle d’engagement, l’Église abandonne son assistance à la population démunie au Grand-Duché après la révélation du détournement de 61 millions d’euros dont elle a été victime et pour lequel elle a porté plainte le 16 juillet.

Dans les deux semaines qui ont suivi, le comité de crise croyait en la possibilité que l’Église s’implique, au moins financièrement. Il n’en a rien été. Silence du cardinal. L’archevêché, grand propriétaire foncier, n’apporte plus un centime. Le comité de crise, présidé par Christian Billon, a paré au plus pressé, avec l’aide de son ancien employeur PWC, invité sur instruction du Premier ministre, Luc Frieden, qui lui-même avait souligné que Caritas « n’est pas l’État ». Deux associés dudit cabinet d’audit l’accompagnent : Michael Weis pour la partie enquête sur la fraude, Tiphaine Gruny, spécialiste des asbl et fondations, pour porter HUT sur des fonts baptismaux.

Christian Billon, 73 ans, a roulé sa bosse sur la place financière avant de rejoindre l’administration des biens du Grand-Duc et de présider le Comité national de défense sociale (qui gère l’abrigado). L’expert-comptable a listé les noms de potentielles bonnes volontés pour maintenir les activités conduites par Caritas et financer le lancement d’une nouvelle entité bien distincte « pour retrouver la confiance des donateurs », comme on le lisait dans le communiqué annonçant la naissance de HUT. Les services sociaux doivent perdurer sans interruption. « Certains se sont dit, ‘c’est une cause nationale’ » et ont suivi, témoigne Tiphaine Gruny. Toute la tuyauterie derrière est changée. L’entreprise naît sous forme d’asbl. (Créer une fondation requiert trop de temps et il ne serait donc a priori pas possible de déduire les dons fiscalement, mais le conseil d’administration plancherait sur ce problème.) Selon l’ambition intimée, les membres fondateurs, « actifs et engagés dans la société civile » représentent « la diversité du paysage luxembourgeois ». Ce sont eux qui « apporteront le capital initial », selon une réponse du gouvernement CSV-DP à une question parlementaire ce mercredi.

Sollicités cette semaine, les fondateurs ont peu ou pas parlé. « Monsieur Lauer ne fera pas de commentaire supplémentaire concernant la création de HUT, en dehors des informations déjà partagées dans le récent communiqué de presse », écrivent les services du directeur général de Foyer. Paul Mousel parle d’une « amitié de longue date » avec Christian Billon et justifie son engagement par sa « position dans la société », en tant que fondateur d’Arendt & Medernach et président du CHL. Invité à clarifier la question des fonds apportés, Paul Mousel nous renvoie vers Christian Billon, « notre seul porte-parole ». Pit Hentgen redirige vers Claudia Monti, « la mieux placée pour répondre à vos questions ». La médiateure n’a pas répondu à notre sollicitation.

Interrogé sur la nécessité de payer les salariés, environ deux millions d’euros par mois, Christian Billon refuse d’évoquer les montants. L’expert-comptable concède simplement un besoin « de fonds de roulement par un apport de dons de certaines organisations ». Les personnes physiques apporteraient leur nom, leur pédigrée et leur carnet d’adresses, mais pas d’argent. « On est bien obligés de participer. On ne peut pas laisser les gens sur le trottoir comme ça », commente le brasseur Georges Lentz face au Land. Détail piquant : l’ancienne Caritas était aussi en charge du Werk der Trinkerrettung.

Les seules organisations citées parmi les fondateurs sont la fondation La Luxembourgeoise et la fondation Félix Chomé, du nom d’un ancien président de l’Arbed (1952-1961) et de la Chambre de commerce (1953-1959). Elle sont présidées par les cousins de Lalux, Pit Hentgen et François Pauly. Selon ses derniers comptes publiés, la fondation La Luxembourgeoise a neuf millions d’euros de capitaux propres, quatre millions en banque, cinq millions d’immobilier. Elle a initialement pour objet « d’encourager, soutenir, promouvoir et développer la vie académique et universitaire au Grand-Duché de Luxembourg et à l’étranger ». La Fondation n’a pas employé de personnel au cours des exercices 2023 et 2022. Le dernier événement en date au registre du commerce est la démission le 12 septembre de son administrateur, Marc Crochet. Le directeur général de Caritas avait été nommé cinq mois plus tôt.

La fondation Félix Chomé, soutenant le logement encadré pour personnes âgées à revenu modeste et finançant des bourses pour des étudiants sans le sou, est bien dotée. Son rapport annuel recense des portefeuilles titres dans les banques que son président, François Pauly, a dirigées. Edmond de Rothschild, 9,4 millions d’euros ou BIL 22,6 millions d’euros. Le portefeuille titre Sal Oppenheim est revenu à zéro et celui de Deutsche Bank, qui a racheté l’établissement, rassemble un petit pécule de 31 000 euros. Sur les 61 millions d’euros d’actifs de la fondation, 52 millions sont placés en banque. Outre François Pauly, qui n’a pas donné suite à notre sollicitation, siègent au conseil d’administration Michel Simonis (directeur général de la Croix rouge luxembourgeoise) et Claudine Konsbrück (élue CSV et haut fonctionnaire au ministère de la Justice). Cette dernière siège aussi à la fondation La Luxembourgeoise... et chez HUT.

La famille Hentgen-Pauly a historiquement partagé des intérêts avec l’Église catholique. Entre 2004 et 2009, la Luxembourgeoise a été un temps coactionnaire du groupe Saint-Paul. Pit Hentgen a continué de siéger à son conseil d’administration jusqu’à ce que son beau-frère, Paul Peckels, n’accède à la direction en 2014. Puis Hentgen a présidé les sociétés patrimoniales de l’archevêché, Lafayette et Maria Rheinsheim… dont les comptes ont été signés par François Mousel, aujourd’hui patron de PWC (conjoint de Tiphaine Gruny et fils de Paul Mousel).

Pit Hentgen et François Pauly ont aussi siégé au conseil pour les affaires économiques de l’Église au Luxembourg. Tout comme Jean-Louis Schiltz, dont l’épouse, experte en droit des enfants, Françoise Gillen, figure parmi les fondateurs de HUT. Interrogé sur la retrait de l’archevêché, le neveu de l’ancien Vicaire (président de Saint-Paul et de Caritas), Mathias Schiltz se dit « pas informé » et compartimente : « Comme je disais pour mon oncle : mon oncle, c’est mon oncle. Ma femme, c’est ma femme. » François Pauly a également présidé la maison d’édition de Gasperich, succédant en 2019 à un certain Luc Frieden (CSV), un ami de la famille. Le banquier présidait le groupe Saint-Paul quand il a été vendu en 2020 à l’entreprise belge Mediahuis. Une cession synonyme de perte d’influence. En 2018, Pit Hentgen figurait à la sixième place du Top 100 de Paperjam. Dans un article titré, « la force de la discrétion », le réservé magnat de l’assurance expliquait que l’influence n’était pas naturelle, mais s’exerçait dans l’intention d’atteindre un but : « Avoir de l’influence, c’est pouvoir accéder aux personnes qui ont de l’expertise, qui prennent part aux processus décisionnels et qui ont besoin d’informations suffisantes afin d’atteindre leurs objectifs ».

Dans son ouvrage célébrant le centenaire du groupe La Luxembourgeoise en 2020, l’historien Paul Zahlen relate que les fondateurs du groupe se sentaient idéologiquement proches de l’abbé Frédéric Mack, personnage clés de la pensée sociale catholique. Aloyse Hentgen et Albert Wagner, par ailleurs hauts profils du parti de la droite (futur CSV), prônaient « la séparation des compétences politiques et économiques comme voie d’un ordre économique et social idéal »

Face au Land, Christian Billon se moque un peu de ces ressorts historiques. « Nous avons eu la chance d’associer des gens qui sont traditionnellement plus proches de chrétiens sociaux, mais nous travaillons également avec des gens qui ne sont pas du tout de ce côté-là », plaide Billon. Figurent aussi parmi les fondateurs Claudia Monti, médiatrice et ancienne candidate DP. Le conseil d’administration serait aussi le fruit d’une recherche de diversité, « des gens qui veulent soutenir la société soit via un apport financier, soit un rapport en temps, de manière à aider la population fragile du Luxembourg ». Dans son édition de juillet-août, Paperjam présente dans sa rubrique Mon Style la garde-robe de l’avocate Marisa Roberto, administratrice de HUT : « Boucles d’oreilles en or faites sur commande, montre Rolex et bracelet Hermès » pour accompagner la tenue business. La robe de gala a été achetée chez Queen Couture à Dubaï.

Le conseil d’administration de HUT s’est réuni pour la première fois mardi soir. Les administrateurs se sont entendu sur un logo, mais aussi sur la nécessité de trouver fissa des dirigeants pour l’association. Une annonce pour un poste de directeur général et un CFO a été publiée sur Linkedin. Une parution dans le Wort et Tageblatt est prévue ce weekend. De nouveaux membres fondateurs pourront être acceptés plus tard par leurs pairs, réunis en assemblée générale. Mais le profil de ceux en place inquiète. La juxtaposition des intérêts politiques et économiques fait craindre la disparition de l’activité plaidoyer de Caritas. La parole de Caritas, au nom des démunis, avait un poids réel. Dans Basiswissen Wohlfahrtsverbände, les chercheurs Gabriele Moos et Wolfgang Klug soulignent l’importance de l’advocacy pour les associations caritatives : « Die Idee, Wohlfahrtsverbände als Akteure zu etablieren, bedarf eines sie legitimierenden ‚Sinns‘. […] Anwaltschaft gilt als das wesentliche Unterscheidungsmerkmal von Wohlfahrtsverbänden zu anderen Typen marktwirtschaftlicher oder staatsorientierter Versorger. » Face au Wort, la future administratrice de la structure, Claudia Monti, compare HUT à un « bébé » auquel il faudrait « donner sa chance » : « Ich glaube nicht, dass wir jetzt automatisch zum Handlanger des Staates werden ».

Mercredi, alors que le Wort éditorialise, « Der CSV-Staat ist zurück », l’Asti (ONG luttant pour l’égalité des droits), voit dans HUT un danger de « dérive démocratique »: « Qu’on soit d’accord ou non avec l’orientation confessionnelle de Caritas, force est de reconnaître que celle-ci fut à maintes reprises la voix de l’empathie, de la compréhension et de la critique de la violence administrative. » L’Asti s’inquiète ainsi que le pouvoir exécutif ne prenne la relève de l’Église, « en mettant en place des organes de surveillance, issus non de la société civile mais d’acteurs, pour la plupart économiques et proches du périmètre gouvernemental ».

L’international abandonné 

Dans un communiqué publié vendredi dernier, la fondation Caritas a annoncé ce que tout le monde craignait : que son soutien à l’international soit réduit à néant, l’argent nécessaire ayant été détourné. Trente emplois sont menacés au Luxembourg à la fin octobre. 70 au Soudan du Sud et au Laos. Mais ce sont les bénéficiaires qui « seront le plus durement touchés par cette situation », constate la fondation elle-même. « Plus de soixante projets seront arrêtés, laissant des milliers de personnes dans la précarité et des milliers sans espoir, espoir qu’ils avaient retrouvé grâce aux activités de la coopération internationale ». La fondation prodigue de l’aide humanitaire en Afrique de l’Ouest, en Ukraine, en Moldavie, au Kosovo, en Turquie, au Bangladesh et au Moyen-Orient. Selon les informations du Land, le comité de crise prévoyait initialement deux structures, l’une nationale, l’autre internationale. Mais les fonds nécessaires pour poursuivre à l’étranger n’ont pas été trouvés.

Pierre Sorlut
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