Droits humains, crise climatique et place financière

Où se trouve le « juste milieu », Monsieur Bettel?

d'Lëtzebuerger Land du 20.01.2023

Dans son interview du Nouvel an, le Premier ministre Xavier Bettel a souligné qu’il faut trouver le juste milieu concernant le respect des droits humains par la place financière lorsqu’il s’agit d’éviter le financement d’activités économiques en lien avec des violations des droits humains au niveau international. Ce juste milieu se situerait, d’après lui, entre ce que les ONG demandent et les doléances des représentants de l’industrie des fonds d’investissement, ces-derniers prétendant qu’on irait trop loin si on incluait leur secteur dans une législation pour assurer le respect des droits humains.

Premier constat : Compte tenu la position du gouvernement luxembourgeois, le juste milieu ne serait donc rien d’autre que de reprendre à cent pour cent la position du lobby des fonds d’investissement qui a demandé une exclusion absolue des fonds de la directive européenne sur le devoir de vigilance en matière de droits humains, environnement et climat (CSDDD), qui est actuellement en discussion à Bruxelles.

Deuxième constat : Monsieur Bettel utilise exactement le même discours que des représentants de l’industrie financière. Il parle de la « vache à lait qu’on ne devrait pas trop traire, sinon elle ne sortirait plus rien ». Pour rester dans cet imaginaire et ce symbolisme : il ne s’agit pas de surcharger ou de faire partir cette « vache à lait » mais veiller à ne pas nuire à son environnement (et à celui de ceux qui en dépendent). Mais lorsqu’il s’agit de garantir le respect des droits humains et la protection de l’environnement, ainsi que de lutter contre le réchauffement climatique au niveau du financement d’activités économiques, il ne doit pas y avoir de vaches sacrées. 

Troisième constat : le Premier ministre n’hésite pas à utiliser l’argument choc de la menace d’une délocalisation des fonds d’investissement vers « Dublin », concurrent de la place financière du Luxembourg. Dans ce contexte, il faut rappeler à Monsieur Bettel que l’Irlande est comme le Luxembourg membre de l’Union européenne et que les mêmes règles s’appliqueront à « Dublin » dans le cadre d’une directive européenne.

Quatrième constat : Les personnes affectées par les activités financières, notamment dans les pays du Sud Global, sont à nouveau les grands oubliés du « juste milieu » de Monsieur Bettel. Si on analyse les propos du Premier ministre et la position du gouvernement dans cette perspective globale, le déséquilibre dans les rapports de force est flagrant. 

Comment peut-on encore trouver acceptable de financer des activités minières en Amérique latine qui détruisent l’environnement naturel et la santé de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes ? Se trouve-t-on « dans le juste milieu » si des activités d’espionnage et de surveillance de minorités en Asie menant à leur persécution sont financées par des fonds d’investissement luxembourgeois ? Est-ce que le financement d’activités économiques par les cent plus grands fonds d’investissement au Luxembourg, qui contribuent en moyenne à un réchauffement de quatre degrés Celsius de la planète, est considéré comme le « juste milieu » ?

Oui, les activités financières peuvent avoir des incidences positives. Mais comme le note le groupe de travail des experts des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains, qui a visité le Luxembourg en décembre 2022 : « De telles activités peuvent et ont pu avoir des répercussions négatives sur les droits humains ». En outre, les experts des Nations Unies voient dans la proposition de directive une occasion pour le Luxembourg de se positionner en tant que leader, en particulier en matière de finance durable, qui inclut les droits humains, les questions environnementales et le changement climatique.

Et si Monsieur Bettel en suivant des arguments court-termistes de certains lobbys financiers était en train de rater tout simplement l’opportunité de positionner le Luxembourg comme « first mover » en matière de finance durable. Et s’il ratait une chance d’être à la hauteur de la responsabilité d’un membre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies ? Selon l’OCDE, un des avantages d’une telle législation est d’attirer également des talents pour travailler dans ce domaine, des talents dont le Luxembourg a tellement besoin pour développer une économie durable.

En militant pour une exclusion des fonds d’investissement du champ d’application de la directive européenne, le gouvernement a pris une position en contradiction avec un certain nombre de faits. Le « Plan d’action national 2020 à 2022 » du Luxembourg identifie ainsi le secteur financier comme un secteur à risque en matière de droits humains. 86 pour cent de la population résidente estime que le cadre réglementaire devrait responsabiliser le secteur financier (selon une enquête réalisée par TNS-Ilres pour l’Initiative pour un devoir de vigilance en 2021). 87 pour cent des experts financiers de l’industrie disent que « le respect des droits humains ne doit pas être laissé aux seules initiatives volontaires et que les gouvernements doivent fixer des normes juridiques claires », selon une étude de l’association Finance and Human Rights réalisée en 2022 en collaboration avec l’Université de Genève pour le compte de Luxembourg for Finance. Comme pour d’autres secteurs à haut risque, l’OECD a développé un guide spécifique en matière de diligence raisonnable pour le secteur financier indiquant ainsi que la diligence raisonnable au niveau de la chaîne de valeur est tout à fait réalisable pour les acteurs de ce secteur. Le groupe de travail des experts des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains encourage le Luxembourg à soutenir l’inclusion du secteur financier dans la directive européenne. Définitivement, le « juste milieu » de Xavier Bettel devra être réajusté.

Antoniya Argirova et Jean-Louis Zeien sont co-coordinateurs de l’Initiative pour un devoir de vigilance

Antoniya Argirova, Jean-Louis Zeien
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